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Laure de Saint-Raymond : « Les sciences, c’est d’abord une affaire de curiosité »

© Fanny Dufour – IHES

L’échec définitif d’un élève en mathématique est impossible. C’est l’avis de Laure de Saint-Raymond, professeure à l’Institut des hautes études scientifiques et membre de l’Académie des sciences. Rencontre avec une passionnée.
Qu’est-ce qui vous a donné le gout des sciences ?

Question toujours délicate, car on reconstruit les choses après coup, mais pour moi, il y a eu deux étapes. Je me suis orientée vers les sciences au départ car c’était la voie « normale », « naturelle », quand on était bon élève au lycée. Mon gout pour les maths est né plus tard, en classe préparatoire, grâce à la rencontre d’un enseignant extraordinaire, enthousiaste. Ses yeux brillaient devant une belle démonstration.
Je me souviens aussi de mon professeur de 4e qui insistait beaucoup sur les différents statuts d’énoncés et nous faisait travailler sur les preuves. Cette exigence et cette rigueur m’ont marquée, et pas seulement pour les maths.

On sait les difficultés des élèves français en mathématiques, et une certaine désaffection pour les sciences. Comment y remédier selon vous ? Le recentrement sur les « fondamentaux » est-elle la bonne clé ?

Se recentrer sur les « fondamentaux » consiste souvent à réduire le champ de ce qui est important, et vouloir à tout prix « faire boire un âne qui n’a pas soif ». Bien sûr, il y a des bases à maitriser, mais je ne suis pas sûre que ce soit la bonne voie.
La première condition pour que l’enseignement soit vraiment efficace, c’est qu’en face, il y ait une soif d’apprendre. Il y a des méthodes peut-être moins directes mais où l’élève devient acteur, en étant curieux. L’école anesthésie souvent cette curiosité. Les sciences, c’est d’abord une affaire de curiosité, d’envie de comprendre ce qu’il y a autour de soi.

Est-ce que la coupure entre sciences et arts n’est pas dommageable et regrettable ? Je sais que vous-même avez une pratique musicale.

L’art est un formidable moyen de faire le pont entre la démarche intellectuelle et l’approche sensible : il permet de faire émerger et d’exprimer ce qui nous habite intérieurement. Mais, même dans l’enseignement de l’art, on censure souvent ce qui vient de l’enfant. On a fait de l’école un système dans lequel l’élève doit rentrer, et pas dans lequel l’essentiel est de le faire grandir. C’est le vrai problème.
Dans le processus de recherche, il y a aussi des points communs entre sciences et art. Le mathématicien n’est pas seulement un être rationnel qui doit ranger son imagination au placard. C’est tout le contraire, on ne fait de la bonne science que si l’on est créatif. Par ailleurs, de mon point de vue, il y a aussi un aspect esthétique, mais c’est sans doute plus difficile à appréhender pour qui n’est pas familier avec les maths.

Selon vous, y a-t-il aujourd’hui davantage de place pour les filles dans les sciences (en dehors des sciences du vivant) ? Que faire pour aller beaucoup plus loin ?

Je ne sais pas si le bon équilibre serait la parité, mais le ratio des femmes dans les sciences est nettement insuffisant. Les filles ne se projettent pas assez dans ces métiers. Il y a un déficit de modèles. Un autre frein majeur pourrait être que les sciences, et surtout les maths, apparaissent comme liées à une sélection très compétitive, éloignant les filles qui sont moins dans cette compétition. C’est un biais important.
Mais cette question du genre fait partie d’un problème plus large : la diversité dans le domaine de la recherche est essentielle à la créativité, et cela ne vaut pas seulement pour le genre, mais aussi pour la diversité sociale, culturelle.

Vous avez participé à des rencontres de Maths en jean. Pourquoi et comment concilier des temps de vulgarisation et ce genre d’activités avec votre travail de recherche qu’on devine très prenant ? Et qu’est-ce que vous observez dans ces rencontres ?

Au départ, je le fais parce que la recherche est une œuvre collective et que l’aspect diffusion est essentiel, et pas seulement vers des étudiants qui ont choisi cette voie.
J’ai aussi la conviction qu’il faut rompre avec une transmission descendante des sciences, et je suis intéressée justement par des approches comme celle de Maths en jean ou La Main à la pâte, basées sur l’expérience, avec une place pour l’erreur. Cela correspond davantage à notre pratique du métier de chercheur. On rétablit ainsi une image plus juste du travail scientifique.
Une troisième motivation est que, par ces ateliers, on arrive à toucher des jeunes qui ont été convaincus que les sciences, ce n’était pas pour eux. Je suis souvent étonnée de voir des élèves qui ont 2 de moyenne en maths et qui ont malgré tout plein d’énergie pour chercher et trouvent des idées intéressantes. Ils réalisent qu’ils ne sont pas des « cas désespérés ». Pouvoir retourner l’image très dégradée que renvoie l’école à ces élèves est très important. Ces jeunes ne seront pas les mathématiciens de demain, mais ils retrouveront un peu de confiance en eux.

En fait, un des paradoxes dans la société est que les maths sont très sélectives mais qu’en même temps, on peut se déclarer, quand on est journaliste ou homme politique, « nul en maths » avec le sourire. Qu’en pensez-vous ?

Pour moi, cette phrase est choquante. Ceux qui disent cela, d’abord, ne savent pas vraiment ce que sont les maths, qu’ils réduisent à du calcul. Ensuite, parce qu’ils n’ont pas réussi du premier coup, ils disent qu’ils n’y arriveront jamais. Cette idée que les choses sont posées une fois par toutes est délétère, pas seulement en maths d’ailleurs. Il n’y a plus de dialogue possible. Si on apprenait à l’école qu’on peut se tromper, qu’il faut essayer et réessayer, on serait en meilleure situation, y compris pour vivre en société.
Quand on est dans cette posture fataliste, on manque de confiance, mais aussi de curiosité, d’envie de progresser. Il ne faut pas laisser dire « je suis nul en maths »…

Une dernière question : alors que se développe l’intelligence artificielle, que pensez-vous de la place qu’elle peut et doit avoir à l’école ?

On ne peut passer à côté, elle révolutionne notre société. Elle existe d’ailleurs depuis longtemps. L’ignorer serait figer l’école dans un monde qui n’existe plus. La question est : comment on y va ?
Déjà, le terme pose question. Qu’est-ce que l’intelligence ? Être intelligent, ce n’est pas seulement être capable d’apprendre. L’IA nous pousse à explorer d’autres formes d’intelligence, car pour ce qui est d’apprendre, la machine le fera toujours mieux et plus vite.
Je me méfie des effets d’annonce, c’est un long travail que de développer l’IA à l’école, en montrant aussi qu’il y a des formes d’intelligence que la machine ne sait pas reproduire (les relations humaines en particulier). Tout cela demande du travail et non des réformes hâtives, qui s’enchainent les unes les autres, sans aucun objectif à long terme et qui entrainent le scepticisme chez les enseignants.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk

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