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Mise sur écoute

En cours d’histoire au collège, l’enseignant enregistre les élèves dans leur pratique de recherche et utilise le contenu de ces écoutes pour réguler les interactions.

Depuis plusieurs années, la salle 204 prend les allures d’un atelier de recherche en histoire et géographie : à chaque séance, son problème. Le cours donne le cadre à une enquête, menée par les élèves à partir d’un corpus de documents, du manuel et des échanges par petits groupes. La restitution peut être un compte rendu, une émission de radio, une carte mentale, voire une affiche. Mais l’écart entre ces écrits de fin de séances et les discussions attrapées au fil de mes déambulations dans la classe est parfois important. Comment comprendre cette déperdition d’informations entre la réflexion collective et le passage au propre, quand l’élève est seul face à sa feuille ?

Une écoute attentive et moins dispersée des interactions est donc nécessaire. Amateur de radio, j’ai décidé depuis quelques années de mettre sur écoute, chaque trimestre, un groupe consentant.

L’expérience dont je rends ici compte recueille, à l’aide d’un enregistreur numérique, 153 échanges qui ont lieu entre Nathan et Yvon, deux élèves qui donnent l’apparence de comprendre mais dont les écrits ne répondent pas complètement aux attentes : manque de références aux documents ou absence d’utilisation du concept à travailler. Loin des urgences de la classe et après le téléchargement des pistes qui ont conservé les voix, cette seconde écoute est différée. Elle donne à entendre une partie inaudible, car confidentielle habituellement, quand l’enseignant n’est plus là.

La série d’échanges enregistrés est rythmée par deux mouvements, qui peuvent servir de trame pour cet article. D’abord, l’écoute renseigne la manière dont les élèves s’emparent du cadre de l’enquête, ce qu’ils comprennent de la consigne, comment ils se mettent au travail. Ensuite, elle laisse entendre leur capacité à endosser le rôle d’enquêteur en histoire, comment ils interagissent avec les documents, mais aussi entre eux.

échos des consignes

En ce début d’automne, le questionnement porte sur la guerre d’anéantissement menée par l’armée allemande sur le front de l’Est, à travers l’étude de l’extermination de 33 000 Juifs à Kiev en 1941. Les élèves sont chargés de produire un compte rendu de l’événement en décrivant les faits et en les expliquant. L’objectif de la mise en place d’une telle pratique est de ne plus considérer les documents comme des fenêtres ouvertes sur le passé, desquelles on extrait mécaniquement la nature, l’auteur et la date, mais comme des indices qui permettent de questionner des concepts1.

L’heure débute par un cours dialogué qui établit quelques éléments sur lesquels s’accordent les historiens, dont le concept d’anéantissement et les modalités du processus d’extermination des Juifs d’Europe. Ensuite, deux temps de travail en binôme permettent aux élèves d’échanger ensemble pour élaborer le brouillon et répondre au problème du jour : « Pourquoi la Seconde Guerre mondiale est-elle une guerre d’anéantissement ? »

Le début de l’écoute de l’enregistrement est marqué par une lente mise au travail. Passée une indispensable phase de domestication de l’enregistreur numérique, le groupe me sollicite une première fois pour rappeler la consigne, pourtant expliquée à toute la classe quelques minutes avant. Puis, le binôme s’attèle, de manière autonome, au travail élémentaire en classe de 3e de relevé d’informations dans les documents.

Nathan : Qui ?

Yvon : Par les Ukrainiens.

Nathan : Non, c’est un groupe d’Allemands nazis.

Yvon: Qui se font tuer ?

Nathan : Bah, les Juifs.

Yvon : Tués par ?

Nathan : Je cherche par qui.

Yvon : Tués par des tueurs.

Nathan : Mais il y a un groupe, un mot.

Yvon : C’est écrit… Camp de concentration ? Goulag ? URSS ?

Nathan : Par les Einsatzgruppen.

Ici, les interactions orales permettent aux élèves de stabiliser leurs connaissances par la lecture du manuel pour comprendre les documents du corpus, faits de témoignages.

Mais d’emblée, une chose étonne par rapport à mon souvenir de la séance. Les échanges dans le groupe semblent déséquilibrés. Au contraire d’Yvon, Nathan se place plus volontiers dans une position de chercheur, il est plus régulièrement moteur dans la mise au travail et fournit davantage d’informations. Par ailleurs, on observe clairement que la maitrise des concepts est plus fragile pour Yvon, ce qui n’apparait pas clairement dans leurs textes finaux. En effet, celui d’Yvon est sensiblement identique à celui de Nathan, bien qu’avec plus de ratures, soit une copie à côté de son modèle.

