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Des enseignants qui changent l’école au quotidien

Tout d’abord, je tiens à préciser que mon expérience professionnelle, qui s’étend aujourd’hui sur une petite dizaine d’années, se « limite » au collège, et au collège de Zep. Un stage en Zep à Vernon dans l’académie de Rouen, puis un collège Zep, ancien Pep4, prévention violence, de Saint-Denis (93). J’y ai été nommée pour mon premier poste et j’y suis restée. C’est aujourd’hui un choix.
Mon point de vue sur l’école est donc déterminé par cette expérience somme toute singulière. Il n’en est pas pour autant forcément biaisé puisque, au-delà de ses particularités propres, enseigner dans ce lieu, la ZEP, la banlieue, qui cristallise tous les fantasmes, oblige à questionner presque quotidiennement sa pratique et jusqu’au sens de l’acte d’éduquer, le rôle que, en tant qu’enseignant, il nous revient de jouer. Les difficultés que nous rencontrons ne sont que l’écho exacerbé de celles de l’école dans son ensemble.
Nos élèves y sont bien souvent pris dans une contradiction douloureuse. L’école est, ils le savent, leur seule chance d’une ascension sociale hautement désirable ; elle est aussi, et pour cette raison même, une forte source d’angoisse, qui peut se manifester sous la forme d’une hostilité qui n’est au fond qu’une posture de défense. Le rapport à l’enseignant, et à ce qu’il enseigne, est conditionné par cette contradiction. Notre premier travail est alors d’aider nos élèves à la résoudre. Nous y parvenons, tant bien que mal, le plus souvent, je veux le croire. Mais il est clair que nous sommes, en banlieue plus qu’ailleurs, confrontés à un contexte social qui nous réduit dans certains cas à une impuissance irréductible et difficile à vivre.
Je choisirai trois grands piliers sur lesquels peuvent s’appuyer ces changements, ces évolutions indispensables à l’école, qui doivent s’effectuer sur la durée et être accompagnées d’une réflexion de fond qui semble faire aujourd’hui gravement défaut chez nos décideurs politiques, lesquels préfèrent les solutions faciles et rapides.

L’évaluation

Elle est au cœur de l’angoisse, pour des raisons évidentes. Comment, sans être hypocrite, sortir nos élèves de l’obsession de la note et de la sacro-sainte moyenne trimestrielle, alors que la notation chiffrée détermine entièrement ou presque leur avenir scolaire, voire social ? À tel point que, pour la sélection dans les différentes spécialités de BEP/Bac professionnel, seules les notes sont prises en compte, et qu’un logiciel informatique décide des affectations. L’école connaît aujourd’hui un frémissement à cet égard et commence à se tourner progressivement vers une évaluation par compétences, telle qu’elle est pratiquée dans d’autres pays européens. Il s’agit de passer d’une évaluation qui sanctionne des lacunes à une évaluation qui valorise des savoir-faire et des apprentissages ; l’évaluation par compétences, si elle est fine et réfléchie, prend davantage en compte les particularités et les rythmes de chaque élève. Il faut sortir d’une logique purement compétitive, celle qui prévaut aujourd’hui largement dans notre école, pour permettre aux élèves d’entrer, pour ainsi dire, en compétition avec eux-mêmes, non plus avec les autres. C’est un moyen possible pour que nos élèves deviennent acteurs de leur propre éducation, au lieu de rester des récepteurs passifs de notre enseignement.
La question de l’évaluation est pour moi essentielle parce qu’elle détermine profondément le rapport, intellectuel mais aussi psychologique, que nos élèves entretiennent avec le savoir. Elle est un stimulant indispensable, mais qui ne doit pas devenir destructeur, notamment pour les élèves les plus en difficulté, mais pas seulement eux. Car l’angoisse du bon élève, moins visible, peut être tout aussi profonde… Le vrai défi pour moi, c’est de réussir à leur faire penser l’évaluation comme un outil dans le processus de leur construction personnelle, et non plus comme une finalité en soi, voire, et c’est encore plus dangereux, comme une appréciation figée à jamais de leur valeur en tant qu’individu… Avec des élèves comme ceux que je connais, qui souffrent d’une estime d’eux-mêmes fragile à l’extrême, ce passage d’une note évaluation d’un travail à une note évaluation de ce que je suis est vite fait.

