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« L’envers du tableau » : face aux réalités de l’école

« Questionner l’institution, mais aussi la société où elle s’insère. »

Entretien avec Thierry Kübler et Stéphanie Molez

Comment situez-vous votre travail pour ce documentaire, entre description objective et point de vue engagé ? L’absence de commentaires en voix off, la recherche d’un équilibre dans les établissements, les enseignants, les élèves, les situations de cours signalent que vous cherchez avant tout à montrer, mais vous en dites forcément beaucoup sur l’école…

Nous avons essayé de rendre compte, le plus objectivement possible, de six points de vue : ceux de trois enseignants et de trois élèves. Et nous avons voulu donner à voir et entendre comment ces six personnes vivent l’école, à travers une narration qui exclut effectivement tout commentaire, toute voix off qui ne soit de leur cru, pour rester au plus près d’eux. En ce sens, ce n’est pas tant un film sur l’Éducation nationale que six regards, en miroirs deux à deux, six fenêtres sur l’École.
Ceci étant posé, nous avons essayé de choisir des regards qui ne soient pas trop redondants, qui soient réellement singuliers, au-delà de l’incarnation d’une « famille » de profs ou d’élèves. Entre autres, nous avons voulu varier les situations de départ : que ce soit en terme d’âge ou de matière enseignée pour les enseignants ; en terme de situations géographiques pour les établissements ou en terme de milieux socioculturels pour les élèves.
Ce faisant, nous avons eu l’impression que l’école en dit beaucoup sur elle-même dès lors que l’on appose des situations qui, quotidiennement, se vivent en son sein.

La construction de votre documentaire en deux parties renforce l’impression que les enseignants et les élèves, même s’ils passent leur temps ensemble, se parlent peu, ou alors seulement autour d’une copie, d’un bulletin de notes : est-ce que vous avez le sentiment de deux mondes si séparés, finalement peu d’accord sur ce que chacun fait à l’école ?

Professeurs et élèves ne vivent pas dans le même monde : les uns sont adultes, les autres enfants ou adolescents ; les uns ont le pouvoir, les autres pas ; les uns sont là pour enseigner, les autres pour apprendre, etc. L’école est là pour réunir ces deux mondes différents et ce sera éventuellement le grand talent des enseignants pour passer du face à face au côte à côte ; ensuite, d’autres conditions qu’il faudra dépasser feront que la rencontre de ces deux mondes différents sera fructueuse ou non. Et est-ce que ces deux mondes s’accordent sur ce que doivent être les fruits de leurs rencontres ? Pas si sûr, et il y a également des clivages à l’intérieur de ces deux mondes : l’école est-elle là pour préparer à un métier (une assertion qui se répand de plus en plus) ? Pour donner des connaissances (et pour quoi faire ces connaissances ?) ? Pour former des êtres conscients et critiques ? Pour avoir de bonnes notes qui permettront de continuer dans d’autres écoles après le bac ? Et il existe bien sûr encore bien d’autres propositions, mais ce qui est notable, c’est que le discours de l’école sur sa propre fonction est fluctuant.

Tous les personnages du documentaire, même l’élève qui n’y réussit pas, semblent d’accord pour donner une grande importance à l’école, alors que personne n’y semble très à l’aise : on s’y ennuie, on s’y fait houspiller, morigéner, chahuter. Avez-vous eu l’occasion de voir des moments de plaisir partagé, ou de communication un peu sincère durant ces semaines de tournage ?

Les enseignants que nous avons rencontrés sont effectivement beaucoup plus critiques que les élèves vis-à-vis de l’école, mais il faut prendre en compte le fait que les uns sont en pleine possession de leur capacité d’analyse, alors que les autres (nous avons rencontré des élèves de troisième et de seconde) construisent ces facultés. Mais les adolescents rencontrés, qu’ils soient en situation d’échec ou de réussite à l’école, ont un grand respect pour cette institution, contrairement à ce que l’on peut entendre ici ou là. Bien sûr, on s’ennuie à l’école, on peut s’y faire houspiller ou morigéner, mais c’est également là que se nouent des amitiés, des amours, que se vivent des fous rires et de grandes passions et puis on peut également y apprendre des choses… Plus que des moments de communication (entre profs et élèves), nous avons eu l’impression d’assister à des moments de communion, de grande complicité entre les classes et leurs enseignants. Cela passe parfois par le second degré ; le plaisir et l’émotion ressentis ne sont pas toujours exprimés de manière démonstrative, mais tout cela existe heureusement et nous avons également essayé d’en rendre compte dans notre film…

Ramasser toute une année scolaire en une heure trente de documentaire impose nécessairement des choix, et on a l’impression que les moments d’apprentissage proprement dits tiennent peu de place : est-ce que c’est un constat de votre part, un choix, une nécessité dans la mesure où ce sont des scènes peu photogéniques ?

