Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Intervention finale de Patrice Bride, secrétaire général du CRAP- Cahiers pédagogiques

Dans le titre de ce colloque, comme d’ailleurs dans celui du dossier des Cahiers pédagogiques, nous avons recouru à chaque fois au point d’interrogation.
Sans prétendre les lever entièrement, les articles du dossier tout comme les diverses interventions de ce colloque aident tout de même à y voir plus clair, à la fois dans les critiques que l’on peut formuler vis-à-vis du slogan de l’égalité des chances, comme dans les pistes pour le dépasser.

Ce qui est le moins satisfaisant dans cette formule, c’est qu’elle réduit l’école a une fonction de compétition, en l’alignant sur la compétition sociale pour la répartition des positions, voire même des fortunes. Si tu gagnes à l’école, alors tu gagneras dans la société, la réciproque étant encore plus vraie. L’égalité des chances, ça veut dire entrer à l’école comment on prendrait le départ d’un marathon. Et il faut commencer par dire que le principe de l’égalité sur la ligne de départ du marathon est certainement plus juste que ce qui se fait habituellement dans les courses, c’est-à-dire des départs regroupés selon le niveau des coureurs, les meilleurs partants en premier pour ne pas être ralentis par les moins bons. Que tous partent au coude à coude est peut-être au détriment des meilleurs, on peut faire le pari que cela contribue à améliorer la performance moyenne des marathoniens : ça n’a strictement aucun intérêt du point de vue du spectacle, c’est sûrement intéressant pour les coureurs moyens, ça ne suffit sans doute pas à bousculer vraiment la hiérarchie…
On peut donc discuter de procédés pour améliorer encore la réalisation de l’égalité des chances d’emporter le marathon, pour rendre la course plus juste : permettre à certains de prendre de l’avance ? Prévoir des dispositifs pour encourager ceux qui traînent à rattraper leur retard ?
Mais l’essentiel, c’est que tant que que l’objectif, c’est de gagner le marathon, appelons-le polytechnique, ne serait-ce que de le terminer, faire des études supérieures, on ne s’en sortira pas avec ceux que l’on qualifiera d’handicapés, de rétifs aux efforts, etc. On n’évitera pas un moment ou un autre qu’on finisse par se dire que celui-là n’est pas fait pour ça, qu’il ferait mieux d’aller cueillir des champignons ou de préparer le casse-croûte à l’arrivée pour les vainqueurs. Tant que l’objectif est de désigner des gagnants et des perdants, avec la meilleure égalité des chances possibles, on se privera de notions essentielles dans les apprentissages : le droit à l’erreur, de ne pas y arriver ; le droit de prendre le temps de se tromper, de recommencer ; l’entraide, la coopération pour apprendre au travers de la réalisation de projets collectifs ; l’égale dignité de tous ceux qui apprennent, qu’ils soient en avance sur les autres ou pas, parce qu’on a besoin de considération pour apprendre, parce que comme l’a montré Yves Reuter, une école qui fonctionne pour tous est une école où chacun est stimulé fréquemment dans ses apprentissages.

Partir de la question de l’égalité des chances, donc, pourquoi pas : cette expression est tellement ambiguë qu’on peut y trouver son compte en y mettant des contenus très différents (Cf. article de Vincent Troger), c’est d’ailleurs sûrement une raison essentielle du succès de ce slogan ; elle a en même temps le mérite d’inciter à réfléchir sur ce qu’on attend de l’école. Donc partir de cette question, d’accord, mais vraiment en partir, pour aller plus loin.

Alors voilà, dans quelle direction ?

La tendance forte des interventions hier était de regarder les évolutions de l’école du point de vue de Sirius, à l’échelle macro des tendances décennales, des générations, des groupes sociaux, en ayant recours à des graphiques, des nuages de points, et pas du tout à des monographies. Ça ne va pas de soi : sans doute que si l’on sollicite un passant sur la question de l’égalité des chances, il va spontanément raconter l’histoire d’une personne à qui l’école a donné sa chance, qui a gagné le gros mot à force de labeur, de persévérance. Il me semble que c’est une première piste à suivre : distinguer soigneusement ce qui est du ressort des destins individuels et ce qui est du ressort des évolutions sociales, ne pas se contenter d’aphorismes du genre « quand on veut, on peut », « si lui a réussi, pourquoi pas un autre ? », ou dans l’autre extrême « dis-moi le métier de ton père, je te dirai le diplôme auquel tu peux prétendre ». Le problème de la justice à l’école doit se poser à la fois en termes de parcours individuel comme de déterminismes sociaux.

