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Laïcité, discriminations, racisme. Les professionnels de l’éducation à l’épreuve

Françoise Lantheaume et Sébastien Urbanski, (dir.), Presses universitaires de Lyon, 2023

L’ouvrage traite de thèmes extrêmement investis dans le débat public – c’est là d’ailleurs une dimension importante de leur difficulté au sein de l’école – : école et religions, et discriminations, et racisme, et laïcité. Il le fait en effectuant, dit-il, « un pas de côté », « sans a priori », en décidant d’y aller voir. Les directeurs du livre ont donc monté une enquête sur le thème : quelles sont les pratiques des professionnels (enseignants surtout, mais aussi cadres et autres personnels) « dans des situations de diversité sociale et culturelle », sans focaliser sur les situations difficiles, et sans induire au départ que l’on va s’intéresser surtout au racisme, aux discriminations, au religieux et à la laïcité. Les résultats sont dépliés sur 10 chapitres (7 consacrés aux données relatives à l’enseignement public, et 3 aux établissements catholiques sous contrat). Deux autres chapitres traitent de la façon dont les questions se posent au Brésil d’une part, en Suisse d’autre part. Le guide de questionnement et la grille de codage sont donnés en annexe. Cela permet au lecteur de se faire une idée de la « cuisine » de la recherche : le matériau recueilli, le traitement dont il a fait l’objet avant de déboucher sur les analyses livrées dans les chapitres.

Le livre se signale d’emblée par ses qualités rares dans le domaine de l’édition sur les questions scolaires. Il faut d’abord mentionner l’ampleur de l’enquête : 101 établissements visités, par une équipe d’une quinzaine d’enquêteurs, financés par l’Institut français d’éducation, et encadrés par une douzaine de chercheurs mis à contribution pour écrire les chapitres du livre, le tout sur 5 ans, ponctués de rencontres et discussions collectives. Les établissements publics visités, au nombre de 66, ont été choisis pour leur représentativité selon les grandes dimensions de la variation des situations scolaires :  milieu urbain ou rural, milieu favorisé ou défavorisé, collèges ou lycées, LGT ou LP, dans 9 académies. Les établissements privés sous contrat, au nombre de 35, tous catholiques, ont aussi été choisis en veillant à leur diversité sociogéographique. Au sein de ces établissements, les professionnels rencontrés par les enquêteurs ont tous été des volontaires, ce qui ne va pas sans biais note l’ouvrage, mais leurs statuts, anciennetés, spécialités ont été variés autant que possible, tout en accordant une prime aux professeurs d’histoire-géographie-EMC, dont l’enseignement est concerné plus que les autres par les thèmes de l’enquête.

Le livre est aussi remarquable par la cohérence du questionnement. Ce n’est pas un ouvrage collectif qui tire à hue et à dia, comme bien d’autres. Le guide d’entretien a été construit, en amont de l’enquête, par référence à un courant de la sociologie pragmatique qui se focalise sur la capacité des acteurs à expliciter et justifier leurs logiques d’action. Et l’analyse, en aval, cherche à connecter ce qu’ont dit les acteurs en entretien aux grandes catégories de « logiques » identifiées par ce courant de la sociologie ou s’en inspirant. Ces logiques sont nommées : logique « civique », lorsque l’action est orientée par une visée d’égalité et de commun surplombant les individualités, logique « communautarienne » lorsque l’action vise à satisfaire des appartenances communautaires, logique « domestique » lorsque l’action vise à établir et maintenir un lien de proximité intersubjective, logique « marchande » lorsqu’il s’agit de proposer ou acquérir des biens marchands, logique « industrielle » lorsque la visée concerne la production et la fabrication, etc. Chaque chapitre porte au jour des tensions ou conflits d’interprétation qui mobilisent telle ou telle logique contre une autre ou avec une autre : souvent la logique « civique » contre ou avec la logique « domestique » ou la logique « communautarienne ». Cela se fait en rapportant des récits de « situations » révélatrices de ces tensions : sur l’interprétation de l’antisémitisme, sur la publicité des problèmes de pratique religieuse au risque de porter atteinte à la réputation de l’établissement, sur la tolérance à l’expression de l’islam en contexte populaire, sur le racisme antimusulman en milieu rural, sur le surgissement du religieux dans l’enseignement de l’histoire ou l’enseignement des sciences, ou encore sur la tolérance religieuse dans l’île de La Réunion, etc.

