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Mireille Cifali : « Apprendre, une source d’angoisse et de passion »

Historienne et psychanalyste, Mireille Cifali a occupé plusieurs fonctions à la section des sciences de l’éducation de l’université de Genève. Son exigence première est de permettre à celles et ceux qui exercent des métiers de l’humain de comprendre la dimension affective de leurs gestes et paroles. Elle vient de créer Foetica avec Bernard Meier, un superbe site qui vise à «<em>présenter une sensibilité, un regard, des clins d’œil en marge du quotidien</em>». Nous avons eu envie qu’elle nous en dise plus.

Vous insistez beaucoup sur l’idée du savoir comme mouvement, mise en mouvement : ce sont vos professeurs qui ont développé chez vous cette représentation du savoir ?

Oui, je le pense. Et aussi de ma propre expérience vis-à-vis du savoir. Apprendre a été pour moi tout à la fois source d’angoisse et de passion, depuis le début de l’école. Je l’ai investi, certainement pour me sauver de douleurs intérieures ; la lecture a été mon refuge et l’est encore. Je n’avais pas forcément une facilité à apprendre, il m’a fallu beaucoup de travail, traverser des angoisses à chaque épreuve de contrôle ; j’ai triché par peur.

J’ai rencontré évidemment de belles figures de professeur dans les dernières années scolaire avant la maturité. Ils m’ont mis en mouvement, certainement aussi. Il y avait chez moi du désarroi de me rendre compte que je ne comprenais pas grand-chose ni à moi ni au monde. Je me suis mise à chercher, et je cherche encore. Cette quête de compréhension, à la fois intérieure et extérieure a structuré ma vie : c’est une passion, un plaisir de découvrir encore et encore ce que je ne sais pas, une telle quête est inépuisable : elle entretient ma curiosité, me provoque à remettre en question certains éléments, tout en restant fidèle à d’autres.

Ensuite pour répondre à votre question, c’est la rencontre avec Michel de Certeau qui fut déterminante. C’est lui dont toute l’œuvre est traversée par un mouvement : mouvement vers un savoir qui échappe ; mouvement d’un désir adressé, toujours adressé ; mise en mouvement par ce qui manque, qu’il nomme lui l’Absent. C’est une philosophie de vie, dans laquelle la quête d’un savoir est un bien précieux.

Je ne peux faire de mon expérience un modèle pour quiconque. Qu’aimerais-je cependant pouvoir initier chez chacun, même chez celles et ceux que l’on taxe d’a-scolaires ? L’acceptation de se maintenir « en recherche » à tous les niveaux, jusqu’à la mort. Qui ne réussit pas à l’école ne devrait pas être aussi laminé dans son élan de chercher, quel que soit le domaine où cela se passe. S’arrêter d’apprendre, ne pas se confronter aux autres dans leur différence et dans ce qu’ils apportent comme contradictions, me fait peur. Il y a de l’enfermement, et peut-être du danger pour soi et pour les autres. Se murer dans la sécurité de ses idées, en rejetant ce qui n’y correspond pas, est porteur de destructivité.

L’école a-t-elle une responsabilité dans la disparition chez beaucoup d’une telle quête ? Oui, pour une part certainement. Quand le savoir n’est plus transmis comme une passion et une énigme ; lorsqu’il n’est plus relié à des expériences de vie, à de l’imaginaire, à des rêves, alors il risque de ne devenir qu’une épreuve que l’on cherche à fuir, et non comme un bien nous permettant de grandir en savoir et en intériorité. Une telle mise mouvement de celui qui cherche à connaître dépend – même si pas seulement – du propre rapport d’un enseignant au savoir. Je l’ai répété. Si un enseignant n’entretient pas ce qui fut sa passion, s’il ne se maintient pas en recherche, si l’institution ne lui donne pas les espaces de liberté pour renouveler sa quête, alors le risque est grand que le savoir ne soit plus qu’un enjeu de compétition, de comparaison, et de souffrances jusque dans sa transmission.

Cette quête n’est pas seulement celle d’un universitaire, mais de tout humain dans son rapport à soi et au monde. La hiérarchisation sociale qui verrait un universitaire mieux placé que d’autres qui œuvrent dans leur travail pour se maintenir en mouvement de création – lorsque les entreprises ont, elles aussi, l’intelligence de leur laisser de tels espaces – est une aberration. A quel qu’endroit où il se tient, cet espace de création nous est nécessaire. Beaucoup d’institutions et d’entreprises ne l’ont pas encore compris, hélas. Pas seulement l’école.

Pour beaucoup d’enfants et d’adolescents aujourd’hui l’école est davantage un lieu de souffrance qu’un lieu de plaisir et de découverte : ils n’y trouvent pas leur place. S’il n’y a pas, bien sûr, de recette miracle, que pourraient tenter leurs enseignants pour les réconcilier avec le savoir ?

Ne soyons pas naïf. L’école est une institution sociale ayant des ressorts qui vont à l’encontre du souhait que tous les élèves puissent y trouver leur place. Le discours, les vœux sont là, mais les structures ne rendent pas possible sa réalisation. Nous ne pouvons oublier ces réalités contradictoires. On pourrait espérer alors une réforme de telles structures. Il y a eu cependant tant et tant de réformes n’ayant pas vraiment transformé. Le problème est évidemment complexe, aucune réforme n’aura ses effets attendus si les enseignants ne se mettent pas en mouvement dans un sens qui les portent vers des bénéfices et non vers ce qui peut en sortir de plus négatif. Car le « nouveau » peut engendrer et l’un et l’autre.