Un exemple qui vous sera familier : discussion en conseil de classe de troisième trimestre sur un passage en sixième, ou en seconde générale, ou en 1re S après un redoublement : est-ce que Mélanie a saisi sa chance ? Est-ce qu’on lui en donne une autre ? si on la laisse passer, est-ce que ça ne sera pas injuste par rapport à Anatole qui redouble ? quelle aide particulière, adaptée à son cas, pourrait lui permettre de profiter d’un passage, d’un redoublement ? toutes ces questions sont légitimes, et même cruciales pour Mélanie. Mais on sait bien que ce ne sont pas les réponses particulières qui seront faites qui vont permettre à l’école de mieux fonctionner ce n’est pas au travers de réponse de ce type que s’est réalisée la démocratisation de l’école.

Car que nous dit en particulier Éric Maurin, mais aussi bien d’autres sociologues ou historiens ? Quand on a ouvert les portes des écoles, quand on a offert le même accès à l’enseignement à tous, on a accru le niveau scolaire moyen, on a accru la qualification des emplois créés par les entreprises, on a accru même la qualité d’ensemble de la société, pour le dire vite. Les réformes structurelles qu’il a décrites en Finlande, en Angleterre, en France ont permis à des dizaines de milliers de Mélanie d’effectivement progresser, d’en obtenir des bénéfices pour elles-mêmes et pour l’ensemble de la société. Quand Éric Maurin évoque ces États américains dans lesquels on a constaté une baisse de la violence et de la criminalité après avoir augmenté l’âge de la scolarisation obligatoire, c’est assez enthousiasmant d’un point de vue collectif, mais on peut se dire que ça n’a pas dû être évident à gérer au niveau des individus : les élèves qu’on a obligés à rester un ou deux ans de plus alors qu’ils quittaient l’école auparavant n’étaient certainement pas ceux que les enseignants avaient le plus envie de garder, de faire passer, ceux à qui il semblait utile de proposer une chance supplémentaire. Mais voilà, ça valait le coup.

D’où la deuxième direction que j’ai envie de retenir : une école juste, c’est un système éducatif qui soit le plus ouvert possible, dans lequel on investisse, à qui on donne de larges moyens pour toucher le plus grand nombre, en offrant un large accès à la culture sous toutes ses formes. Et au niveau individuel, ce n’est pas forcément une école où l’on se gargarise avec de grandes formules un peu hypocrites sur « la réussite de tous », c’est au moins une école où, dans les conseils de classe ou le quotidien des cours, on ne démolit pas les élèves avec une évaluation systématiquement dévalorisante, où l’on ne les persuade pas de leur médiocrité à force d’appréciations assassines et d’orientations subies. Une école juste, cela signifie une école fondée sur le principe d’éducabilité de tous, sur la conviction qu’il est du devoir de chaque enseignant de faire confiance à toutes les Mélanie, de leur donner le temps d’apprendre, le droit à l’échec, l’envie de réussir. Pour, au bout du compte, l’intérêt de toute la société.

Troisième piste, qui là aussi me semble-t-il ressortait fortement de la journée d’hier : l’école n’est pas responsable de tout ni dans la vie quotidienne des élèves qui la fréquentent, par exemple la pauvreté grandissante évoquée pour l’Angleterre, et pas non plus dans le destin individuel de chacun de nous. Le parcours scolaire n’est pas totalement prédictif du parcours social, et c’est tant mieux pour l’école. La meilleure façon de réduire les inégalités sociales, c’est de mener des politiques sur la répartition des richesses, les salaires, le logement, etc. ; ce n’est pas le rôle premier de l’école, en tout cas ça ne devrait pas l’être. Quand l’école est perçue avant tout comme un casino où on essaye de gagner son diplôme en étant plus malin que les autres, en ayant plus de chance, on aboutit forcément à une école injuste : une école qui sélectionne, qui hiérarchise, où chacun est sommé de se préparer au mieux à intégrer l’élite, en se persuadant de l’étendue de ses mérites, au pire à faire le deuil de ses aspirations professionnelles, à intégrer l’idée que l’on est condamné à la voiture balai.
Une école juste, ce serait aussi une école où l’on s’efforce de mettre entre parenthèses les distinctions sociales, la lutte pour les places, où l’on ne réponde surtout pas « avoir un bon métier » à l’élève qui demande une fois de plus « à quoi ça sert ». Je reprends les mots d’Antoine Prost : l’école doit être avant tout le lieu où se fabrique du lien social. Une école démocratique, ce serait une école où l’on acquiert le souci de la collectivité, des attitudes sociales tournées vers le respect des autres, où l’on cultive des valeurs, des références culturelles communes, tout cela par la pratique du travail en équipe, du débat collectif, des projets communs. Et à une époque où on s’inquiète beaucoup du peu de sens que les élèves donnent aux apprentissages scolaires, comme l’a souligné Arnold Bac, c’est certainement dans cette direction, en construisant ce type d’école qu’on peut parvenir leur donner des réponses.

