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Donner du pouvoir d’agir

Cultures, vous avez dit cultures ? Un mot qui fait surgir des images d’altérité, et tout autant de rencontres et métissages. Maëliss Rousseau, enseignante en maternelle, expérimente dans sa classe des pratiques culturelles fédératrices, en dialogue avec les recherches de Grégory Delboé, formateur à l’Inspé de Lille. Que cette lecture énergisante vous donne envie d’aller voir comment les praticiens de tous les niveaux de l’école, des formateurs, chercheurs et acteurs associatifs, relatent des parcours alliant connaissance de soi et de l’autre, en lien étroit avec les contenus scolaires.
Maëliss Rousseau : Tes travaux de recherche nous invitent à engager les élèves dans des pratiques culturelles fédératrices (PCF). Quels en sont les principes ?

Grégory Delboé : Chacun des trois mots de l’expression répond à une part de la question. Tout d’abord, la pratique n’est pas, telle que je l’entends, une tâche. Cela n’a pas le même sens de dire que l’on fait la cuisine ou que l’on pratique la cuisine. Les tâches renvoient à ce qu’il y a à faire, à une charge dont chacun doit s’acquitter ; en cochant un élément de la to do list, nous nous sentons un peu plus libérés. À l’inverse, les pratiques sont des espaces de mobilisation toujours inachevés, qui se perpétuent, que nous associons à un épanouissement à la fois personnel et collectif. Au-delà de cette première différence, au sein d’un collectif, lorsqu’une tâche se partage, cela signifie la plupart du temps que l’on répartit ce qu’il y a à faire de telle sorte que chacun en fasse moins. Dans une pratique, c’est plutôt le contraire : partager une pratique invite à des échanges, qui impliquent non pas moins mais davantage de mobilisation pour les uns et les autres.

Je qualifie les pratiques sur lesquelles nous travaillons de culturelles et fédératrices. Comme le rappelait Gaston Berger, la culture n’est pas « la stérile évocation des choses mortes1 », mais un élan collectif, dans lequel chacun peut s’inscrire à sa façon. La culture ne nous enferme pas dans ce que nous devons être ou penser, au contraire, elle offre à chacun les moyens et le contexte pour se sentir à la fois unique et relié aux autres. Mais si la culture est ouverte à tous, toutes les pratiques culturelles ne fédèrent pas pour autant. Une pratique devient fédératrice lorsqu’elle se concrétise par des rencontres régulières, organisées, instituées, et surtout ouvertes au plus grand nombre.

M. R. : En quoi permettent-elles de mobiliser les élèves ?

G. D. : Quand nous concevons une PCF, nous élaborons un cadre qui répond à quatre conditions incontournables pour mobiliser durablement chacun des élèves. Les deux premiers incontournables assurent que chacun puisse se sentir à sa place, quelle que soit son expérience : les PCF doivent à la fois être accueillantes pour ceux qui débutent ou sont démunis en ressources (le manque de connaissances ou de savoir-faire n’empêche ni de participer ni de prendre du plaisir) et être à jamais perfectibles pour ceux qui sont  expérimentés (les ressources  sont évolutives en tant que telles, et leur mobilisation dans la PCF, variées et variables). Le troisième incontournable pousse à considérer les pratiquants en tant que personnes-sujets : bien que les pratiques supposent l’imprégnation de certains automatismes sans lesquels il ne serait pas possible de progresser, en aucun cas il ne s’agit de devenir un automate qui pratiquerait sans penser. Les prises de décisions doivent être conscientes et fréquentes. Enfin les PCF poussent à la rencontre des autres, à un partage qui ne s’épuise pas.

M. R. : Quel rôle joue la dimension culturelle dans la PCF ?

G. D. : À la question « Qu’est-ce qui vaut la peine d’être enseigné ? », Olivier Reboul évoque la tension entre « ce qui unit et ce qui libère à la fois2 ». La ligne de crête est difficile à tenir, entre unir, qui pousse à « intégrer chaque individu, d’une façon durable, à une communauté aussi large que possible3 », et libérer, qui doit autoriser chacun à exprimer son  point de vue, ses prolongements personnels, sans se soumettre systématiquement aux standards. Reste la fameuse question du « Oui, mais comment ? ». Cette culture, je propose entre autres de la vivre en pratiquant, mais aussi de s’en emparer par-delà notre expérience propre.

