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L’approche de l’ethnologue

Pour apprendre à observer en se mettant à distance, en formation initiale de professeur des écoles, les « méthodes » des ethnologues ouvrent des pistes.

Cet article est le fruit de mon expérience en tant qu’enseignante à l’Inspé. Durant l’année universitaire 2021-2022, j’ai proposé un cours d’initiation à la recherche en éducation pour les étudiants en première année de master MEEF (Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) professeur des écoles, portant sur la thématique : enquêter auprès d’enfants. L’apprentissage de l’observation des faits in situ peut amener bien des bénéfices aux futurs enseignants, car cette méthode – où l’on est immergé dans le milieu que l’on étudie – est plus proche de leur future pratique professionnelle.

Mon objectif durant les cours était de montrer aux futurs professeurs des écoles que l’apprentissage de la démarche ethnographique leur sera, certes, utile pour la récolte de données de leurs mémoires, mais également et surtout dans leur futur métier.

Se mettre à distance de soi

L’apprentissage de la méthode ethnographique consiste à faire adopter aux étudiants une posture réflexive. Observer parait au premier abord être un exercice simple, ne nécessitant pas ou peu de formation, mais la familiarité avec le quotidien nous empêche de voir la singularité des faits observés. Les étudiants ont souvent l’impression qu’ils ont peu de choses à dire, que les faits décrits sont relativement « banals ». Rien n’est banal, tout est un construit.

Tout comportement est l’aboutissement de notre socialisation primaire, secondaire1, de l’éducation que nous avons reçue au sein de notre famille, des pairs, à l’école. À partir de là doit s’opérer un travail réflexif, de distanciation face aux faits observés, mais aussi par rapport à son histoire personnelle qui a forcément un impact dans notre manière de voir et d’analyser le monde.

Le travail de restitution des données observées amène à adopter une nouvelle grille de lecture du monde scolaire. Prenons par exemple l’analyse spatiale d’une école. Il faut arriver à montrer à l’étudiant que tout a son importance dans la description qu’il fait d’un lieu, car rien n’est laissé au hasard au sein d’un établissement scolaire, que ce soit l’agencement de la salle de classe, celui des bâtiments que l’on occupe, la cour de récréation, la cantine, l’aménagement des toilettes, les descriptifs des portemanteaux, etc.

La disposition de ces lieux va avoir une grande influence sur les pratiques, les possibilités d’apprentissage, les formes de sociabilité que l’on va observer. D’où l’importance pour le jeune enseignant d’en prendre conscience pour affiner son regard et pour adapter sa posture, sa pratique professionnelle.

Il est essentiel de comprendre les interactions2 qui vont régir les relations des différents acteurs, celles des professionnels du champ de l’éducation, des enfants et des jeunes. Observer les interactions amène à porter son regard sur plusieurs phénomènes : l’existence de règles implicites et explicites – très importante pour comprendre les arrangements que les enfants peuvent avoir face à la norme scolaire et les différentes dynamiques existantes au sein des groupes de pairs -, les relations adultes / enfants, l’analyse des apprentissages.

Adultocentrisme

Il est important pour le formateur de lutter contre toutes formes d’« adultocentrisme3 », c’est-à-dire – dans le cas présent – de donner une plus grande légitimité au discours des adultes au détriment de celui des enfants. Il est aisé de constater que le choix des sujets porte souvent sur l’analyse de tel ou tel apprentissage sur les enfants. Il est d’autant plus étonnant de voir que les enfants sont rarement amenés à s’exprimer sur leurs visions des apprentissages. L’étudiant privilégiant la « parole de l’expert », autrement dit celle des enseignants.

Il est donc fondamental de faire comprendre aux futurs professeurs l’intérêt que l’on doit accorder à la parole des enfants, qu’ils ont un avis qui est tout aussi précieux que celui des adultes sur les apprentissages et que c’est avec eux et grâce à eux que nous pouvons faire évoluer notre pratique professionnelle. Il n’existe pas une échelle de légitimité mettant l’enfant en bas et l’adulte en haut. Au contraire, chaque avis a une valeur égale qui permet de mieux comprendre et analyser un phénomène dans sa globalité.

De la même manière que l’observation semble triviale au regard profane, poser des questions parait être une chose simple. Nous posons des questions tous les jours et nous le faisons de manière spontanée, sans avoir le sentiment que nous devons en apprendre davantage sur le sujet.  Malgré tout, le faire sans donner son avis, sans supposer, sans soumettre – même involontairement – une possibilité de réponse repose sur un apprentissage, et c’est là toute la difficulté de l’exercice.

