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« Il y a un problème avec la fraise »

Accompagner des professeurs d’école stagiaires dans l’observation des élèves est un acte de formation à part entière. L’exemple de l’observation de la phase de mise en commun dans une classe de primaire.

En tant que formatrice, je suis régulièrement confrontée aux difficultés des professeurs des écoles débutants pour observer et écouter leurs élèves de façon efficace et organisée. Souvent, ils regardent leurs élèves, mais ils ne voient rien, ou presque. Ils circulent dans la classe, regardent plus qu’ils n’observent, et écoutent sans véritablement entendre ou solliciter les élèves. Ils ne perçoivent pas toujours à quoi peut leur servir l’écoute et l’observation des élèves, en dehors d’une régulation classique de la vie de la classe. Comment donner à ces gestes professionnels une fonction pédagogique et didactique ?

Pour illustrer ces enjeux de professionnalisation, j’ai choisi de faire une focale sur une phase stratégique et emblématique d’une séance : la mise en commun. Lors de mes différentes visites dans les classes de stagiaires, j’ai constaté à quel point la phase de mise en commun était un moment clé d’une séance qui met régulièrement les futurs professeurs des écoles en tension. N’arrivant pas à la mener correctement, cela compromet souvent l’institutionnalisation du savoir en jeu. Pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ? Qu’est-ce qui fait obstacle pour les enseignants débutants ?

Dans la pratique quotidienne de la classe, les enseignants débutants circulent dans leur classe pour observer ce que les élèves font lors des tâches proposées, mais sans toujours réellement voir ce qui est important pour les aider à progresser. Mon expérience d’enseignante et de formatrice me permet d’appréhender l’observation des élèves comme un véritable geste professionnel. Dans ce temps d’observation, l’enseignant expérimenté ne s’arrête pas à une première lecture de sa classe et de ses élèves, mais il effectue plusieurs tâches invisibles complémentaires.

Il va non seulement vérifier la mise en activité des élèves dans le respect de la consigne mais également : observer finement les productions des élèves, déceler les erreurs commises et identifier celles qui sont récurrentes, identifier les procédures utilisées par les élèves (y a-t-il des procédures communes ou au contraire différentes ?), repérer les procédures efficaces, afin de préparer la phase de mise en commun de la séance. Il doit mémoriser l’ensemble des indices relevés, et réfléchir à des stratégies d’organisation, afin de favoriser le travail pédagogique et didactique sur les erreurs et les procédures de ses élèves. Il va progressivement construire mentalement l’organisation de la mise en commun, car chaque groupe qui présente son travail n’est pas envoyé au hasard au tableau. Une progressivité est déterminée dans l’urgence de la classe.

Ciblage

L’observation est donc importante en amont de la phase de mise en commun, mais elle ne se suffit pas. Il faut savoir également écouter pour faire avancer la séance. Ainsi, lors d’une mise en commun d’une séance de sciences durant laquelle les élèves devaient classer des aliments, après la présentation d’un groupe, un élève lève la main et dit : « Il y a un problème avec la fraise. Elle peut être dans les aliments sucrés et les fruits. »

Ici, bien souvent, l’enseignant débutant indique qu’il s’agit d’une remarque juste mais ne propose pas de poursuivre la réflexion et poursuit son pilotage de la séance. L’enseignant expérimenté, après avoir écouté cette remarque, va renvoyer le problème soulevé au groupe classe en le questionnant : « que pouvons-nous dire du classement si un aliment appartient à deux catégories ? », en essayant de travailler cette question intéressante issue de l’écoute d’un élève, afin de voir si elle remet en question le travail de catégorisation en cours.

L’écoute attentive des élèves demande aussi une forme de lâcher prise dans le pilotage de la séance, en autorisant un cheminement différent. Comment se servir de ce qui vient d’être dit pour faire progresser la séance vers le savoir ? Ce questionnement ne doit pas faire perdre de vue l’objectif précis à atteindre. Mais il oriente l’écoute : que sélectionne-t-on dans les discours des élèves pour atteindre l’objectif visé ?

L’écoute des élèves cible donc ici des questions didactiques. Il s’agit d’identifier dans les discours des élèves, ce qui fait obstacle, ou au contraire ce qui peut permettre la compréhension ou des progrès. Écouter attentivement les explications de l’élève, même hésitantes, peut permettre à l’enseignant d’anticiper les besoins d’apprentissage et les enjeux de savoirs à travailler lors de la mise en commun.

Mise en mots

Le rôle de l’enseignant est d’accompagner les élèves vers une mise en mots précise du savoir, ou des procédures à effectuer, lorsqu’il s’agit de compétences. Il s’agit d’un geste professionnel quasi chirurgical qui permet d’utiliser le lexique spécifique dès la mise en commun, de le faire répéter plusieurs fois si besoin, puis de vérifier si les élèves sont capables de l’employer à nouveau lors de la phase d’institutionnalisation.

L’objectif est ici d’unifier et de mettre de la « cohérence dans les fragments épars des discours de la classe » pour réaliser un « tissage de la parole » avec des autoreformulations du professeur des écoles qui vont permettre d’ajouter les informations manquantes et de prolonger l’énoncé du savoir. Cette écoute n’est donc pas une simple écoute, mais une écoute à visée transformative : le professeur des écoles écoute pour en faire quelque chose dans la progression vers le savoir1.

Ces microgestes professionnels, le néophyte ne les soupçonne pas. L’observation et l’écoute des propos des élèves sont de puissants outils réflexifs qui permettent d’identifier des indicateurs pour mieux conduire sa classe. Ce sont des gestes professionnels qui ont leur place en formation initiale pour une analyse fine du réel de la classe : qu’est-ce que je peux observer ? Qu’est-ce que je fais de mes observations ? Comment je les organise dans l’urgence de la classe ? Autant de questions pour autant d’enjeux de formation !

Carole Migacz
Professeure des écoles maitresse formatrice à Caen, Calvados

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Notes
  1. Jean-Yves Rochex et Jacques Crinon, La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement, Presses universitaires de Rennes, 2011.