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L’impensable à l’école
Parmi les sujets sensibles que l’école s’efforce souvent de reconduire à la frontière des classes figure celui dont l’intensité est la plus forte et l’expression la plus ténue. Évoquer la mort y est chose périlleuse, tant l’idée est tabou dans la cité où règne la toute-puissance de l’immortalité. Que la fin puisse avoir quelque lien avec son commencement, que l’inachèvement puisse contrarier l’impérieuse volonté et la tyrannie des désirs, nous est difficilement supportable. Et puis la logique des programmes et de leur nécessaire déroulement linéaire répugne à l’irruption brutale du tragique. La mort est un bruit de couloir. On préfère l’éviter plutôt que de l’affronter, s’en tenir au non-dit en s’épargnant la menace d’un conflit. Longtemps apanage de la religion, elle est aujourd’hui un sujet intime, une affaire de conscience. Le cognitif peut-il pour autant se libérer de l’affectif en l’ignorant et en le repoussant dans les marges de l’école ou doit-il l’assumer au prix d’un effort de pensée ?
Garder le pire pour la fin ?
L’école n’évacue pas l’idée redoutable de la mort, tant s’en faut. Elle l’aborde même sans complexe, froidement pourrait-on dire, au même titre que le sexe ou la naissance, par exemple dans une perspective biologique. On décrit le processus, on exhibe les mécanismes… et l’on neutralise les tensions. La mort dans sa forme scolaire est épurée, aseptisée et pacifiée. Bien sûr il y a ces commémorations, ces millions de tués durant les guerres et les catastrophes planétaires, ces séismes et ces ouragans dont l’impact médiatique forme la matière et l’illustration de nos cours.
Mais lorsque surgit l’imprévu au cœur de nos enseignements, lorsque l’annonce d’un fatal et brutal évènement vient soudainement interrompre le cursus ordinaire, nous sommes désemparés. La mort peut accidentellement interrompre l’apprentissage de l’élève en bonne santé. La maladie gravement invalidante altère le cursus de la personne qui en est affectée. Les évènements traumatiques entravent le pouvoir de connaitre tandis que les fortes émotions inhibent les facultés. Ignorer leur impact en prenant les obstacles affectifs pour des obstacles strictement cognitifs ou en confondant la sidération pour du retard mental n’est plus possible.
Certes l’instant improbable a quelque chose d’insupportable. S’en prémunir en évacuant les conséquences, en externalisant le mal absolu, est tentant. Nous nous en remettons au psychologue, comme autrefois au prêtre. La cellule ainsi créée nous aide à éliminer la souffrance du deuil. Nous souhaitons être pris en charge, pris en main, soulagés de ne pas devoir trop regarder les choses en face.
L’école peut-elle être libératrice du non-sens ?
Pourtant, préférant l’esquisse d’une réflexion à son esquive, des enseignants ont choisi de s’engager dans ces espaces incertains. Dans les années 70, Jacques Derrida et les membres du GREPH[[Groupe de Recherches sur l’Enseignement Philosophique Qui a peur de la philosophie? Flammarion, 1977.]] ont expérimenté un enseignement de la philosophie auprès des élèves de collège dès la classe de 6e. Le groupe Freinet rendait compte quelques années plus tard dans ses publications[[ICEM Bibliothèque de Travail éditions PEMF.]] d’activités d’enseignement de la philosophie dans les cours moyens de plusieurs écoles. Au fil des ans, la question du sens s’est posée de manière accrue au sein des écoles et des collèges et des ateliers philosophiques se sont développés en classe tandis que des éditeurs publiaient des séries thématiques sur la vie, l’amour et la mort. Ce que l’on avait évacué revient à la faveur de débats réglés, de forums, d’espaces d’échanges et de réflexion, de confrontations à des textes et à des situations exemplaires. L’atelier philosophique offre l’occasion de travailler la question du sens et de réélaborer les données immédiates de la conscience. Fonder en vérité ses partis pris, savoir ce que l’on dit et pense aident à affronter les questions vives. La confrontation aux œuvres culturelles est également une manière d’élargir son expérience psychique. La mise à distance s’y opère grâce à la transposition de nos préoccupations sensibles sur d’autres champs. Enfin, le secours du psychologue n’est pas négligeable en tant qu’il libère la parole et la souffrance qui accompagnent les maux de l’âme.
Être à l’écoute
On n’aborde pas la mort avec les élèves comme on traite d’un sujet de leçon. Il y faut un contexte favorable, un climat de confiance. Au cours de mes années d’enseignement, consacrées le plus souvent aux classes jugées difficiles dans des quartiers sensibles d’où j’étais moi-même issu, j’ai été confronté à cette difficulté. Le CP d’adaptation dont j’avais la responsabilité était composé essentiellement d’enfants du foyer pour qui la famille d’accueil était une perspective envisageable ou un échec passé. L’un de mes élèves, Rachid, refusait d’accomplir un quelconque effort en matière d’apprentissage de la lecture jusqu’au jour où il me révéla le drame qui l’avait fait retourner au foyer : il avait assisté à une scène de meurtre au cours de laquelle une femme avait tué son mari à l’arme blanche. Une telle révélation s’était faite, non pas en classe dans le cadre d’un débat réglé, mais à l’occasion d’un déplacement vers la patinoire. Ces moments informels se transforment souvent, si l’on y fait preuve d’empathie, en instants d’échanges privilégiés et de confidence. Parties prenantes de l’action éducatrice du maitre, ces temps de vie scolaire favorisent une intercompréhension favorable aux apprentissages. À compter de ce jour, Rachid a changé d’attitude. Libéré du poids de cette tragédie personnelle, il s’est montré disponible pour apprendre et a su lire en quelques mois. Son comportement s’est fondamentalement modifié. Acceptant la mort et le deuil de sa famille d’accueil, il acceptait du même coup les limites assignables à la conduite scolaire. L’enfant devenait élève.
Jean-Michel Wavelet, IEN-Adjoint ASH de la Meuse.