Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Le prisme des langues

Qu’est-ce qu’une langue ? Que voit-on à travers elle ? Comment apprend-t-on une nouvelle langue ? Le Prisme des langues de Nicolas Tournadre tente de répondre à ces questions, de façon claire et précise. On passe ainsi d’observations générales de linguistes à de vastes discussions qui touchent la politique, l’idéologie et certains tabous linguistiques. Toutes les langues « permettent la manipulation » (page 130) et ont « une mémoire enfouie dans les mots et les expressions » (page 167). Si les langues n’induisent pas globalement une « vision du monde », leurs structurations phonologique, lexicale et grammaticale ont parfois une incidence sur certains types de perceptions ou d’expériences (page 201). On peut envisager « les langues non comme des « visions du monde » parfaitement structurées, cohérentes et homogènes, mais plutôt comme des prismes, des cribles ou des kaléidoscopes qui modifient subtilement certaines perceptions de l’expérience et ont éventuellement une incidence sur le type d’inférence que le locuteur effectue » (page 217).

Un chapitre interroge la prétendue égalité des langues. « Certains courants, comme la linguistique générative, ont voulu minimiser les différences entre les langues en montrant que celles-ci avaient une même grammaire fondamentale censée être universelle. A l’inverse, d’autres courants structuralistes au début du XXe siècle ont cru que la diversité était extrême et qu’il y avait autant de structures possibles que de langues » (page 301). Cependant, d’après la typologie linguistique, « les différences que l’on observe dans les domaines phonologique, grammatical ou lexical » peuvent être classés selon un certain nombre de types (page 301). La difficulté ou la facilité d’apprentissage d’une nouvelle langue dépend de « l’écart génétique ou typologique entre la langue maternelle de l’apprenant et la langue cible » (page 303).

Nicolas Tournadre termine son livre en mentionnant un paradoxe : « alors que les sciences du langage se sont considérablement développées durant ces dernières décennies, permettant de mieux comprendre le fonctionnement des langues et leurs variations, la diversité linguistique est gravement menacée et de nombreuses langues dont on ignore presque tout sont en train de disparaitre. » (page 303). Pourtant « la disparition de nombreuses familles linguistiques, notamment amérindiennes et australiennes, représente une perte irremplaçable pour le patrimoine linguistique et culturel de l’humanité » (page 302).

Le prisme des langues de Nicolas Tournadre est une admirable aventure dans le « fascinant univers des langues » qu’évoque Claude Hagège dans sa préface. Polyglotte, enseignant et chercheur, l’auteur partage et éveille la curiosité. Toutefois, certaines réflexions de cet ouvrage sont l’occasion de se demander pourquoi l’auteur, comme d’autres linguistes, affirme que : « les langues écrites ne sont […] jamais des langues maternelles » (page 21). Quelques cas particuliers, comme celui des enfants sourds et des enfants autistes, ne démontrent-ils pas le contraire ? Nous avons eu l’occasion d’en rencontrer. Caroline, devenue sourde totale deux semaines après sa naissance, aujourd’hui brillante lectrice et scripteuse, traductrice, linguiste et formatrice. Ses grands-parents l’incitaient très jeune à écrire, puisqu’ils ne la comprenaient pas quand elle essayait de leur parler, Caroline raconte : « je suis étonnée du lien qu’il y a entre ma lecture et ma surdité ». Grâce à l’écriture, la parole orale devient « palpable » pour une personne sourde (voir : « L’alphabet chez les enfants sourds et malentendants », Les Cahiers pédagogiques, dossier « Devenir lecteur », novembre 2014, n° 516). Du côté des autistes, plusieurs d’entre eux prétendent mieux lire et écrire que parler. En fait, Nicolas Tournadre nuance et élargit son point de vue : « les langues écrites ne sont jamais stricto sensu des langues maternelles, mais elles entretiennent en général un rapport plus ou moins étroit avec l’oral, rapport qui est absent pour les langues des signes » (page 62). Que voit-on à travers le prisme de la langue ? Qu’entend-t-on à travers le rythme de la langue ? Dans quelle langue, s’enracine-t-on ? A chacun, sa voix, ses mots, ses signes, avec le prisme de ce qu’il est. Mais, quelle est cette langue, quand on se parle ? Qui est celui qui parle, signe ou écrit ? Au fond, si l’on interroge profondément sa langue ou si l’on étudie plusieurs langues, ne trouve-t-on pas la même chose ? Mille lampes, une seule lumière.

Mélannie Hamm