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La coéducation sous conditions
La notion de coéducation s’est imposée ces dernières décennies comme un principe guidant les politiques et dispositifs mis en œuvre à l’école pour associer les parents et les impliquer davantage dans la scolarité de leurs enfants. Ce fondement de l’action témoigne d’une ouverture en direction des familles, ou du moins des « parents d’élèves » (Dominique Glasman, 1992), qui fait suite à une longue période de séparation, caractéristique de l’histoire de l’école républicaine. Cependant, les acteurs de l’institution scolaire se heurtent à des difficultés persistantes pour engager le dialogue et la coopération avec tous les parents, et en particulier dans les quartiers populaires où la continuité et réciprocité attendues ne se produisent pas. La définition même du terme de « coéducation », finalement peu donnée et peu stabilisée, témoigne des incertitudes qui entourent cette notion, au risque d’interprétations divergentes et potentiellement conflictuelles quant aux rôles et responsabilités de chacune des parties. Considérons, selon une approche synthétique, que la coéducation recouvre l’idée de participation d’une pluralité d’acteurs et d’instances éducatives engagés à égalité de considération sur un objectif commun de socialisation et d’apprentissages de l’enfant. Si la mise à l’épreuve de l’idée de coéducation débute dès l’école maternelle, l’enjeu trame l’ensemble de la scolarité dès lors que l’on relie la question scolaire à la question éducative, elle-même emboitée dans la question sociale. Mais à quelles conditions ce travail collégial est-il possible et accessible à la diversité des parents ? Comment expliciter et coordonner une diversité d’actions éducatives accomplies dans des espaces séparés où chaque contribution demeure invisible à l’autre ? Quelles sont les inégalités induites au regard des prérequis et modalités nécessaires à l’échange et à la reconnaissance mutuelle ?
Une place assignée
La notion de coéducation a pris des significations différentes au cours de son histoire, ce qui contribue probablement à en brouiller la lecture et les usages. En France, les prémices remontent à la loi Guizot (1833) ou plutôt à ses conséquences, puisque l’ambition de scolarisation du peuple s’est traduite de facto par une co-instruction ou un coenseignement marqué par la présence de filles dans des classes uniques très majoritairement constituées de garçons. Au tournant du XXe siècle, les militants de l’éducation nouvelle font progresser l’idée de coéducation au sens d’une instruction et éducation en commun. Elle est fondée non sur un traitement identique des filles et garçons, mais sur une collaboration où chaque partie reçoit de l’autre une « influence salutaire ». Le pédagogue Célestin Freinet élargit l’enjeu de la mixité scolaire à celui de la communauté éducative, considérant la nécessité de l’autre pour éduquer, puisque l’école ne peut le faire seule ni seulement dans ses murs. Cet autre sera d’abord pensé sous la figure du parent, dont les droits et la participation se renforcent, quoique lentement. Il faudra, en effet, attendre 1968 pour que les parents élus siègent au conseil d’administration des collèges et lycées, puis, un peu plus tard, dans les conseils d’école. Les lois de l’éducation de 1989 et 2013 confirment et amplifient la volonté politique de faire place et droit aux parents dans l’école. Le partenariat ou la coopération sont dès lors fortement encouragés pour réaliser la coéducation que l’institution scolaire appelle de ses vœux. Les parents sont considérés comme « membres à part entière de la communauté éducative » et les textes les plus récents soulignent la nécessité d’une coopération accrue des parents, élevée en condition de réussite des élèves.
Néanmoins, les inflexions contemporaines données à la coéducation montrent qu’elle s’est resserrée sur les rapports à construire entre parents et école, conformément à ce que prescrivent les orientations et textes portés par l’institution scolaire. Un déplacement s’est ainsi opéré en passant d’une conception fondée sur l’éducation collective, solidaire, partagée autour de valeurs et de finalités communes, à une attente ciblée d’implication des parents mis en situation de responsabilité face à la scolarité et réussite de leur enfant. Dans le même temps, l’école républicaine, qui a d’abord cherché à agir sur la famille par le biais de l’enfant scolarisé (« petit missionnaire des idées modernes », selon le mot de Ferdinand Buisson), compte désormais sur l’éducation familiale pour agir sur l’enfant afin qu’il se comporte comme élève. Autrement dit, la place des parents consiste à endosser le rôle de parent d’élève, en conformité avec les attentes de l’école et selon les modalités de relation définies par elle. Dans ce but, il est demandé aux parents de « se rapprocher de l’école », en s’adressant tout particulièrement à ceux qui en seraient les « plus éloignés ». La coéducation semble ainsi d’autant plus invoquée comme une nécessité qu’elle concerne les écoles des quartiers prioritaires et par conséquent les familles populaires et immigrées. C’est aussi précisément dans ces contextes qu’elle fait défaut et devient un analyseur des scolarités des élèves et des défaillances attribuées aux parents.
