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C’est grave qu’un prof nous traite de minable ?

Comment écouter les remarques imprévues des élèves en plein cours ? Comment accueillir leurs différentes émotions ? Regards de chercheuses sur des réactions d’élèves en classe de Segpa.

Notre observation a eu lieu en milieu d’année scolaire, en fin de semaine, lors de la première heure de cours. Les élèves s’installent et le cours débute. Hugo lève la main pour demander à son enseignante : « Est-ce que c’est grave qu’un prof nous traite de minable ? » Toute la classe peut entendre sa question. L’enseignante lui répond « Si tu as quelque chose à me dire, tu me le diras tout à l’heure. » Elle poursuit ensuite son cours. Plus tard, Hugo tente à nouveau d’interpeler l’enseignante de la même manière, mais en vain.

Lors du cours suivant, dans une autre salle de classe du collège, avec une autre enseignante, Hugo sollicite à nouveau, à sa manière, un temps d’écoute : « C’est grave, madame, si un prof traite un élève de minable ? » L’enseignante, Léa, se montre corporellement attentive : elle arrête de distribuer ses documents en se déplaçant de table en table, puis se tourne face aux élèves, lève la tête, les sourcils et se montre intriguée. Elle signifie qu’elle est ouverte à en savoir davantage.

RESSENTIS

C’est alors que Jessica s’autorise à développer la question d’Hugo : « On était en cours avec M. X et c’est Hugo et Soren, ils ont fait des bruits. Madame, c’est à cause d’eux. » S’ensuit alors un quart d’heure d’échanges entre Léa et ses élèves, sur cet événement survenu la veille en fin de journée : des élèves ont fait du bruit lors d’un cours qui nécessitait le silence, et l’enseignant, M. X, s’est emporté. Léa distribue la parole dans cette classe de Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté) de REP+. Alors que quelques élèves lèvent la main spontanément, elle sollicite l’expression du reste des élèves avec des relances précises pour les aider à verbaliser. Elle encourage les élèves à exprimer ce qu’ils ressentent.

Soren : Il m’a traité de minable.
Léa : Ça t’a blessé ?
Soren : Oui, ça m’a très blessé.
Léa : Il faut faire la gestion de cette problématique qui devient envahissante. Jessica, qu’est-ce qui a été fait entre le moment où il y a eu le problème et maintenant ?
Jessica : J’en ai parlé à ma mère. À cause d’eux (elle désigne Soren et Hugo) j’ai pris un rapport. À cause d’eux, je rigolais et ma mère m’a crié dessus.
Léa : Tiffanie, comment t’as vécu ton cours ?
Tiffanie : Ça fait plusieurs fois que M. X nous crie dessus, ça ne change pas, comme d’habitude.
Léa : Tous les autres, vous viviez ce cours-là, ça ne vous gêne pas ?
Mathilde : Le prof m’a félicitée, moi.
Léa : Il y a ce que le prof dit et votre ressenti. Vous avez bien vécu la séance ?

Les expressions individuelles se succèdent avant que Léa synthétise ainsi : « Des gens ont fait du bruit. Au début, M. X voulait faire sortir Hugo. Puis d’autres se sont mis à rigoler, la moitié dysfonctionnait. »

Nous observons que Léa marque une rupture dans son cours en créant un espace propice à l’écoute. Elle encourage les élèves à exprimer leurs propres ressentis. Elle commente peu les propos des élèves, les aide à s’exprimer calmement, sans chevauchements de prise de parole, ce qui évite les expressions désorganisées, les récriminations et les accusations. Elle se montre attentive, ce qui participe à cette ambiance d’écoute. Bien qu’elle fasse peu de commentaires, elle apporte quelques interprétations telles que : « Vous étiez dans des attitudes limites, ça arrive. » L’écoute de l’enseignante constitue un préalable nécessaire à la régulation des émotions.

écoute empathique

Cependant, Léa ne se contente pas seulement d’aider les élèves à reconnaitre leurs émotions passées : elle oriente, dirige les propos. Nous reconnaissons les principes de l’écoute empathique en classe (par exemple, les travaux de Catherine Schmider1 sur la communication non violente à l’école). Elle accompagne les élèves vers trois actions : exprimer leurs ressentis, envisager les ressentis de la personne avec laquelle ils sont en conflit, coconstruire des solutions. Nous venons d’analyser comment elle aide à l’expression des ressentis des élèves. Voyons maintenant comment elle fait envisager ceux d’autrui et conduit vers des solutions.

Léa explique que « M. X est malheureux. Au lieu de vous le dire, il va prendre le chemin pas forcément à suivre et va monter dans les tours. Au début, son état émotionnel était nickel. Il vous a reçus ; en même temps, l’état descendait et, pour vous, ça montait. On est arrivé à un stade où il était submergé par les émotions. » Léa mime avec ses mains des lignes pour représenter les émotions de son collègue et des élèves ce jour-là.

Certains élèves semblent comprendre l’importance de considérer les émotions de M. X, comme Enzo qui dit tristement : « Je n’aime pas que l’humeur de M.X soit comme ça. » Un autre élève, Melvin, utilise son cahier pour y tracer les lignes montantes, descendantes. Il le montre à tous, signifiant sa compréhension de la schématisation de Léa.