Mais l’apprentissage, ça peut être très « filmique », simplement il faut pouvoir en rendre compte en longueur ! Montrer comment un enseignant prépare un cours, décide de faire passer telle ou telle notion à ses élèves, puis filmer ce cours, la manière dont les élèves le reçoivent et ensuite le rendu des connaissances… Tout cela pourrait faire l’objet d’un film, mais ce n’est pas celui que nous avons choisi de faire. Nous avons préféré montrer les six individus dans une large palette de situations liées à l’école. On voit ainsi des profs corriger des copies, des élèves faire leurs devoirs, un conseil de classe, une élève et sa mère découvrant son bulletin trimestriel, etc. Nous n’avons pas voulu faire un film spécifiquement sur l’apprentissage ou la pédagogie, mais sur la manière dont six individus vivent l’école.
L’apprentissage est bien sûr l’une des finalités de l’école, mais, pour que l’apprentissage puisse s’effectuer, il faut créer des conditions, des situations amenant aux moments d’apprentissage (pardon de rappeler cette banalité) et, autant que les moments d’apprentissage, nous avons choisi de présenter tout ce qui fait que ces moments vont être rendus possibles (ou pas) et le sens que prend (ou pas) cet apprentissage.

En vrac, quelques mots en réponse aux questions qui ne nous ont pas été posées…

Grâce à notre maison de production et grâce à la chaine France 2, nous avons pu prendre les moyens de mener dans la longueur le travail qui a mené au film. Ainsi, nous avons pu assister à des cours, au fond de la classe, simplement pour observer. Ensuite les enseignants nous ont laissé le loisir de dialoguer avec leurs élèves afin que nous expliquions notre projet. Ce n’est qu’après que nous avons commencé à filmer, quand les premiers liens de confiance étaient établis. Nous avons alors été très étonnés : les élèves avaient tendance à réellement « oublier » la caméra ou, à tout le moins, à ne pas « surjouer » pour elle. Concernant les enseignants, cela a dû être plus difficile, mais dans la longueur des tournages, nous avons pu capter de longs moments de vie dont il nous a semblé qu’ils étaient réellement « justes », « sincères ».
Dans tous ces moments, nous avons fait un choix, au montage, en voulant rendre compte de ce que nous pensions être les situations les plus emblématiques dans la manière dont nos six « personnages » vivent l’école. Ce ne sont que des choix, ce ne sont que des moments, la réalité de chacun est évidemment plus complexe, plus riche, mais il ne nous appartient pas de résumer une vie ou six mois de vie en quatre-vingt-seize minutes. Pour autant, nous avons été très attentifs à ce que notre montage ne trahisse pas les individualités qui le composent ; nous avons voulu jouer avec une diversité de situations qui rende hommage à leur richesse intérieure : esquisser les grands mouvements de ce qu’ils sont, tenter de ne jamais les « résumer »… C’est à travers leurs rapports à l’école que nous avons voulu questionner l’institution. Ou plutôt, les institutions : l’Éducation nationale, mais aussi la société où elle s’insère. Questionner parce que nous préférons tenter de poser les bonnes questions plutôt qu’apporter des réponses. L’Éducation nationale et aussi la société parce que la devise des Cahiers pédagogiques nous semble tout à fait pertinente de dialectique : changer la société pour changer l’école et changer l’école pour changer la société…


« Montrer que l’on peut être professeur, et mener cette mission avec une certaine exaltation, et un sens du combat. »

Entretien avec Nathalie Broux

Pour persuader un enseignant d’accepter la présence d’une caméra dans la classe pendant plusieurs semaines, il faut surement de solides arguments : qu’est-ce qui vous a incitée à accepter ?