De même, interroger sous-entend le dépassement d’obstacles dus à différents facteurs qu’ils soient liés à notre âge, notre genre, notre statut. Il est donc important de prendre en compte tous ces éléments dans l’analyse des faits observés. Le statut d’adulte peut être un « repoussoir », les enfants ne souhaitant pas se confier au maitre. L’enfant peut préférer parler à quelqu’un de son âge, à une fille ou un garçon, à quelqu’un qui semble avoir les mêmes origines, etc. Ce que nous sommes ou ce que nous paraissons être a forcément un impact sur nos possibilités d’interroger, d’agir mais aussi sur ce que nous observons, ce qui nous est donné à voir ou à entendre, et cela, il faut en être conscient pour ne pas travestir le sens des données récoltées.

FAUSSe NAÏVETÉ

D’une manière plus générale, le statut d’adulte qui interroge des enfants peut amener une autre difficulté. L’enfant assimile l’adulte à celui qui sait, à celui qui détient la connaissance d’autant plus lorsqu’il est son propre enseignant. Il faut donc démontrer à l’enfant qu’il a un savoir à nous transmettre. Ici, il faut inverser le mode traditionnel vertical de transmission des savoirs. Dans la relation d’enquête, c’est l’enfant qui tient les clés d’un savoir, qu’il doit, s’il le souhaite transmettre à l’adulte. Souvent l’enfant ne comprend pas la démarche de l’adulte qui enquête, car c’est un adulte, qui a été lui-même un enfant, donc il connait déjà la réponse à la question qu’il pose. Ce phénomène est exacerbé lorsque l’enseignant-enquêteur est d’apparence jeune.

Il faut trouver des techniques, pour entamer un dialogue sur l’objet étudié. L’étudiant-chercheur peut s’investir dans la composition d’un rôle d’« adulte naïf4 ». Il démontre qu’il a besoin de la parole, du savoir éclairé de l’enfant pour comprendre un phénomène donné. Cependant, jouer l’« adulte naïf » n’est pas une solution universelle, tous les enfants et surtout les adolescents ne se laissent pas prendre au piège de ce subterfuge. Dans ce cas, il est important d’expliquer davantage le cadre de la recherche, d’expliciter de manière claire et précise les questions que l’on se pose, nos objectifs et de privilégier un travail d’immersion et de longue durée.

Le dernier point que je souhaiterais soulever est l’incroyable chance offerte aux étudiants mais aussi aux enseignants de pouvoir faire de l’observation participante incognito. Cette méthodologie de recherche offre un point de vue inédit et d’une grande richesse. Le chercheur ethnologue ou sociologue, lorsqu’il vient faire son travail de terrain dans une salle de classe, souffre de ce statut d’adulte « à découvert » dont on ne comprend pas forcément l’objectif réel de son travail. La présence du chercheur a forcément une incidence sur les données récoltées. Il « perturbe » le déroulement des interactions entre élèves, la dynamique « habituelle » de la classe. L’enseignant, lui, ne connait pas ce problème et là réside la valeur ajoutée de son travail de collecte de données.

Loin d’être uniquement un outil de récolte de données, les approches d’observation et d’entretien ethnographiques vont permettre au futur enseignant d’être plus à l’écoute de ses élèves, d’être conscient des multiples dynamiques relatives aux nombreux acteurs auxquels les enfants sont confrontés. Parce que le métier d’enseignant ne peut pas se faire si les moyens nécessaires à la transmission des savoirs ne sont pas présents, il faut apprendre à connaitre ses élèves et ce n’est pas simple. En ce sens ces outils ethnographiques sont autant de moyens donnés aux futurs enseignants d’apprendre à comprendre l’autre pour, in fine, être capable de leur transmettre des connaissances.

Cécilia Germain
Docteure en sociologie et en anthropologie, formatrice, université Grenoble Alpes

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Notes
  1. Peter Ludwig Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité́, Armand Colin, 1997.
  2. Howard S.Becker, Outsiders, Études de sociologie de la déviance, Métailié, 1985.
  3. Julie Delalande, « Des recherches sur l’enfance au profit d’une anthropologie de l’école », Ethnologie française 4, 2007.
  4. Isabelle Danic, Julie Delalande, Patrick Rayou, Enquêter auprès d’enfants et de jeunes, Objets, méthodes et terrains de recherche en sciences sociales, PUR, coll. Didact éducation, 2006.