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Corinne Zongo-Wableest, Sumeyya Onat Demerci : Des médiations pour dépasser la gêne, les préjugés, les résistances

Quand chacun se bloque en pensant que c’est l’autre, l’étranger à soi, qui ne comprend rien, la médiation interculturelle peut aider à faire un bout de chemin pour mieux prendre en charge la situation difficile d’un enfant.
Pouvez-vous présenter votre équipe et sa fonction ?

Trivia est une équipe mobile de médiation transculturelle dans l’agglomération creilloise (Oise), composée d’une anthropologue et thérapeute, d’une psychologue, et d’une médiatrice transculturelle.

Nous sommes sollicitées par différents professionnels de l’Éducation nationale, à tous les niveaux scolaires : psychologues scolaires, infirmières, enseignants. Ils font appel à nous pour des situations très variées : des problèmes de comportement, d’apprentissages, de communication linguistique, d’orientation dont les familles ne comprennent pas toujours le sens, de problèmes autour du handicap, etc. Ils nous appellent aussi pour des situations ayant entrainé un signalement ou une information préoccupante (IP) : des cas de maltraitance, mais pas seulement, ce peut être aussi des questions d’éducation, sur la nourriture par exemple, ou de bienêtre de l’enfant.

Sur le territoire de l’agglomération, nous sommes bien connues maintenant des partenaires locaux. Nous proposons également des actions de sensibilisation aux personnels en intermétiers.

Pouvez-vous définir ce qu’est la médiation transculturelle et expliquer quels sont vos principes d’intervention ?

La médiation transculturelle propose des espaces intermédiaires entre professionnels et familles impliqués dans des situations de blocages, pour favoriser le dialogue et la négociation. La prise en compte de la langue d’origine des familles reste centrale.

Pour demander une intervention, il y a d’abord une fiche de situation à envoyer et nous évaluons si cela relève ou pas d’une médiation transculturelle ; nous avons des indicateurs précis et il nous arrive de refuser de prendre en charge une situation qui relève d’autre chose — de la justice, par exemple. Dans chaque intervention, il s’agit de comprendre les attendus de chaque acteur pour que les décisions éventuelles soient prises au bon moment. Parfois les questions pertinentes n’ont pas été posées en réunion avec la famille, par gêne, par oubli, ou en raison de représentations mutuelles sur l’« autre ».

Pouvez-vous nous donner des exemples de situations où vous êtes intervenues ?

Par exemple auprès d’une famille turque, pour Ali (les prénoms sont modifiés), 6 ans, qui avait à l’entrée au CP un retard de langage et de développement cognitif. Une démarche a été faite auprès du médecin scolaire avec tests, dossier MDPH (maison départementale des personnes handicapées). Ces démarches avaient été initiées par l’Éducation nationale avec une information tardive à la famille, ce qui a généré un blocage très fort. La maman ne pouvait pas entendre le mot handicap et elle-même n’arrivait qu’à le chuchoter lors des entretiens. Elle ne comprenait pas comment et pourquoi son fils serait atteint d’un handicap. La démarche est très différente en Turquie, et les parents ne se sont pas reconnus dans ce qui s’est passé en France.

Autre exemple d’une situation où nous sommes arrivés trop tardivement, celle d’une jeune fille au lycée dans une situation d’extrême maigreur. La situation était connue depuis longtemps comme une anorexie sévère, mais il y avait une grande résistance des parents qui refusaient les soins. Si la médiation transculturelle était intervenue plus tôt, elle aurait permis d’hospitaliser plus vite cette jeune fille dont le refus de nourriture était vécu par ses parents, originaires de Côte d’Ivoire, comme un caprice, surtout parce que, dans leur culture, il n’est pas concevable de refuser la nourriture.

On peut encore évoquer ce garçon, Farid, dont le comportement posait des problèmes en grande section de maternelle et qui semblait « déconnecté » de son environnement. L’Éducation nationale proposait de se diriger vers un IME (institut médicoéducatif), mais il semblait très difficile de communiquer avec la maman. Il a fallu créer un espace d’échange où la maman a expliqué qu’elle n’avait pas confiance à cause d’un incident. Elle attachait tous les matins à l’enfant une « ceinture de protection » et quand l’enfant est un jour revenu sans sa ceinture, cette mère a été persuadée que c’étaient les enseignants qui l’avaient retirée, ce qui n’était pas le cas.

Une fois la communication rétablie, la médiation a pu permettre d’expliquer ce que voulait dire l’IME et de commencer les démarches — en laissant aux parents la décision finale. Dans l’espace de médiation, la mère a pu parler sans honte de cette histoire de ceinture ; or, il faut savoir que beaucoup de parents partent du principe que, s’ils disent quelque chose à l’école, issu de leurs coutumes, de leur culture, ça va se retourner contre eux. La médiation transculturelle offre un cadre où ces récits peuvent s’élaborer sans crainte de jugement.

Que faites-vous quand des conduites vont à l’encontre de valeurs, comme l’égalité garçons-filles dans le choix des études, par exemple ?

Nous n’intervenons pas dans la sphère intrafamiliale. Notre rôle ne consiste pas à faire la morale, nous ne sommes pas là pour convaincre, mais pour aider chacune des parties à déconstruire ses représentations pour pouvoir cheminer ensemble. Une association locale nous a demandé une journée d’information à destination des parents sur les études des filles : lors de cette journée, nous avons proposé de travailler la question du sens que l’on donne aux études et la mise à plat des réticences (y compris de la part des filles elles-mêmes). La médiation, ce n’est pas faire accepter ce que seraient nos choix, c’est dénouer, se parler, comprendre, donner du sens : c’est ce qu’on va faire sur un plan anthropologique.

Sans doute faut-il aussi une meilleure information des enseignants sur ces questions ?

Absolument. Parfois, d’ailleurs, il s’agit simplement de trouver un interprète pour que les parents puissent parler dans leur langue ! On peut signaler au passage que l’éducation nationale manque cruellement de traducteurs. Faute de cette aide, les équipes éducatives font souvent appel au frère ou à la sœur… Dans un établissement que nous connaissons, lors d’une commission éducative, la famille non francophone a dû faire appel par téléphone à un ami qui a fait la traduction.

Dans nos médiations, nous refusons que ce soit le frère ou la sœur qui traduise, afin de préserver l’objectivité de la traduction et de protéger l’interprète dans les relations intrafamiliales. Les personnels de l’Éducation nationale doivent être sensibilisés à ces questions, faute de quoi ils ont peur d’être intrusifs ou se sentent illégitimes.

Avez-vous aussi des actions spécifiques en direction des parents d’élèves ?

Dans l’agglomération, nous intervenons dans une Maison des parents, avec un café des parents organisé quatre fois par an. Dans une séance récente, nous avons mené une discussion autour du respect et des punitions. Et des parents, qui ont été scolarisés hors de France, ont appris avec surprise que les châtiments corporels avaient existé il n’y a pas si longtemps en France ! Ainsi, la rencontre peut aussi servir à mieux connaitre l’histoire de l’éducation en France et ses évolutions.

Corinne Zongo-Wableest est anthropologue et cothérapeute
Sumeyya Onat Demerci est psychologue et cothérapeute
Propos recueillis par Florence Castincaud

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