Un résultat majeur se dégage de l’ensemble. Si l’enquête fait effectivement remonter des tensions autour des thèmes travaillés (sauf « discrimination », dont presque personne ne parle sur le terrain), c’est rare, et en tout état de cause « Aucune guerre entre les religions et la laïcité ne sévit dans les établissements publics au quotidien, en cours d’histoire ou d’EMC » (p. 173). On ne voit pas non plus de ravages de la peur chez les enseignants, en tout cas pas chez ceux qui ont été rencontrés en entretien ni les collègues dont ils parlent. Rien à voir avec la politisation de ces thèmes dans le débat public. L’ouvrage fait comprendre implicitement combien le débat public instrumentalise l’école dans un but tout autre que l’intérêt des professionnels, des élèves, et de l’école. Après cette enquête extensive qui visait à révéler des situations conflictuelles, on trouve peu de situations d’épreuve sur ces thèmes (une majorité des situations rapportées en entretien portent sur d’autres aspect de la vie scolaire et pédagogique), et peu d’embarras même s’il a pu y avoir ici ou là des épisodes de conflictualité plus saillants et s’il y a, parfois, un substrat raciste qui ne se proclame pas et échappe à l’emprise scolaire. C’est le cas, ici, en milieu rural notamment. En revanche, l’enquête a révélé l’intérêt des personnels rencontrés pour l’exercice consistant à expliciter leurs logiques d’action, qui leur était proposé dans les entretiens. « Le surcroit de réflexivité permis par l’enquête Redisco se situe à ce niveau où la complexité du métier et la subtilité de l’action, aussi vertigineuses qu’enthousiasmantes, apparaissent. », écrivent les directeurs de l’ouvrage dans leur conclusion (p. 286). Là est d’ailleurs leur principale conclusion normative : il faudrait installer « au sein même des lieux d’enseignement’ » des espaces permettant à la réflexivité professionnelle de se déployer – une demande qui ne nous est certes pas étrangère au CRAP.

On pourra toutefois noter deux limites aux analyses proposées. D’abord la catégorisation des logiques n’est pas toujours appropriée par rapport aux enjeux sur le terrain. La conclusion identifie ceux-ci comme liés à la modernité/modernisation de l’école. Catégoriser comme « domestique » une logique d’action qui vise à construire un lien de confiance et de respect avec les élèves, c’est tenir pour peu de chose l’éthique pédagogique (v. p. 109, ou p. 190) et cela n’éclaire pas les enjeux en cause, justement en termes de modernité de l’école. Catégoriser comme « civique » une logique d’action qui se réfère à l’application des règles sans repérer l’éthique qui anime cette application, de même, méconnait le type d’autorité qui préside à l’application de la règle. Or on peut être là dans l’entretien d’un rapport de forces vis-à-vis d’élèves vus comme différents, c’est-à-dire dans un processus raciste et fort peu civique sur le fond. Autre limite liée à la méthode et au cadre théorique, les interviewés expriment en entretien des logiques qui ne sont vraisemblablement pas identiques à celles qu’ils ont mises en œuvre dans leur « activité réelle ». Du coup, lorsque l’analyse décortique les situations rapportées dans les récits en termes de croisement de logiques, elle porte en réalité sur les univers discursifs des acteurs, et non sur leurs logiques d’action à proprement parler. Les configurations d’acteurs qui pourraient expliquer les dynamiques d’établissement dans lesquelles font sens les discours des interviewés échappent dans une certaine mesure (laquelle ?) à l’investigation. Cela a permis aux enquêteurs de n’être jamais dans le jugement à l’égard des politiques d’établissement (explicites ou non). Mais la déconcentration, l’essor des politiques éducatives locales et l’existence du quasi-marché scolaire donnent de l’importance à ces politiques, entre autres à propos des thèmes traités dans le livre. Elles forment le cadre (au sens de Goffman) des situations racontées par les professionnels rencontrés dans l’enquête. On aimerait parfois en savoir plus à ce sujet.

Mais n’est-ce pas le propre d’un bon livre que d’être un tremplin pour d’autres questions…

Françoise Lorcerie