Cette dernière nous dira plus tard : « On fait le schéma, c’est pareil pour le schéma narratif. Quand il y a l’élément perturbateur qui crée l’émotion, on est surpris, on a peur. Que va-t-il se passer ? Donc on essaie de faire nos petits schémas. Du coup, on le transpose quand on essaie de revenir sur des choses un petit peu concrètes et objectives, ça permet de dédramatiser. Par rapport à ça, les élèves ont une lucidité que parfois l’adulte n’a pas. Le collègue, M. X, a fait des formations sur son temps personnel. Mais ça déborde. Il sait qu’il y a des réflexions ou des comportements sur lesquels il a du mal. »

Mayssa, quant à elle, s’interroge sur la rationalité des actions de M. X. Elle dit : « Moi, j’ai rigolé comme une folle et M. X m’a rien dit. » (Contrairement à Jessica pour laquelle M. X a établi un rapport d’incident à destination, entre autres, des parents.) Léa répond à Mayssa en disant : « M. X a été davantage déçu par Jessica ou alors il n’était plus en mesure de t’écouter. » Difficile de savoir si la réponse a satisfait Mayssa, qui n’a plus pris la parole lors de ce cours, mais Léa est parvenue à orienter la réflexion de Mayssa sur les émotions de M. X.

Mettre des MOTS

On voit que Léa met ses propres mots sur les tensions, amenant les élèves à une interprétation des ressentis d’autrui et du lien entre leurs actions et celles de M. X. Léa cherche également à déterminer les actions à réaliser dans un futur proche, notamment pour rendre la situation soutenable pour tous. La coconstruction des solutions s’effectue par le dialogue, permettant à l’enseignante d’engager les élèves à exprimer des solutions qu’elle peut ajuster.

On observe que le dialogue est apaisé par des prises de parole organisées, avec un débit lent, de petits silences, ce qui contribue à atténuer l’expression vive des émotions et favorise l’écoute mutuelle entre élèves. Léa ne construit pas une solution commune. Ainsi, elle évite un compromis. Elle évite la solution qui convient à peu près à tous mais parfaitement à personne. Elle accompagne l’élaboration de réponses individuelles, propres à chaque élève.

Ainsi, Jessica propose de présenter ses excuses à M. X en disant : « J’aime pas ce cours, je voulais m’excuser, parce que, voilà… » Léa encourage cette intention en lui disant : « C’est bien, ta démarche d’aller voir M. X. » Hugo cherche également des moyens pour rétablir une bonne relation avec M. X. Il avance : « S’il est gentil avec nous, on pourra avoir une bonne relation. »

Léa essaie de modifier cette façon de voir, qui contient une condition qui échappe à l’élève, mais ce n’est pas facile. (Hugo nous exprimera quelques jours plus tard son ressentiment vis-à-vis de la situation.) Léa prend les devants en disant : « La situation doit être autre. Vous vous engagez à ce que ça ne se reproduise plus ? Je m’engage à lui parler. Je veux que vous me fassiez un retour la semaine prochaine des engagements pris. Avant de partir en cours avec M. X, il faut avoir une discussion pour un retour à la relation et voir ce que vous attendez les uns des autres. »

En résumé, cette observation montre qu’une ambiance d’écoute est favorisée par les interprétations guidées par l’enseignante. Ce guidage aide les élèves à donner un sens à leurs émotions encore vives et lourdes d’incompréhension. Nous savons qu’écouter n’implique pas toujours de cautionner ni d’approuver. Écouter des émotions sociales vives revient ici à engager celui qui écoute. Autrement dit, écouter en orientant les expressions signifie aux élèves qu’ils ne sont pas seulement écoutés, mais également entendus. C’est-à-dire que leur enseignante s’implique dans l’échange et s’engage à en faire quelque chose.

Léa a su quoi faire de ce qu’elle a entendu, en l’occurrence jouer l’apaisement et la médiation entre son collègue et les élèves. Elle est parvenue à ouvrir le dialogue, favoriser l’expression et l’écoute des élèves, tout en préservant une solidarité entre adultes. Elle a aménagé un espace dont on perçoit les fonctions éducatives. Pour ce faire, elle a organisé l’expression à haute voix en classe en tours de parole organisés, centrés sur les émotions personnelles puis les émotions d’autrui. Le langage a constitué une ressource pour mettre à distance et formaliser des événements vécus péniblement. Elle a engagé les élèves à prendre des décisions d’actions à venir, par une écoute structurée et maitrisée.

Nadine Pairis
Chercheuse associée à l’unité mixte de recherche EFTS (éducation, formation, travail, savoirs) de l’université de Toulouse
Hélène Veyrac
Enseignante-chercheuse à l’unité mixte de recherche EFTS (éducation, formation, travail, savoirs) de l’université de Toulouse

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Notes
  1. Catherine Schmider, La communication non violente à l’école. Diversité 161, 2010. https://www.persee.fr/doc/diver_1769-8502_2010_num_161_1_7565.