Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Etudier la littérature sans la lire ? Enquête sur les non-lecteurs scolaires

Maïté Eugène, Presses Universitaires de Rennes, 2024

De quoi s’agit-il dans cet ouvrage au titre en forme de clin d’œil à celui de Pierre Bayard « Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? », que l’autrice affectionne particulièrement ? Il s’agit d’étudier les pratiques scolaires de non-lecture des œuvres dites littéraires.

Pour ce faire, elle a commencé par quelques rappels historiques bienvenus : il s’agit de pratiques anciennes, fréquentes, parfois valorisées, y compris par les écrivains (et présentes y compris chez les enseignants pourrait-on ajouter) et il existe une augmentation des exigences de lecture scolaire au XXe siècle.

Le cœur de sa recherche s’appuie sur une approche qu’elle réfère à l’ethnographie puisqu’elle a assisté aux séances d’enseignement de la littérature, toute une année, dans une classe de seconde, dans la périphérie de Montpellier. De fait, le travail empirique est considérable, appuyé sur des observations, des questionnaires, des entretiens, des analyses de documents et il est constamment explicité et étayé théoriquement ce qui évite l’impressionnisme de nombre d’études consacrées à l’enseignement de la littérature.

Les résultats sont très intéressants. Je ne retiendrai ici que ceux qui me paraissent les plus importants. Lectures scolaires et non lectures scolaires sont engendrées par l’enseignement : de fait, ce sont des manières de faire avec l’enseignement et elles ne peuvent donc se comprendre qu’en référence à celui-ci.

La frontière entre lecture et non lecture scolaire est poreuse, il s’agit plutôt d’un continuum de pratiques. Les raisons de la non lecture sont multiples : difficultés de compréhension (de la multiplicité des intrigues, de la syntaxe, du lexique), manque d’intérêt (notamment pour les descriptions), rejet des contraintes, faible rentabilité scolaire au regard de la filière que l’on vise, manque d’accompagnement, injustice des résultats en raison de l’écart entre le travail fourni et les résultats1).

Les ruses des non lecteurs sont multiples et témoignent d’une véritable intelligence, par exemple dans la recherche, la sélection et la rédaction des résumés. Il est d’ailleurs parfois très difficile à l’enseignante de savoir qui a lu et qui n’a pas lu. De surcroit, et cela interroge fortement l’enseignement de la littérature, il n’est pas besoin de lire l’œuvre pour réussir en classe.

Mais il convient de souligner qu’il existe toujours un discours imposé, impliquant notamment la valorisation de l’œuvre. Dès lors, ce qui en déroge est peu pris en compte (on peut parler d’une parole empêchée).

Un autre résultat surprendra sans doute nombre de personnes mais s’avère finalement plutôt encourageant pour les enseignants de français : la non lecture scolaire n’empêche nullement des formes d’appréhension de l’œuvre et une relation esthétique et émotionnelle, via les activités et échanges en classe et la constitution d’une « oeuvre fantôme », d’un texte de la classe.

Maité Eugène distingue aussi trois catégories de non lecteurs scolaires : les non lecteurs convertis (à la manière recommandée de lire et aux exercices) ; les non lecteurs scolaires réfractaires (qui sont dans le refus, le rejet, le renoncement désabusé) ; les non lecteurs scolaires perplexes (intermédiaires, non convertis, mais pas dans le rejet, en quête d’un sens qui se dérobe). Mais s’agit-il véritablement de trois catégories ou d’un continuum entre les deux premières catégories ? Ces trois catégories sont elles-mêmes hétérogènes et traversées par des tensions comme Maïté Eugène le montre au travers des portraits qu’elle brosse dans le chapitre IX. A tout cela, il convient d’ajouter une bibliographie et des annexes très riches.

Cela n’empêche pas quelques regrets. Ainsi la bibliographie finale, découpée en sous-rubriques discutables, ne facilite pas la recherche de certaines références. Certains ouvrages importants ne sont pas mentionnés (Marghescou en théorie littéraire, Maingueneau sur les relations langue-littérature) et une partie de l’histoire de la didactique de la littérature, notamment des années 1970-1980 est absente (Dupont, Rosier ; Halté ; Legros ; Pratiques n° 32 ; Privat…).

Il n’en demeure pas moins, et c’est un de ses grands intérêts, que ce travail incite aussi à approfondir des questions qui accompagnent l’histoire de l’enseignement de la littérature. Quelles sont les finalités de cet enseignement ? Que désigne-t-on exactement quand on parle de savoirs littéraires ? Que peut signifier lire et comprendre une pièce de théâtre classique pour des élèves de seconde ? Jusqu’à quel point peut-on demander à ces élèves qu’ils articulent une posture de commentateur objectif et l’expression d’une lecture personnelle ? Et la lecture littéraire consiste-t-elle à articuler une modalité distanciée et une modalité participante ? Peut-on considérer, sans précaution aucune, que l’enseignant est un lecteur expert ?

Il s’agit en tout cas d’un ouvrage important pour les chercheurs, les formateurs et les enseignants, aussi bien pour ses apports que pour les questions qu’il invite reprendre et à explorer plus avant.

Il existe ici une véritable congruence avec nos résultats dans Vivre les disciplines scolaires (ESF, 2016) et Comprendre et combattre l’échec scolaire (Berger-Levrault, 2024).

Yves Reuter

Notes
  1. Il existe ici une véritable congruence avec nos résultats dans Vivre les disciplines scolaires (ESF, 2016) et Comprendre et combattre l’échec scolaire (Berger-Levrault, 2024).