Évidemment, il n’est pas facile d’accepter la présence de caméras dans sa classe. C’est une expérience que je n’avais jamais connue, et à laquelle je n’étais pas préparée. La décision a donc été difficile à prendre. Ce qui m’a finalement convaincue d’accepter, c’est d’abord la relation de confiance, les nombreux échanges, noués entre les réalisateurs et moi au cours de nos premières rencontres. Ils avaient une conception de l’école assez proche de la mienne, faite de questionnements plus que de certitudes, et ils semblaient très nuancés et soucieux de ne pas sombrer dans les clichés. Enfin, ils étaient passionnés par le sujet !
J’avais pu voir certains films qu’ils avaient réalisés, sur la jeunesse, sur la pédagogie, ou sur toute autre chose, et leur travail m’était apparu à chaque fois précis, sincère, et subtil. Il était évident qu’une longue réflexion, en amont de leurs films, avait nourri la justesse de ceux-ci. Je savais que si j’acceptais, je n’allais pas cautionner un portrait à charge de l’école, ni une vision édulcorée et passéiste de celle-ci, et que j’allais participer à un projet tout en nuances. L’honnêteté intellectuelle de leur démarche m’a conduite à y adhérer.
J’ai également consulté mes collègues les plus proches, inquiète de leur réaction. Contre toute attente, ils m’ont poussée à accepter, avec un seul espoir : que quelqu’un puisse enfin montrer notre travail, et l’énergie que nous essayons de déployer au service de nos élèves. Ils m’ont incitée à essayer de rendre public ce « message ». Ils me témoignaient donc leur confiance, ce qui m’a beaucoup touchée.
Une fois la décision prise, j’ai tout simplement décidé de faire entièrement confiance à Thierry Kübler et Stéphanie Molez : dans ce genre de situation, il faut savoir s’abandonner, prendre le risque de s’exposer, de se remettre constamment en question. J’ai essayé ne pas tricher… Je n’ai d’ailleurs jamais demandé à voir des rushs, à avoir un regard sur le montage, etc. J’ai essayé de respecter le fait que je me livrais comme « sujet » d’un travail qui m’échappait, un peu comme dans une fiction finalement : je jouais mon rôle, et ils racontaient l’histoire, leur histoire ; ils élaboraient une œuvre qui n’appartenait plus qu’à eux.
Je n’ai aucun regret, aujourd’hui, et quelles que soient les réactions à la diffusion du film, d’avoir vécu cette expérience.

Même si on imagine que vous aviez la consigne de faire comme si, on a du mal à croire ce qu’on voit, c’est-à-dire une classe qui semble fonctionner en étant indifférente à la présence de la caméra. Avez-vous vraiment réussi à en faire abstraction ?

Il est impossible de faire abstraction d’une caméra. Imaginez qu’il s’agit d’ailleurs de cinq personnes en tout : deux caméramans, une réalisatrice, deux preneurs de son !
Une intrusion aussi importante dans l’espace restreint de la salle de classe suppose plusieurs préalables : une préparation avec les élèves, qui a été faite au cours des semaines avant le tournage ; une relation de confiance entre les réalisateurs et les élèves, et aussi une grande concentration de ma part. En effet, je voulais absolument que la priorité soit donnée au cours. Les élèves voyaient que je restais « comme d’habitude », que je me concentrais sur le déroulement du cours, que je n’avais pas l’air de me disperser, et ils se « calaient » finalement sur cet état de concentration. Ils faisaient parfois allusion à la présence des caméras, de manière souvent amusante, et je ne cherchais pas à esquiver leurs remarques : je répondais, puis repassais au contenu du cours.
En revanche, à la fin des heures de tournage, les élèves étaient souvent très agités, parce qu’ils commençaient à vouloir se libérer de cette forme de tension qui régnait dans la classe. Pour ma part, je ressentais une très grande fatigue, précisément parce que je m’étais concentrée doublement sur mon cours, en essayant de rester « naturelle ».

On ressent dans tout le travail des réalisateurs un réel souci de description, voire d’objectivité : est-ce que vous vous êtes reconnue, vous-même, votre travail, votre classe dans le documentaire ?