Éloignés, Par quel processus ?
La référence à la valeur associative et d’équivalence des parties donnée par le préfixe « co » attaché à l’éducation ne doit pas faire illusion. Il peut être indiqué au préalable que tous les parents ne sont pas engagés au même degré dans ce rapport et qu’ils le sont d’autant moins que leurs enfants rencontrent des difficultés scolaires précoces et persistantes. Ce premier constat récurrent en forme de paradoxe soulève la question des conditions de possibilité d’une politique de coéducation qui, en définitive, ne s’adresse qu’à un sous-ensemble des parents. Plus encore, elle tend à reléguer hors du périmètre de la communication avec les acteurs de l’école les fractions des parents précaires et immigrés qui en auraient le plus besoin, éloignant de la sorte ceux qu’elle dit « éloignés ». Comment une politique d’ouverture de l’école soucieuse de faire avec les parents peut-elle se couper d’une partie d’entre eux et les juger responsables d’une situation conduisant à se rejeter mutuellement la faute ?
De tels effets ne sont pas imputables à des parents qui auraient démissionné (Bernard Lahire, 1995), ni à une école mal intentionnée ou à des enseignants indifférents au sort des plus démunis. Ils peuvent, en revanche, être analysés comme une conséquence des impensés et implicites de la coéducation telle que promue par l’institution scolaire. C’est en effet cette dernière qui, de manière presque unilatérale, a défini les termes d’une collaboration selon un modèle et des modalités très inégalement accessibles à la diversité des familles. Autrement dit, la coéducation a une empreinte sociale, inscrite dans le fonctionnement ordinaire de l’institution, incorporée dans les pratiques des acteurs, et qui fait sens de manière privilégiée pour les parents les plus proches du monde et de la culture scolaires. Sur le mode d’une entente fondée implicitement sur la connivence culturelle, les uns s’accordent à ce que l’école attend sans le dire, quand d’autres apparaissent, à la lumière même de cette entente constituée en norme, en décalage, sinon défaillants. Ils ne possèdent ni les compétences ni les ressources pour se comporter en alliés ou en auxiliaires pédagogiques, mais seront dans bien des cas sollicités en tant que recours, quitte à devoir les convoquer.
Les registres de la dissonance
Le rapport asymétrique engagé dans ce mode de coéducation se déploie sur trois registres. Le premier porte sur les cadres, modalités et supports mis en œuvre pour rencontrer les parents et échanger à égalité. Affronter le regard des enseignants et dialoguer avec eux sans avoir l’assurance requise dans la maitrise de la langue et sa capacité à bien parler comporte des obstacles pratiques et symboliques pour les parents les plus vulnérables, confrontés à cette « peur » si souvent évoquée. Quand dire conduit à s’exposer, le retrait joue un rôle jugé protecteur, au risque de devenir non seulement « invisible » mais « inaudible » (Pierre Périer, 2019). Le second registre de la coéducation porte sur le soutien apporté à l’enfant par des parents chargés de « suivre la scolarité », selon une expression courante des enseignants. Si les parents perçoivent l’enjeu scolaire, conscients que l’avenir de l’enfant dépend de l’école, ils se mobilisent à la mesure de leurs moyens. Dès l’école élémentaire se produit l’équivalent d’un « décrochage scolaire parental » de ceux qui ne maitrisent ni les contenus ni les méthodes pour intervenir efficacement (Périer, 2005). Ils exercent au mieux une surveillance afin que les devoirs soient faits, ou procèdent à des rappels à l’ordre pour s’assurer qu’ils ne seront pas oubliés. La charge mentale qui en découle, principalement supportée par les mères, représente une préoccupation quotidienne, d’autant que l’enfant est plus souvent en difficulté et qu’ils n’ont pas les moyens d’aider ou de faire aider. Selon un troisième registre, les modèles éducatifs de référence dans la famille et à l’école ne s’accordent pas spontanément, de sorte que l’enfant ne s’inscrit pas dans une continuité et cohérence entre le mode scolaire de socialisation