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L’innovation : alibi institutionnel ou levier pour la réussite scolaire ?

Deux aspects dans cette journée. D’abord le plus intéressant : l’exposition des stands des équipes innovantes (voir la vidéo en ligne) . On a pu retrouver des connaissances des Cahiers, comme le micro-lycée de Sénart, des lauréats du Forum de Lyon organisé par le Café pédagogique (« Tweeter au cycle 3 » et « Veni, Vidi, Volui ! » un passionnant travail de « passages culturels » autour des langues anciennes) ou encore le formidable projet des « petits médiateurs culturels » d’un collège messin en partenariat avec le Centre Pompidou, dont on aura bientôt un écho dans notre revue. Et bien d’autres encore, mis en valeur à juste titre et qui montrent une vitalité de nombre d’équipes, malgré un contexte morose.
Second aspect, forcément plus inégal : les tables rondes dans la grande salle. Les défauts trop fréquents du genre : un grand nombre d’intervenants, laissant peu de place au débat, une quasi-absence regrettable des « innovants » (y compris sous la forme de vidéos) et des discours parfois convenus ou trop consensuels, jusqu’au fameux « chaque enseignant innove dans sa classe » dans le discours final du ministre.
Certes, on était loin du rejet des sciences de l’éducation et de l’esprit d’innovation qui a marqué toute une période où il n’était question que de mettre en valeur « les bonnes vieilles méthodes qui ont fait leurs preuves ». Certes, on peut rendre hommage à la Direction de l’innovation d’avoir su mobiliser nombre d’acteurs, avec une très grande inégalité d’investissement selon les académies (dans chacune, il existe un Conseil Académique en Recherche, Développement, Innovation, Expérimentation de la recherche et de l’innovation – CARDIE – qui a pour mission de repérer, accompagner et évaluer les innovations).
Certes, on ne peut qu’approuver le « libérez votre créativité » du directeur de la Dgesco, Jean-Michel Blanquer, et son plaidoyer pour le développement des innovations « indispensables ».
Mais on peut aussi évoquer les non-dits. L’absence du mot « formation » comme s’il ne fallait pas justement former à l’innovation, alors même qu’on présente des modèles à reproduire (les fameuses vidéos « tenue de classe » par exemple). La baisse des moyens qui dans bien des cas met en péril des innovations dans des établissements qui n’ont plus guère de marges de manœuvre du point de vue horaires. Ou encore la contradiction entre ce discours plutôt sympathique et des programmes et injonctions souvent rigides, les livrets « usines à cases » et les « leçons » privilégiées par rapport aux situations complexes et aux projets (que l’on pense aux programmes de l’école primaire)… Comment dès lors ne pas développer un certain scepticisme ?

Retenons cependant quelques flashs des diverses interventions à la tribune, venant de personnalités souvent proches des idées défendues par les Cahiers pédagogiques.

Première table ronde – La recherche au service de l’école de demain

– François Taddéi, chercheur, interviewé il y a peu par les Cahiers : «  Les innovations sont toujours minoritaires, et d’autant plus minoritaires quand elles dérangent ; il faut absolument les accompagner, afin que les innovateurs ne se sentent pas seuls. La recherche doit évaluer les difficultés pour permettre d’avancer. » […] Il faut « légitimer » le discours sur l’innovation, mettre en réseau les créateurs. […] Il faut un « écosystème créatif » qui permette d’apprendre de différentes manières.
– Stephan Vincent-Lancrin (OCDE) dresse le portrait de l’innovateur et des compétences qui lui sont associées. Comment favoriser la créativité ? Par des pédagogies adaptées. Il ne suffit pas d’enseigner l’art pour favoriser la créativité.
– François de Jouvenel (Futuribles) travaille sur l’éducation à l’horizon 2025, dans une perspective de remise en cause de la « classe » traditionnelle qui cède du terrain devant la montée de la personnalisation. Ce qui est important aujourd’hui pour les enseignants c’est d’aider les élèves à trier les informations, à raisonner, à développer des compétences, tandis que la communication de l’information peut se faire de plus en plus par les outils technologiques. On doit recourir de plus en plus à l’expérience plutôt qu’au savoir purement théorique.

Seconde table ronde – L’expérimentation systémique : quand tout l’établissement expérimente

– Le chercheur belge Jean-Marie de Ketele met l’accent sur l’évaluation et aussi sur la nécessité d’une guidance pédagogique, si on veut que l’innovation se répande. […] Le processus de l’innovation n’est pas un processus linéaire, il fonctionne par strates. La première strate est celle de l’informel et des minorités actives. Mais celles-ci doivent être des « ferments » plutôt que des « fermants ». La deuxième strate devient celle du « collectif » et de l’organisation apprenante.
– Laurent Lucchini (Éclair, collège Belle de Mai, Marseille) insiste sur la nécessité pour innover d’avoir une stabilité des équipes, une « confiance réciproque » et un système de pilotage.
– Dominique Schnitzler (lycée Félix Mayer de Creutzwald) : les piliers de la réussite d’un projet sont l’engagement, l’accompagnement des enseignants qui ont peur du risque et le soutien des entreprises.

Parmi les intervenants des autres tables rondes, on citera les paroles, certes déjà entendues mais toujours fortes, de Edgar Morin pointant les contradictions entre l’innovation qui dérange et une certaine injonction à innover, au risque de créer des bulles qui éclateront bien vite, mettant en avant la nécessité du décloisonnement des disciplines, mais aussi de ne pas créer des inhibitions chez les enfants (et justement, les séparations inhibent). On peut apprendre la complexité des enfants eux-mêmes qui ne sont pas dans le savoir méthodique et cloisonné. Et une affirmation forte : on ne pourra résoudre les problèmes fondamentaux de l’éducation sans changer complètement de conception des savoirs et du mode d’organisation de l’école. Prend-on vraiment au sérieux cette exigence dans notre institution au-delà des hommages convenus au penseur d’une « nouvelle politique de civilisation » ?
Une question a été posée sur les leviers majeurs du changement. L’ancienne ministre Claudie Haigneré a insisté sur l’importance de mettre la question de l’éducation au cœur des agendas politiques, notamment au niveau européen. Pour Edgar Morin, il faut instituer un enseignement aidant à affronter les incertitudes tout en éduquant à la compréhension de l’autre. Plus tôt, François Taddéi avait développé l’idée qu’il fallait bien sûr apprendre à apprendre, mais aussi apprendre à… désapprendre.
Toute la question reste de savoir s’il s’agit là d’alibis pour une institution qui reste globalement très conservatrice, quand elle ne prône pas le retour en arrière, ou si l’on peut espérer la création d’une dynamique. Peu probable vu le discours ministériel final, qui malgré les exhortations à innover chaque jour et à exercer sa « liberté pédagogique », était davantage tourné vers l’autosatisfaction que vers tout le chemin qui serait à parcourir !

Philippe Watrelot
Président du CRAP-Cahiers pédagogiques

Jean-Michel Zakhartchouk
Rédacteur aux Cahiers pédagogiques