Le rapport au savoir

Je ne puis m’empêcher de penser que le contexte général dans lequel nous vivons n’est pas favorable à la chose intellectuelle. Le culte de la performance pour la performance, de l’argent, facile ou non, etc. ne me semble pas la voie idéale pour développer une curiosité intellectuelle qui ait aussi sa part de gratuité. Je citerai Marcel Gauchet, qui résume cette évolution : « On ne croit plus au statut humanisant du savoir. Il en faut parce que c’est utile socialement. » Et lorsque le Président de la République se demande quelle utilité peut bien avoir l’étude de La Princesse de Clèves pour la guichetière lambda, il ne fait que prouver à quel point Marcel Gauchet a raison. En tant que professeur de Lettres, je dois répondre à une injonction à la fois stimulante et complexe : prouver à mes élèves que la littérature vaut la peine d’être étudiée, vaut la peine, même, d’être vécue. Les adolescents sont encore, Dieu merci, dans le questionnement : ils demandent qu’on le leur prouve, ils n’ont pas encore décidé que c’était inutile. J’essaie de faire en sorte que la classe devienne le lieu d’une rencontre, entre ce qu’ils sont et le texte que je leur propose. J’essaie de leur montrer que ce texte, qui ne sort pas de nulle part, comme par magie, qui ne sort pas d’un Olympe culturel pour eux franchement intimidant, leur parle, à eux, qu’il a été écrit pour eux. Plusieurs moyens aident à cette démarche : libérer leur parole sur le texte ; partir systématiquement de leurs réactions avant de construire progressivement une analyse littéraire et réfléchie, qui leur permette de se rendre compte que ces réactions ont été provoquées, par le style, par des procédés d’écriture précis et qui n’ont pas été choisis au hasard ; les faire réfléchir personnellement sur les questions que pose le texte. Que la littérature descende de son piédestal, qu’elle perde de son inquiétante étrangeté, afin qu’ils se l’approprient, c’est pour moi le seul défi qui vaille, d’autant plus difficile que mes élèves ont souvent un rapport au langage, et à toute la culture qu’il véhicule, problématique et conflictuel. À cet égard, le passage par l’étude filmique, où l’obstacle de la langue ne vient plus parasiter leur réflexion, peut être un bon moyen pour leur faire prendre conscience de cette rencontre entre une œuvre et eux.

L’autorité

Enfin, s’il est un mot qui revient sans cesse, me semble-t-il, dans les discours sur l’école aujourd’hui, c’est bien celui d’autorité. Les enseignants, nous répète-t-on à l’envi, ont perdu toute autorité sur leurs élèves. Évidemment, dans l’imaginaire collectif, ce problème de l’autorité serait particulièrement brûlant dans les collèges de banlieue. Comment maîtriser ces fauves que sont les élèves de ZEP ? Passait hier soir sur Arte un film, tourné dans un collège de Saint-Denis, qui met en scène une enseignante (de Lettres) prenant en otages ses élèves. Je n’ai pas vu le film, mais j’en ai vu une photo qui m’a semblé symbolique au dernier degré : on y voit Isabelle Adjani (l’enseignante) tenant dans une main Le Bourgeois gentilhomme et dans l’autre un pistolet. Comment dire plus explicitement que le seul moyen d’inculquer un peu de culture, un peu de civilisation à ces sauvages est de les menacer d’une arme à feu ? On pourra se réfugier derrière l’argument de la fiction, je demanderai alors : pourquoi avoir choisi un collège du 93 pour mettre en scène cette fiction ?
Que des enseignants, que des collèges connaissent des difficultés importantes, loin de moi l’intention de le nier. Je crois néanmoins que, avant de généraliser des situations particulières, il faut d’abord se poser la question de l’origine réelle de ces difficultés. Or elle est à mes yeux bien davantage liée à des raisons contingentes (une direction défaillante, des équipes instables, un établissement victime d’un environnement violent) qu’à ce qui serait la nature intrinsèque de nos élèves de banlieue. Personnellement, j’ai rarement rencontré jeunes plus respectueux que mes élèves. Simplement, l’autorité de l’enseignant se construit aujourd’hui différemment. Elle n’est pas donnée d’emblée et il est vrai que nos élèves se sentent aujourd’hui le droit de la questionner, de la remettre en cause. La situation de l’enseignant en est rendue nécessairement plus inconfortable. Apporter une réponse valable à leur questionnement fait désormais partie de notre fonction éducative. Aussi, ce rapport nouveau entre l’élève et l’enseignant crée, et c’est très positif, une dynamique nouvelle. La relation n’est jamais figée. Le maintien de son équilibre m’oblige à réfléchir au ressenti de l’autre qu’est mon élève, à comprendre ses éventuels refus, voire, car cela arrive, son hostilité et, de là, à penser ma pédagogie en profondeur. Car il ne s’agit évidemment pas de faire de l’enseignant un psychologue à la petite semaine, mais de l’obliger à penser son enseignement en mouvement et à prendre en compte l’aspect relationnel inhérent à tout travail pédagogique.
L’autorité ne s’établit pas sur un rapport de force, mais bien au contraire sur un rapport de confiance. Et cette confiance doit se construire, pour l’enseignant, d’abord sur son savoir, ainsi que sur sa capacité et sa volonté à le transmettre à ses élèves. Mon expérience m’apprend que mes élèves sont particulièrement sensibles au contenu d’un cours et à la façon de le mettre en œuvre pour eux.
L’autorité ne s’établit pas sur un rapport de force, mais bien au contraire sur un rapport de confiance. Et cette confiance doit se construire, pour l’enseignant, d’abord sur son savoir, ainsi que sur sa capacité et sa volonté à le transmettre à ses élèves. Mon expérience m’apprend que mes élèves sont particulièrement sensibles au contenu d’un cours et à la façon de le mettre en œuvre pour eux.
Alors, je terminerai en disant que ce n’est pas en plaçant un policier dans chaque établissement scolaire, ce n’est pas en établissant un lien pour le moins problématique entre sanction scolaire et sanction pénale, que l’on permettra aux enseignants d’exercer leur autorité sur leurs élèves, mais c’est en leur donnant, de manière ambitieuse, les moyens de déployer leur enseignement et leur pédagogie pour l’ensemble de leurs élèves, et c’est en permettant aux élèves, surtout ceux de banlieue, de sentir qu’ils sont bien toute leur place à l’école – et dans notre société.

Sophie Audoubert