et celui vécu dans la sphère domestique (Daniel Thin, 1998). La valorisation de l’autonomie de l’élève dans la classe, de sa participation et de son expression, en fournit un exemple (Périer, 2014 ; Héloïse Durler, 2015). C’est ainsi que les parents de milieux populaires, invités à assister à des séances d’enseignement dans le cadre du dispositif « classe ouverte », ne manquent pas de s’étonner de la latitude laissée à l’enfant dans ses prises de parole, activités ou déplacements. Ils se montrent de leur côté plus soucieux de garantir son obéissance, son comportement discipliné, irréprochable quant au respect dont il doit témoigner. Moins qu’un apprentissage ou qu’une compréhension du sens de la règle, il y a dans ce type de familles dites « statutaires » (Jean Kellerhals, Cléopâtre Montandon, 1991) une attente de soumission de l’enfant à l’autorité hiérarchique, et les punitions tombent lorsqu’il déroge à ses obligations. Ces quelques éléments illustrent la dissonance éducative entre une partie des familles et l’école et les discontinuités culturelles nécessitant des « ajustements » pour l’enfant comme pour ses parents. Les présupposés, dans l’ordre des apprentissages de l’enfant ou de son autonomie, sont aussi la source de malentendus sociocognitifs producteurs d’inégalités scolaires (Élisabeth Bautier, Patrick Rayou, 2009). Les parents des milieux socialement favorisés l’ont bien compris en orientant l’éducation dans le sens d’une « pédagogisation » des relations et activités familiales. Par l’attention accordée au langage, au choix des jeux et loisirs, aux usages contrôlés du temps et de son corps, celle-ci permet des apprentissages aidant l’enfant à devenir l’élève que l’institution scolaire attend (Guy Vincent, 1994).
Pourtant, l’éducation représente le domaine où tous les parents se jugent légitimes. Très en retrait sur les questions de savoirs et de pédagogie où ils sont enclins à s’en remettre à l’école, les plus défavorisés revendiquent volontiers leur place et font parfois entendre leur voix sur les aspects liés au comportement ou à l’orientation de leur enfant. Leur mode d’implication, largement sous-estimé, pourrait relever de la coéducation, mais il se manifeste dans des formes peu reconnues ou ignorées, et selon des termes décalés ou éloignés des normes institutionnelles de la relation. Il n’est pas rare, en effet, que les parents adoptent des comportements jugés inopportuns, en réaction, par exemple, à une sanction ou à une situation dont leur enfant serait injustement la victime, et que cet engagement leur soit finalement préjudiciable. Ce cas de figure n’est pas anecdotique, car il reflète une absence de délimitation partagée des territoires d’intervention légitime de l’école et des parents. Il montre également le flou d’une politique qui laisse l’initiative aux acteurs dont les moins familiers de l’école découvrent, au fil de la scolarité, les accrocs et impasses d’une coéducation souffrant d’un déficit d’explicitation et de coconstruction. Il dit aussi et surtout la difficulté des parents les plus vulnérables à se rendre visibles, à prendre la parole et à être écoutés.
Pierre Périer
Professeur en sciences de l’éducation, université Rennes 2-Cread
Références
Élisabeth Bautier, Patrick Rayou, Les inégalités d’apprentissage, PUF, 2009.
Héloïse Durler, L’autonomie obligatoire, PUR, 2015.
Dominique Glasman, « Parents ou familles : critique d’un vocabulaire générique », Revue française de pédagogie n° 100, p. 19-33, 1992.
Jean Kerllerhals, Cléopâtre Montandon et al. (1991), Les stratégies éducatives des familles, Delachaux et Niestlé, 1991.
Bernard Lahire, Tableaux de familles, Gallimard, Le seuil, 1995.
Pierre Périer, École et familles populaires. Sociologie d’un différend, PUR, 2005.
Pierre Périer (dir.), « L’autonomie de l’élève : émancipation ou normalisation ? », Recherches en éducation n° 20, 2014.
Pierre Périer, Des parents invisibles. L’école face à la précarité familiale, PUF, 2019.
Daniel Thin, Quartiers populaires : les familles et l’école, PUL, 1998.
Guy Vincent (dir.), L’éducation prisonnière de la forme scolaire ?, PUL, 1994.