Je trouve que le film est au plus près de la réalité, et je pense que beaucoup pourront se reconnaitre dans les figures de profs ou d’élèves qui sont représentées ici. Ce qui est le plus frustrant dans un film comme celui-ci, c’est de savoir tout ce qui a été filmé et qui n’est finalement pas conservé au montage.
Je me reconnais totalement dans ce film, je ne me sens ni « trahie » ni instrumentalisée, et il me semble que l’essentiel de ma pratique y est restitué de manière assez fidèle, compte tenu des limites du format. Cependant, à titre purement personnel, j’aurais aimé insister sur certains aspects qui me semblent soit absents, soit seulement suggérés par le film : la complicité avec les élèves, qui se construit au fil de l’année scolaire, le caractère parfois (j’ai bien dit parfois !) un peu « magique » de certains cours, où une forme d’harmonie collective peut régner, n’apparaissent pas. Je suis très sérieuse, et sévère avec eux dans le film. Or, à la fin de l’année, qui n’est pas filmée, le lien est très différent. À ce titre, la scène où je leur rends leurs premières copies, où je surjoue chaque année, tout à fait volontairement, la « méchante », est douloureuse à voir pour moi. C’est une sorte d’exercice de style, nécessaire à la rentrée de la classe de seconde, qu’il m’est pénible de revoir maintenant… Et que j’aurais aimé que les réalisateurs ne retiennent pas. J’y tiens des propos qui sont assez violents, et qui sont, je l’espère pour mes élèves, largement compensés dans la suite de l’année scolaire…
Le travail en équipe n’apparait pas non plus, alors que j’ai la chance, comme souvent dans un lycée « sensible », d’enseigner dans un établissement où des équipes très solidaires se constituent, où les projets sont nombreux, où les liens entre les professeurs sont très étroits. Un lycée de banlieue est souvent une pépinière pédagogique, ce qui n’est pas visible dans le film, où j’apparais très isolée, dans une pratique très classique de l’enseignement. La réalité est plus exaltante !
Le choix de mon élève pour l’autre volet du film a été source de questionnements et d’angoisses également. Mohamed m’apparaissait, comme aux réalisateurs, l’élève sans doute le plus passionnant, le plus complexe de la classe. C’était aussi le plus « difficile », le plus agité, et il ne fallait pas tomber dans les clichés, ce que d’ailleurs le film ne fait pas. En revanche, il a été difficile pour moi d’être filmée en situation d’échec, face à un élève extrêmement brillant et attachant, qui, malgré nos efforts (et j’étais professeure principale de la classe), a fini par décrocher de l’école. Il est assez rare qu’un élève de seconde générale quitte totalement la classe en cours d’année, et c’est celui qui a été suivi pour le film. Il a fallu accepter, face aux caméras, que je n’avais pas réussi à le « sauver ».
Enfin, et toujours à titre personnel, il me semble que la nature politique de mon engagement dans l’Éducation nationale n’apparait pas suffisamment. J’aurais aimé être le « porte-drapeau », à l’occasion du film, d’une génération de professeurs qui, malgré les difficultés, les réserves, les déceptions, ont réellement choisi ce métier, pour des raisons profondément politiques : je suis entourée de profs impliqués, qui refusent le défaitisme ambiant, le discours sécuritaire, le déclinisme facile, et qui travaillent, en Seine-Saint-Denis ou ailleurs, de manière volontaire, positive, et j’oserais dire… militante ! J’aurais aimé que cet engagement pour l’école, pour le service public, pour des valeurs républicaines, apparaisse plus explicitement.
C’était aussi dans cet espoir que je faisais le film. Montrer que l’on peut être professeur, et mener cette mission avec une certaine exaltation, et un sens du combat.

Plus généralement, ce que le documentaire renvoie comme image de l’école vous parait-il juste, convenable, satisfaisant ?

Je pense que ce documentaire renvoie une image juste de l’école. Certes, il y a un parti pris de bienveillance à l’égard de l’école, mais le film ne lui fait pas de cadeau pour autant. La présence du regard des élèves, notamment, donne un contrepoint passionnant au discours des enseignants.
Que cette image de l’école soit satisfaisante, évidemment que non. Je ne sais pas ce qu’en penseront les téléspectateurs, mais on ne peut pas dire que ce soit un film complaisant, ni d’ailleurs que profs et élèves ne s’y remettent pas en question. Il existe une sorte de souffrance tangible, des tensions, des frustrations, des espoirs déçus, des deux côtés. Et pourtant il me semble qu’il se dégage aussi une belle énergie, dans la volonté de chacun, dans le rôle symbolique que conserve cette institution, dans le fait que personne ne semble baisser les bras…

Selon moi, le film le plus précieux, parce que rare, le plus émouvant et le plus terrible aussi est bien évidemment le film sur les élèves : largement plus riche en humanité et en questionnements, moins convenu peut-être, que le film sur les enseignants.
Les deux films sont donc bien à l’image de leurs protagonistes respectifs !


Propos recueillis par Patrice Bride

Programmation 2014-2015

Programmation 2014-2015

La présentation du documentaire sur le site de France 2