Voici trois idées-forces inspirées de Jerome Bruner, qui font comprendre en quoi se raconter des histoires est porteur de culture et donne forme à l’esprit :
• Symboliser, exprimer le réel autrement que tel qu’il est.
• Subjonctiviser, « jeter un pont entre ce qui est établi et ce qui est possible[efn_note]Jerome Bruner, Car la culture donne forme à l’esprit, Retz 1991 pour l’édition française.[/efn_note] », relier ce qui est et ce qui pourrait être ou aurait pu être.
• Éviter l’isolement, accompagner : créer un pont entre la culture de l’école et la culture du monde, entre ce que vit chacun et ce que vivent bien d’autres, à la fois comme lui et autrement.
Pour résumer ces trois idées-forces, je dirais que les PCF associées aux récits porteurs de culture nous permettent de prendre de la distance avec le monde tel qu’il est, tout en y prenant part.

Pour résumer ces trois idées forces, je dirais que les PCF associées aux récits porteurs de culture nous permettent de prendre de la distance avec le monde tel qu’il est, tout en y prenant part.


Grégory Delboé : De ton côté, tu expérimentes actuellement quelques pratiques culturelles fédératrices dans ta classe de grande section de maternelle.  Qu’est-ce que cela change pour toi et pour les élèves ?

Maëliss Rousseau : J’expérimente trois PCF : dans le domaine des activités physiques, le jeu d’opposition Pique-épingle, dans le domaine mathématique, le jeu de stratégie Poules, renards, vipères, deux jeux que tu as créés. Et dans le domaine artistique, l’exposition d’aquarelles que nous avons élaborée ensemble.

En première séance, les élèves découvrent la pratique, puis j’échange avec eux sur « ce qui pourrait les rendre plus forts ». Avec mon aide, ils inventorient les ressources qu’ils pourraient mobiliser dans cette pratique. Certaines ne sont pas identifiables par eux, c’est moi qui les explicite. On appelle ce rituel « l’inventaire des ressources ». Par exemple, le jeu Poules, renards, vipères demande d’utiliser un dé. Une des ressources que j’ai aidé les élèves à identifier est « reconnaitre rapidement la quantité indiquée par le dé ». Pour chaque ressource, je consacre une ou plusieurs séances à travailler en « séance décrochée » avec ceux qui ne la maitrisent pas encore. Les autres la réinvestissent dans d’autres contextes. Lorsque cette ressource est suffisamment solide pour les élèves, ils rejouent à Poules, renards, vipères tous en même temps. Je les réunis à nouveau autour de l’inventaire des ressources entre chaque séance pour le compléter et nous situer dans le parcours d’apprentissage.

Les récits, albums ou histoires, et les œuvres, choisis en lien avec le vécu des élèves, ont une place importante dans ces séquences. Pour Poules, renards, vipères, nous avons réuni des albums sur le thème « manger ou être mangés » (voir références). La compréhension et l’interprétation des albums nourrissent l’imaginaire des élèves, donnent du sens à leur expérience commune.

Bien que les pratiques s’étalent sur plusieurs semaines, la mobilisation des élèves ne faiblit pas dans ma classe. Ces séquences pourraient donner une impression de monotonie. Pourtant, je peux témoigner de l’enthousiasme des élèves lorsqu’ils constatent qu’ils ont encore accru leur pouvoir d’agir.
Cette mobilisation permet aux élèves de s’engager encore et encore alors que, du côté de l’adulte, des réglages sont parfois nécessaires. Par exemple, pour le jeu d’opposition Pique-épingle, dans le domaine « Agir, s’exprimer, comprendre à travers les activités physiques », il a fallu que toi et moi adaptions le jeu aux possibilités motrices et émotionnelles des élèves de maternelle. Comme ils « se jetaient » les uns sur les autres, nous avons créé une zone séparant l’espace de jeu entre chaque joueur. Les séances décrochées, elles, sont toujours en cours d’expérimentation, car nous ne sommes pas encore satisfaits des temps d’apprentissage que nous proposons.

G. D. : Le rituel, qui, comme le dit Philippe Meirieu « fait tenir les humains ensemble4 », est une idée force dans l’approche qui intègre la PCF. Comment cela se concrétise-t-il dans ta classe ?

M. R. : Une des forces de la PCF est qu’elle remplit les fonctions scolaires du rituel, mais qu’elle va aussi au-delà. Vécue dans les mêmes conditions plusieurs fois, elle crée des attentes chez les élèves, leur donne un sentiment de liberté, car elles sont encadrées par des règles progressivement intériorisées. Elles libèrent donc de l’attention pour s’approprier de nouvelles manières de faire. Lors du retour rituel à l’inventaire des ressources avant et après la pratique, ces questions qui reviennent « Qu’est-ce qui nous rendrait plus forts ? » (ressources potentielles) et « Qu’est-ce qui nous a rendus plus forts ? » (ressources effectives) invitent les élèves à s’inscrire dans une logique de progrès, et à envisager l’école comme le lieu où l’on s’élève.

