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L’Ecole discrimine-t-elle ? Le cas des descendants de l’immigration nord-africaine

Choukri Ben Ayed, préface d’Agnès Van Zanten, Éditions du Croquant, 2023

Bien malin qui pourrait répondre par oui ou par non à la question posée dans le titre, car elle est compliquée. Fabrice Dhume l’a décortiquée il y a une dizaine d’années dans un texte dense et précis» qui mérite d’être relu Ce texte a été écrit pour accompagner l’action du Réseau national de lutte contre les discriminations à l’école, monté à l’époque au sein du Centre Alain Savary (IFÉ, Lyon), et supprimé depuis, l’ouvrage L’Ecole discrimine-t-elle ? témoigne de son actualité.

L’ambition du livre est de revisiter la question de la discrimination à l’école, en la précisant à l’aide du cas des élèves descendants d’immigrés maghrébins. De fait la question est discutée, depuis qu’elle est posée, c’est-à-dire en France depuis les années 1990. Le rapport du Haut Conseil à l’Intégration qui ouvrit le débat public sur l’existence des discriminations raciales, en 1998, comprenait un chapitre sur l’école . Le concept de « discrimination » implique de l’inégalité, il renvoie implicitement à un idéal d’égalité qui n’est pas satisfait. De plus il implique une attitude ou un système d’action, qui est source de cette inégalité (ou d’un surcroit d’inégalité), intentionnellement ou non. Le livre, quant à lui, propose une définition qui se veut plus spécifiquement scolaire : « sont des discriminations scolaires les préjudices illégitimes portant atteinte au droit à l’éducation et reposant sur des critères extrinsèques au mérite scolaire » (p. 201). La définition fait référence au droit car, rappelle l’auteur, l’égalité à quoi renvoie la discrimination est un principe juridique et politique, et non un concept sociologique, même si la sociologie peut éclairer les conditions et les effets de la discrimination.

Avec ce projet d’ensemble, le livre procède selon un exposé pas à pas en 12 chapitres, chacun scandé par de nombreux intertitres qui autorisent des excursions dans diverses directions. En effet, il est foisonnant plus que directement démonstratif. Le chapitre « Propositions pour une conceptualisation des discriminations scolaires », dont est extraite la définition ci-dessus, n’arrive qu’en fin de deuxième partie, avant la dernière partie qui est plus concrète car elle repose sur une enquête de terrain. Les chapitres 11 et 12, consacrés respectivement à l’enquête sur les élèves issus des migrations en provenance du Maghreb, et sur les personnels, seront sans doute les plus appréciés des lecteurs des Cahiers.

Les 36 élèves de l’enquête ont été trouvés dans un club de boxe et un CLAS d’un quartier populaire. Ils sont réunis par groupes pour répondre à l’enquêteur. Alors que certains sont bons élèves, et/ou scolarisés dans le privé au centre-ville, l’enquête met en évidence leur tendance générale à se définir « exclusivement comme musulmans, arabes, et marginalement comme français ». « Cela semble correspondre à l’appropriation d’un stigmate qui leur est collectivement attribué, qu’ils retournent en qualifiant les autres de ‘chrétiens’ » (p. 337). De plus, ils ont un sentiment de rabaissement, de sorte que « la ségrégation leur parait plus rassurante que la rencontre avec l’altérité » (p. 348). La discrimination de fait pas partie de leur vocabulaire spontané, observe l’auteur, ils parlent plutôt de racisme. Mais certains ont vécu des expériences scolaires qu’ils ont interprétées comme des dénis de leur potentiel, et au sein desquelles ils ont développé une pugnacité peu commune. Ainsi Oualid, orienté en SEGPA malgré lui, réussissant à passer au LP jusqu’à la 1ère, puis à passer en seconde GT, ce qui était son vœu depuis le départ. Il illustre un trait de ce qu’on pourrait nommer, en suivant Lapeyronnie, « l’économie morale de la discrimination », à savoir un sentiment d’individualité empêchée par une institution hostile. Un sentiment assez commun dans cette catégorie de la population, nous apprennent les enquêtes statistiques.

Les personnels de l’enquête sont au nombre de 4 : deux professeures d’histoire-géographie-EMC dans un lycée de banlieue, un CPE de ce même lycée, et une ancienne directrice d’école qui a accompagné une mobilisation de mères d’élèves contre la réaffectation de leurs enfants dans un collège ghettoïsé. Ces quatre personnes sont des professionnels engagés. La directrice d’école se réclame du slogan du CRAP : « Changer l’école pour changer la société, changer la société pour changer l’école », slogan qu’elle attribue au SGEN. Il et elles ont tendance à pratiquer une « ethnicisation bienveillante » de leurs élèves, il et elles ne font pas comme si leurs élèves n’avaient pas de particularités identitaires, elles rejettent un universalisme colorblind, et aident leurs élèves à reconnaitre leur complexité en excluant aussi bien un jugement assimilationniste qu’une assignation à l’altérité. Choukri Ben Ayed prend acte de cette orientation tout en s’en défiant : « Cette pédagogie serait-elle envisageable dans les établissements élitistes non ségrégués ? […] Ne risque-t-elle pas malgré la bonne volonté des enseignants de se transformer en pédagogie culturaliste en raison précisément de l’absence de mixité sociale relevée par les enseignants » ? (p. 392).