Après une dizaine de minutes, un temps de mise en commun avec toute la classe est engagé pour s’accorder sur les idées principales. La deuxième phase, en groupe, peut commencer pour émettre des hypothèses sur les modalités du processus d’extermination.

Chercher une cohérence

Au cours d’une enquête en histoire, les voix sont multiples. Il y a celles des élèves et de l’enseignant, évidemment, mais aussi celles des archives présentes dans le corpus ou le manuel. À partir d’un tel matériau, il convient de trier les informations, les hiérarchiser et chercher une cohérence qui amène à qualifier cette extermination comme une caractéristique d’une guerre d’anéantissement.

L’écoute de cette partie me fait prendre conscience d’une perte d’autonomie de la part des élèves. Mes prises de paroles sont plus fréquentes, elles sont initiatrices de leur réflexion, qui s’éteint quasiment à mon départ.

Enseignant : Est-ce que vous avez trouvé à quoi sert le Dr Blume ?

Nathan : Moi, je pense que, par exemple… Quand ils tuaient les Juifs. Vu qu’il dit que c’est… Je sais plus qui ordonnait de tuer les Juifs mais quand ils mouraient, apparemment ils étaient malades. Le médecin, il examinait les corps.

Enseignant : Un médecin va examiner 33 000 corps ?

Nathan : Pas 33 000 corps, mais certains corps.

Le groupe ne parvient pas à trouver une solution, c’est à moi de la leur apporter. L’échange ressemble davantage à une devinette, avec ma série de questions, qu’à une démarche de recherche.

Enseignant : Et comment vous expliquez la différence entre ces deux textes ? On a vu qu’il y en a un où ça se faisait de manière mécanique et dans l’autre, c’est le désordre.

Nathan : Vous m’avez perdu.

Là encore, il semble trop difficile pour les élèves de proposer une cohérence à partir des documents. Par ailleurs, le terme d’anéantissement, pourtant défini dans le cahier, n’est pas mobilisé. Mes relances auraient dû articuler davantage ce concept avec les documents plutôt que de s’attarder trop longuement sur les contradictions entre certains témoignages. Ces obstacles à la compréhension peuvent justifier cet effet Larsen, peu agréable, qui me fait davantage entendre ma voix dans cette phase de travail qu’au début de la séance.

Mettre à distance

L’écoute de l’enregistrement diffère de l’écoute en classe, parce qu’elle fait entendre en continu les voix des élèves et qu’elle est renvoyée dans un temps plus apaisé de l’après cours. Avec elle, plusieurs enseignements sont à noter. Sur la qualité des échanges, on repère plus clairement le degré d’autonomie du groupe par sa capacité à échanger sans l’enseignant, et l’équilibre dans les prises de parole. Concernant la nature des obstacles, ce type d’écoute fait entendre le rapport des élèves au temps, qui peut manquer parfois, ou à un corpus trop dense qui peut les faire perdre aussi. Enfin, l’enregistrement renseigne aussi sur la nature de la parole enseignante, celle qui aide à comprendre une consigne, celle qui se perd dans le détail, celle qui en dit trop ou pas assez.

Au fond, cette mise sur écoute est bien plutôt une mise à distance. C’est davantage dans le champ des sciences sociales qu’il convient d’ancrer cette pratique d’enregistrement plutôt que de la ranger dans celle de l’espionnage. Comme pour les élèves, la salle de classe devient alors un terrain de recherche pour l’enseignant, où l’on ne cesse d’apprendre… à écouter.

Jean-Baptiste Prévot
Enseignant en histoire et géographie, collège Gisèle-Halimi (REP+) à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis)

Références

Élisabeth Bautier et Roland Goigoux, « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », Revue française de pédagogie n°148, 2004.
Dominique Bucheton, Les Gestes professionnels dans la classe. Éthique et pratiques pour les temps qui viennent, ESF, 2019.
Sylvain Doussot, Didactique de l’histoire. Outils et pratiques de l’enquête historienne en classe, PUR, 2011.


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Notes
  1. Didier Cariou, Le Document et l’indice. Apprendre l’histoire de l’école au lycée, PUR, 2022.