Au-delà de la classe, les PCF inscrivent l’enfant dans une histoire qui préexiste à sa venue au monde car elles sont directement inspirées par des pratiques existant en dehors de l’école. Les récits et les œuvres qui émaillent la séquence initient le groupe à tout un champ culturel, l’introduisant ainsi dans le monde des grands, lui donnant l’occasion d’en coconstruire le sens.

G. D. : En se ritualisant, la PCF vise, entre autres, la mise en évidence des progrès de chacun. As-tu fait des constats en ce sens ?

M. R. : Les progrès de mes élèves sont une de mes belles surprises dans cette expérience. Je crois que la PCF génère deux types de progrès : la progression du groupe dans sa découverte de la pratique et la progression de chacun qui accroit peu à peu son pouvoir d’agir.

Grégory Delboé
Formateur à l’Inspé de l’académie de Lille, site de Douai
Maëliss Rousseau
Enseignante en maternelle

LA RÈGLE DE POULES, RENARDS, VIPÈRES
PRÉSENTATION : Poules, renards, vipères est un jeu de plateau où l’on se déplace avec un dé qui comporte une face blanche. Dès la maternelle, il permet d’engager des apprentissages dans le domaine « Construire les premiers outils pour structurer sa pensée ».

Le jeu est conçu pour deux à quatre joueurs. Chaque joueur reçoit trois pions d’une même couleur : une poule, un renard, une vipère.

Les premières parties, chez les plus jeunes, sont encadrées par un arbitre, qui peut vérifier le respect des règles. Il est chargé plus particulièrement de contrôler l’exactitude des déplacements de pions.

BUT DU JEU : Remplir son carton « animaux sauvés » avant les autres. Pour sauver chacun d’entre eux, il faut les faire arriver sur la case centrale « pleine nature ».

RÈGLES : Celui qui fait le plus petit nombre sur le dé commence, puis on joue chacun son tour.
Chaque animal démarre d’une ville, et avance d’autant de cases qu’il y a de points sur le dé.
Le joueur choisit l’animal qui avance sur le plateau, et le sens dans lequel il avance.
Si le dé tombe sur la face blanche, le joueur relance.
Si deux animaux tombent sur la même case, le plus fort mange le plus faible. Dans ce cas, l’animal ressort du jeu.

LA RÈGLE DE PIQUE-ÉPINGLE

PRÉSENTATION : Pique-épingle est un jeu d’opposition un contre un. Il permet d’engager des apprentissages en EPS, de la maternelle au cycle 4.
Des pistes sont délimitées : succession de « couloirs » d’un mètre cinquante de large.
Chaque joueur est équipé de quatre pinces à linge (les épingles) : une sur l’épaule gauche, l’épaule droite, le bassin gauche, le bassin droit.
Il est possible de mettre un élève arbitre à partir de la GS ou de privilégier l’auto-arbitrage.

BUT DU JEU : Comptabiliser plus d’épingles que son adversaire à la fin du temps réglementaire.

RÈGLES : Position de départ : face à face, à deux mètres l’un de l’autre.
Début du combat : l’arbitre invite à se saluer, puis fait démarrer l’assaut.
Ne pas toucher à ses propres épingles (sinon elles sont gagnées par l’adversaire).
Ne pas sortir du ring (sinon reprise du jeu en position de départ).
Ne pas mettre de coup à son adversaire.

Manger ou être mangé ? Les albums
Aux éditions de L’école des loisirs :
Claude Boujon, Bon appétit monsieur Renard, 1996
Keiko Kasza, Mon jour de chance, 2006
Rascal et Girel, Ami-ami, 2002
Anaïs Vaugelade, Le déjeuner de la petite ogresse, 2004
Tomi Ungerer, Le géant de Zeralda, 2002

Sur notre librairie :


N° 588 – Les cultures à l’école
Dossier coordonné par Régis Guyon et Catherine Hurtig-Delattre

L’école l’accueille et transmet une grande diversité de cultures. Comment les reconnait-elle ? Comment se passe la rencontre avec l’autre, entre inclusion et tensions ? Notre dossier invite à faire place à l’Autre, pour faire société.


Notes
  1. Gaston Berger, L’homme moderne et son éducation, PUF 1967.
  2. Olivier Reboul, La Philosophie de l’éducation, PUF, coll. « Que Sais-Je ? », 9e édition, Paris, 1989.
  3. Ibid.
  4. Chronique de Philippe Meirieu parue dans Le Café pédagogique du 30 janvier 2015, https://www.cafepedagogique.net/les-archives-du-cafe/.