L’avertissement n’est pas inutile, divers dossiers des Cahiers pédagogiques y répondent. Cependant le sociologue, qui sort ici de sa discipline, a-t-il été au bout de son sujet qui est la discrimination par l’école ? Sans revenir sur l’étroitesse de la population enquêtée pour le livre, il faut faire quelques remarques sur le fond.

L’analyse conceptuelle de la discrimination est comme gênée dans le livre. L’auteur attribue la paternité du questionnement à Abdelmalek Sayad, dont les travaux sont en réalité antérieurs. Mais, se détournant en cela de Sayad, il oublie de discuter le soubassement colonial de la catégorisation des élèves dont il veut parler. Il laisse le racisme au sentiment des élèves, en négligeant de caractériser la pertinence sociologique de ce sentiment. Il n’aime pas non plus utiliser l’adjectif « ethnique » ou « racial ». Mais il utilise au détour d’une phrase « ethnicisation » sans avoir construit le concept, ni cité et discuté ses auteurs. D’une façon générale, le cadrage théorique du livre apparaît frêle, bien que parfois redondant.

L’auteur a cherché appui du côté du droit et de la politique. Mais il laisse des erreurs sur l’interprétation du droit. Est-ce que les enseignements séparés sous la 3ème République ou encore les ELCO (supprimés en 2016) « seraient aujourd’hui condamnés par les juridictions internationales comme des discriminations scolaires d’Etat », comme il est écrit p. 154 (et repris dans la conclusion p. 400) ? Certainement pas. Les ELCO n’avaient rien de discriminatoire juridiquement, ni les lycées de la 3ème République. Il y a aussi des erreurs factuelles sur le droit : le mot « race » est toujours dans la constitution, malgré le vote des parlementaires le 12 juillet 2018 (p. 130). Et la discrimination est bien un délit, malgré ce qu’affirme le substitut du procureur interrogé par l’auteur (p. 133). Et peut-on finalement évacuer sur la « discrimination territoriale » la problématique de la discrimination au sein de l’école ? Le livre avance l’idée dans la conclusion en justifiant : « Le terreau de la discrimination scolaire est celui de la ségrégation et de l’ethnicisation de l’espace scolaire » (p. 409). Ce sont des « logiques cumulatives ». Peut-être, mais il faudrait faire un sort à la politique dite de « discrimination positive » qu’est l’éducation prioritaire. Se retourne-t-elle entièrement en son contraire, la discrimination négative, dans les écoles des quartiers populaires ? Cela mérite au moins discussion.

Deux remarques encore. Parmi les types de discriminations scolaires distingués (p. 173), certains dépendent de la décision administrative. C’est le cas de la « gestion ethnique des publics scolaires et des ségrégations inter et intra-établissements ». Plusieurs passages du livre relatent des propos d’enquêtés à ce sujet. Par exemple, comme le notent les enseignantes interviewées, il y a des divisions scolaires qui se retrouvent remplies d’élèves « arabes » ou alors « blancs », alors que les critères mis en œuvre pour les affectations sont neutres. En droit de la non-discrimination cet effet a un nom, c’est la discrimination indirecte. Selon la loi du 27 mai 2008, la discrimination indirecte suppose « qu’une disposition, un critère ou une pratique en apparence neutre soit susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d’autres personnes, en raison d’un critère prohibé, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés ». La question de l’applicabilité de la qualification « discrimination indirecte » aux faits d’affectation des élèves dans des divisions ou dans des établissement reste à discuter.

Autre point, la question de la discrimination institutionnelle, elle aussi effleurée sans être traitée. Le livre évoque à plusieurs reprises le fait que les situations pédagogiques en milieu populaire mettent à l’épreuve les praticiens. Certains entrent dans une dynamique de développement professionnel, d’autres renoncent à leurs exigences et attribuent leurs difficultés à la nature des élèves. Cette logique d’abandon des exigences éthiques et pratiques caractérise la « discrimination institutionnelle ». En tant que style de fonctionnement des services publics en milieu racisé, elle a été décrite en Angleterre suite au meurtre de Stephen Lawrence, un jeune noir tué par des skinheads dont l’assassinat ne fut pas élucidé par la police. Sur l’insistance des parents, une commission d’enquête fut réunie, dont les conclusions furent présentées en 1999 dans le rapport The Stephen Lawrence Inquiry. Simple à lire et suggestif, ce rapport est largement transposable à ce que nous connaissons dans certains cas dans l’école française. C’est à quoi s’attaque la politique d’éducation prioritaire dans sa composante pédagogique voir en ligne le référentiel Refonder l’éducation prioritaire

En bref, l’ouvrage L’Ecole discrimine-t-elle ? réouvre opportunément un dossier en souffrance. Il n’est pas clos.

Françoise Lorcerie