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Manipulera, manipulera pas ?

 « Un livre étonnant qu’il faut d’urgence inscrire au programme des écoles. » Mais que voulait dire le journaliste des Annales des Mines à la sortie du bestseller Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois (paru en 1987) ?

Le projet des auteurs est de démontrer, d’une part, comment dans notre quotidien nous sommes manipulés par la publicité, tout en partageant, d’autre part, les meilleures techniques pour que, nous aussi, nous sachions obtenir d’autrui ce que nous voulons. En cela, ce livre est une sorte de manuel d’autodéfense intellectuelle.

Quoi de plus logique que d’imaginer que certains passages de l’ouvrage puissent nourrir des séquences d’éducation aux médias et à l’information consacrées à la formation de l’esprit critique ? Mais quid des travaux pratiques qui « permettent à qui veut influencer autrui de mettre un maximum de chances de son côté » ? Et si l’on s’enthousiasme à l’idée de proposer aux élèves des expériences d’honnête manipulation, que penser de l’oxymore et de l’éthique de la démarche ?

Dans la foulée des neurosciences, les sciences comportementales sont venues compléter nos références théoriques. Parmi les objets les plus populaires, les biais cognitifs et leur compréhension qui nous permet désormais de penser efficacement contre nous-mêmes. Moins connus et pourtant tout aussi fascinants sont les nudges.

Ni oui, ni nudge

« Coup de coude » ou « coup de pouce » en français, le nudge, c’est ce petit truc qui pousse un individu ou un groupe à changer de comportement sans contrainte, sans obligation, ni menace de sanction. Pensez à la mouche au fond de l’urinoir qui aide ces messieurs à maintenir le lieu aussi propre qu’ils souhaitent le trouver.

Le nudge repose sur ce constat que nos comportements ne sont pas toujours vertueux et que nous n’agissons pas toujours dans notre propre intérêt. Nous sommes des êtres irrationnels, mais notre irrationalité est prévisible. Et puisque nous agissons spontanément de manière économique, le nudge va s’appuyer sur ce mode éco pour nous faire passer, malgré nous, de l’intention aux actes.

Pédagogue, toi qui lis cet article, il y a de fortes chances pour que tu utilises ces « coups de pouce pédagogiques », à en croire Étienne Bressoud : « Il y a plein de profs qui utilisent des nudges sans le savoir1. » Aménagement de la classe, récompenses, classe inversée, bâton de parole, la liste est aussi longue qu’hétéroclite. Au point qu’on finit par se questionner sur ce qu’est un nudge en pédagogie.

C’est d’ailleurs ce qui a animé nos échanges lors d’une récente émission2 avec, au cœur du débat, la question de la transparence du nudge et de ses mécanismes. Expliquer le nudge le placerait hors du périmètre de la manipulation, mais certains nudges ne fonctionnent que s’ils ne sont pas révélés, et pour cause : ceux qui touchent aux émotions sont plus efficaces que ceux qui font appel à la réflexion.

La question reste donc entière : à l’heure où la bataille de l’attention et de l’engagement cognitif fait rage dans nos salles de classe, devons-nous nous résoudre à jouer les apprentis mentalistes avec nos apprenants, au risque de laisser une partie de leur esprit critique au bord du chemin ?

Régis Forgione, Fabien Hobart et Jean-Philippe Maitre

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Notes
  1. Nudge et autres coups de pouce pour mieux apprendre, Pearson, 2020.
  2. À écouter ici : https://miniurl.be/r-5fcj.