Dans l’espace de sa pratique professionnelle, malgré des structures qui empêchent plutôt que favorisent, un enseignant peut cependant mettre en mouvement par sa parole, son rapport à la quête de comprendre, par son humanité, son dialogue, son respect de chacun, par son intérêt pour chacun et particulièrement pour qui résiste, par son inventivité dans la transmission. Il peut non pas faire des miracles, mais initier un chemin rendant l’accès au savoir pas uniquement douloureux. Il s’agit de ruser pour tenir à la fois les contraintes institutionnelles et une liberté susceptible d’entraîner certains vers un regreffage aux savoirs.

L’école, un enseignant, ne sont pas tout puissants, il y a d’autres facteurs, psychiques et sociaux, empêchant un enfant de s’autoriser à aimer apprendre. Existent en effet des discours sociaux, des discours parentaux poussant un élève à refuser ce qui lui paraît ne pas être pour lui. Tout cela est très compliqué. Le travail d’un enseignant n’est pas évident, dans sa confrontation à une réalité qui humilie, entraîne aux rapports de force, empêche le dialogue de se tenir, instaure des confrontations allant jusqu’à une violence agie.

Je m’étonne cependant que l’école publique n’aille pas davantage chercher les expériences des enseignants qui inventent, parfois aussi dans des mouvements alternatifs de pédagogie. Nous avons accumulé un savoir précieux, qui a cependant tendance à se perdre. Qui devrait être transmis dès la formation initiale des enseignants. Si la manière de traiter en formation les enseignants est de les tenir pour des élèves ayant à obéir et se soumettre, tout en leur tenant un discours sur les « praticiens réflexifs », alors il leur faudra une force incroyable pour se maintenir dans une passion et une liberté de comprendre et de tenter de les transmettre. D’y réussir et d’échouer, soutenu par d’autres. De tenter, sans s’arrêter.

Je n’ai évidemment pas de recette miracle. Nous ne pouvons simplifier les enjeux sociologiques, psychiques, anthropologiques et économiques sous-jacent à l’apprendre. Je crois cependant en la force créatrice d’enseignants qui demeurent vivants, cherchant même dans les situations les plus difficiles, en collaboration avec d’autres, en synergie, en plaisir d’être ensemble à construire des occasions emmenant les élèves là où ils ne savaient pas qu’ils pouvaient eux aussi aller. Toute création de ce type mobilise plusieurs énergies, c’est une alchimie fragile, mais cela existe. Reste que la hiérarchie aurait à le favoriser, au lieu de l’empêcher et d’avoir peur parce que cela déroge un peu l’attendu.

Vous venez de donner accès – dans un site superbe[[http://foetica.ch/ : site créé avec Bernard Meier.]] – à des séries de photographies qui témoignent d’un regard sur la vie et sur le monde passant par autre chose que les mots. L’école laisse-t-elle suffisamment de place à la diversité de voies d’accès et d’expression du savoir ?

Je suis un pur produit scolaire. J’ai passé ma vie à l’école, depuis l’enfance jusqu’à la retraite. Cela n’est pas sans conséquence. Ai passé ma vie dans les livres, que ce soit dans leur lecture ou leur écriture. Parfois je me demande si j’étais dans la « vraie vie », tout en sachant l’inanité d’une telle question.

J’ai commencé à recueillir des images – je ne me dis pas photographe – en découvrant un pays, l’Albanie, rendue sensible à ses lumières, ses fragments du murs délabrés, ses vagues transparentes. Je me suis aperçue que je n’avais pas su regarder. L’appareil de photo est mon médiateur, pour renouveler mon regard, et transmettre une certaine sensibilité au monde, sans les mots cette fois. J’en éprouve souvent une jubilation à découvrir.

Le passage par des pratiques artistiques, que ce soit la musique, le théâtre, la danse, la peinture, la vidéo, l’écriture, la poésie, autorise celles et ceux qui sont parfois les plus éloignés du savoir de se découvrir capables de créer avec d’autres, de monter un spectacle, de se dépasser, d’être applaudis, d’être reconnus autrement que par le regard habituel porté sur eux. Ces aventures peuvent faire événement, c’est-à-dire donner un sens à la recherche d’un savoir. Comme pour tout événement, il y a un avant et un après, et parfois une place trouvée. Ensuite il s’agira d’apprendre et apprendre, mais mû par une passion, par la certitude que l’on a une place dans le monde.

Alors oui, l’école aurait à favoriser de telles démarches de création, en collaboration avec des artistes[[Ouvrage collectif à paraître à l’automne, Processus de création et processus clinique.]]. La rencontre des artistes avec l’école, leur manière de créer autrement est bénéfique, à nouveau pas pour tous mais pour certains. Etre entraînés dans un spectacle, dans l’écoute et la fabrication d’une musique, dans un travail corporel, dans des performances poétiques, ont souvent des retombées sur les apprentissages traditionnels. Ce n’est pas du temps perdu, mais du temps retrouvé.

Mireille Cifali
Professeure honoraire en sciences de l’éducation de l’université de Genève
Propos recueillis par Nicole Priou


Article paru dans notre n°522, tous compétents en Français, coordonné par Dominique Bucheton et Dominique Séghetchian, juin 2015.

Comment les apprentissages de la lecture, de l’écriture, de l’oral s’actualisent-ils dans nos classes et nos cours quand l’enseignement du français ne se fixe plus comme finalité la sélection (reproduction) des «  élites  » mais la réussite de tous les élèves, y compris les plus éloignés de l’univers de l’école ?

https://librairie.cahiers-pedagogiques.com/revue/581-tous-competents-en-francais.html