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Frapper les pauvres
Jean-Paul Delahaye, La librairie du labyrinthe, 2025Voilà un livre sur le système scolaire qui se lit comme un roman. D’ailleurs, c’en est un. Après un bouleversant témoignage autobiographique en 2021 (Exception consolante, éditions de la Librairie du Labyrinthe, qui a fait l’objet d’un de nos webinaires), Jean-Paul Delahaye a choisi la fiction, et pas seulement pour toucher un large public. Lui qui a largement donné dans l’analyse chiffrée, l’enquête solidement étayée, le rapport officiel, l’essai sociologique et politique, ne peut être soupçonné d’affabuler quand il décrit la vie quotidienne de ses personnages, ces lycéens et leurs parents de Clichy-sous-Bois et de Paris centre.
Il s’agit pourtant d’une fable davantage que d’un roman réaliste. Cette fable nous est contée en première personne par Brandon, Dylan et Elsa, dont le point de vue est assumé par l’auteur – il sait bien ce qui se joue dans la tête des quelques enfants des classes populaires qui accèdent par la réussite scolaire à une certaine réussite sociale. La fiction autorise le lecteur à toute une gamme d’émotions : on s’étonne, on s’émerveille, on s’indigne, on rit, on pleure… Mais jamais on ne s’apitoie !
Je suis entré dans cette lecture avec un petit doute : est-ce que ce ne serait pas un procédé quelque peu artificiel ? Est-ce que la frontière sociale, culturelle et scolaire du périphérique parisien ne serait pas montrée dans une opposition caricaturale entre gentils exclus et méchants inclus ? Ne faudrait-il pas aussi mettre en scène ces populations et établissements scolaires de l’entre-deux qui font, en dehors de l’Ile-de-France, l’essentiel de l’école française ? Et puis l’histoire qui nous est contée emporte tout. L’immersion est totale, tant dans la pauvreté matérielle, la violence des relations (les trafics, les agressions, le mépris de classe dans les deux sens) que dans la richesse intellectuelle des personnages.
En même temps, on n’oublie pas qu’une partie des propos prêtés aux protagonistes est issue de l’observation, de l’écoute fine et du vécu de l’auteur autant qu’elle repose sur ses connaissances livresques, sociologiques voire ethnographiques (et je parle autant des étranges populations des beaux quartiers parisiens que des habitants de la banlieue). On n’oublie pas que les jugements sévères, les indignations des personnages, leurs références littéraires, sont celles de Jean-Paul Delahaye, qu’elles sont issues de sa connaissance aiguë du fonctionnement du système éducatif, de son histoire et des distorsions entre les discours sur l’école de la République et les réalités des politiques scolaires élitistes.
C’est parfois par des petits riens que passent cette connaissance et ces jugements. Ainsi des noms des établissements scolaires fréquentés par les élèves de banlieue : noms de communards (collèges Jean-Baptiste-Clément et Eugène-Varlin), d’un syndicaliste, Ambroise Croizat, militant communiste et ministre à la Libération, créateur de la sécurité sociale. Ils font de Brandon, Elsa, Myriam et Dylan, à leur manière, des héritiers : ils portent l’héritage de 1789, de la Commune de Paris, de leurs parents immigrés, des luttes sociales, loin des caricatures de victimes racisées et aliénées par les influenceurs médiatiques ou religieux. Tandis que le lycée parisien d’excellence porte le nom de Clovis. Quelle belle trouvaille que ce nom emprunté à un personnage dont on ne sait pas grand-chose d’autre que ce qu’en a écrit en quelques pages, un demi-siècle après sa mort, Grégoire de Tours dans un projet de propagande ! La rareté de l’information lui a conféré une place essentielle dans le roman national, celle d’un fondateur d’une identité nationale franque et chrétienne, dans une fable qui fut d’abord celle de la monarchie et de la noblesse. Les familles parisiennes qui envoient leurs enfants dans ce lycée en sont, à leur manière, les héritières, quand, par exemple, les héros du livre y sont traités de « Sarrasins » !
Les politiques scolaires discriminatoires et les dysfonctionnements systémiques qu’elles entrainent sont dénoncés sans concession. Ce qui déclenche tout, dans le récit, est le constat de la différence insupportable dans l’encadrement des élèves : à Clovis, des enseignants issus des meilleures formations supérieures, dont les rares absences sont immédiatement remplacées ; à Croizat, beaucoup de profs improvisés, sans formation, qui craquent devant des élèves sans indulgence, et dont les remplacements ne sont pas assurés.
La fable dit que le combat contre les déterminismes sociologiques à l’école ne peut se réduire à quelques exfiltrations de jeunes des banlieues à travers des dispositifs du type « internat d’excellence », qui ne visent qu’à faire accepter à tous la fonction de reproduction sociale de l’école à travers une autre fable, celle du mérite. Elle dit sans fard que cette mauvaise idée peut produire les effets inverses de ceux qu’elle vise. En introduisant une dose homéopathique de mixité sociale, en important une part d’interconnaissance des conditions de vie des uns et des autres et quelques échanges de savoirs, elle pourrait bien être un déclencheur de prises de conscience. Car, au fond, c’est bien de conscience et de culture qu’il s’agit, autant que de lutte des classes.
Avec un formidable optimisme, Jean-Paul Delahaye et ses personnages nous disent que l’ignorance et la résignation sont les principaux – et peut-être les seuls – obstacles aux évolutions sociales et politiques. Les personnages incarnent la confiance dans l’éducation et dans les enseignants, la confiance dans le métissage social, dans la fraternité des luttes collectives aussi. L’évocation discrète d’une idylle entre Charles, fils de diplomate dont la chambre est plus grande que l’appartement qui abrite une famille de quinze personnes à Bondy, et Myriam, énergique élève de Croisat qui n’a peur de rien ni de personne, ajoute une touche finale d’une profonde humanité à ce livre indispensable.