Quatrième piste, enfin, que nous n’avons peut-être pas suffisamment eu l’occasion d’explorer hier, sur les contenus enseignés par l’école. Antoine Prost l’a évoqué avec l’exemple du latin pour les fils de petits fonctionnaires du collège d’Argentan, ou les filles des collèges jésuites de Bordeaux. Une école injuste c’est aussi une école où des disciplines enseignées comme le latin, en partie les mathématiques plus tard, ou en tout cas une approche académique, désincarnée et finalement insipide des savoirs permet d’établir une sélection, de poser des distinctions entre l’élite et l’ordinaire. Une école démocratique, ce serait une école de la culture ouverte à tous, pensée non pas en termes de catalogue des connaissances idéales de l’honnête homme, mais en termes de compétences à mobiliser pour comprendre le monde et agir en citoyen. C’est bien l’esprit du socle commun de connaissances et de compétences : plutôt qu’un vaste panel de connaissances dont on espère que l’individu moyen parviendra à maîtriser moyennement, l’école doit se soucier de transmettre à tous le bagage nécessaire pour tenir sa place dans la société.

Un écho de l’atelier auquel j’ai participé hier pour conclure sur tout ça : l’association Paris-Montagne s’adresse à des lycéens pour les aider à monter des projets autour de la promotion des sciences dans leur établissement, organise des stages en laboratoires de recherches pour leur permettre de découvrir en quoi consiste l’activité scientifique, présente toutes les activités menées par exemple lors d’un festival. Des élèves ont ainsi l’occasion de s’engager dans des projets dont ils sont à l’initiative, de réaliser que l’activité des savants est de se poser des questions intelligentes et non d’avoir toutes les réponses, et tout cela dans une association où on apprend aussi la fierté de travailler ensemble. Et vous savez quoi, il n’y a même pas de notes. Alors on ne va peut-être pas demander à chaque lycée d’avoir le dynamisme d’une association de bénévoles et de volontaires : mais peut-être pourrait-il s’en inspirer ? Parce que c’est bien autour et par ce type d’activités que l’on forme véritablement des citoyens.

Si je voulais terminer par cet exemple, c’est pour montrer à quel point les questions politiques, voire philosophiques que l’on peut se poser sur les finalités de l’école ne sont pas déconnectées des pratiques quotidiennes. Si chacun de nous est très loin de maîtriser les contraintes de notre environnement, le fonctionnement de l’école, la société telle qu’elle est, nous avons une marge de manœuvre. On n’est pas le même enseignant selon que l’on travaille essentiellement pour les quelques-uns qui semblent en mesure d’emporter le marathon, ou bien pour faire progresser ensemble dans la découverte des savoirs tous ses élèves.

Travailler sur ces marges de manœuvre, relier les réflexions d’ensemble sur le système éducatif, sa sociologie, et ses finalités, avec les réflexions sur les pratiques les plus quotidiennes, est un souci permanent de notre mouvement pédagogique.
Nous ne prétendons pas avoir de solutions définitives, mais nous sommes au moins convaincus que c’est en étant à la fois ambitieux dans la réflexion et pragmatique dans les pratiques que l’on peut faire avancer l’école.
Un petit mot donc pour terminer sur notre mouvement pédagogique. Ce colloque n’était pas organisé par une instance universitaire, ou bien sous l’égide du ministère de l’Éducation nationale, mais par une modeste association soucieuse de proposer des lieux de rencontres, d’échanges, de co-construction à tous les acteurs du monde éducatif. C’est l’ambition de nos publications, au premier rang desquelles les Cahiers pédagogiques, mais aussi de nos rencontres d’été, ou encore de ce colloque. Nous sommes un mouvement militant, et c’est l’engagement de nos adhérents, le soutien des lecteurs de la revue, des visiteurs du site qui nous permet de fonctionner. Nous disposons depuis de nombreuses années de différents moyens de la part du ministère, mais il faut signaler ici que ces moyens sont fortement remis en cause, ainsi de la subvention divisée pratiquement par trois en cinq ans, de deux postes mis à disposition menacés de suppression.

C’est pour continuer à travailler toutes ces questions que, deux ans après le succès des premières Assises de la pédagogie en 2007, qui était intitulé « Résister et proposer », nous prévoyons de nouvelles Assises le 21 mars 2009. Si le thème reste à préciser, la démarche restera d’interpeller le monde politique sur la situation de l’école, de contribuer à ce que les questions éducatives occupent davantage de place dans les débats publics, à la fois quantitativement et qualitativement, en dépassant les simplismes comme par exemple la réduction des effectifs par classe comme solution miracle.

C’est donc en nous souhaitant à tous beaucoup de courage pour continuer d’œuvrer à une école plus juste et plus démocratique que je conclurai ce colloque.


Action financée par la Région Île-de-France
colloque_25_1.jpg