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Apprendre des scolarités abîmées

Cet ouvrage fait suite – du point de vue du lecteur au moins – à un autre titre paru chez le même éditeur en 2022 : L’égale dignité des invisibles. Quand les sans-voix parlent de l’école.
Ces deux livres sont le fruit du travail d’« alliés » de l’association ATD quart-monde, puisque c’est ainsi que sont désignées les personnes « qui s’engagent à porter le combat contre la misère au quotidien au sein de leur milieu social, professionnel ou culturel ». Ils donnent la parole à des militants du quart-monde, c’est-à-dire des personnes qui vivent la grande pauvreté et qui témoignent de leur expérience scolaire. On y entend la souffrance liée aux parcours et l’espoir d’une école « différente » pour les enfants-élèves d’aujourd’hui et de demain. Si ces deux ouvrages s’adressent à tous ceux et celles qui voudront bien écouter des personnes habituellement « sans voix », le second semble davantage destiné aux enseignants, car il propose de les outiller pour comprendre et agir.
La première partie d’Apprendre des scolarités abîmées, intitulée « Rencontrer », est consacrée à la restitution d’entretiens. Douze témoignages, recueillis par une équipe d’enseignants, de formateurs et de chercheurs, portent spécifiquement sur les parcours scolaires des personnes interrogées. Des parcours qui émeuvent et bousculent : les souvenirs sont hantés par la peur, la stigmatisation, la hantise de l’orientation subie, le constat amer des compétences non reconnues. Ils sont aussi habités par quelques figures d’enseignants qui, par leur confiance, leur accompagnement, leurs pratiques différentes, les ont marqués durablement. Malheureusement, ces initiatives sont restées trop isolées pour inverser une tendance d’inscription dans le sentiment d’échec.
L’originalité de cet ouvrage est d’aller plus loin dans l’analyse et de proposer des outils et des pistes d’action. Il s’agit bien « d’apprendre des scolarités abîmées » et pas seulement de les entendre. Dans la deuxième partie, « Comprendre », les auteurs reviennent sur un des parcours, celui de David. Pas à pas, ils aident le lecteur à aller au-delà des mots et à décrypter les mécanismes. Car David a posé des actes violents qui semblent le rendre responsable de sa propre exclusion. Alors, comment comprendre ce qui s’est passé ? Il y a la part des facteurs sociaux et économiques, qui produisent « un besoin violent de dignité » et une hypersensibilité à certains détails. Il y a la maladresse de professionnels qui, croyant bien faire, se substituent aux parents et transforment à leur insu des intentions généreuses en intrusions insupportables. II y a aussi une école qui fonctionne en univers déconnecté de celui de David, alors qu’il aurait besoin de « faire des ponts entre les notions qu’il apprend et son quotidien ».
Pour nous aider à analyser des situations auxquelles nous sommes inéluctablement confrontés, un outil opérationnel figure au centre du livre. Il s’agit du « diagramme des dimensions cachées de la pauvreté », élaboré par ATD Quart Monde et une équipe de l’université d’Oxford en 2019. Ce schéma montre neuf dimensions interdépendantes, classées en trois groupes :
- le « cœur de l’expérience », qui prend en compte le volet intime de la personne concernée : dépossession du pouvoir d’agir, souffrance dans le corps, l’esprit et le cœur, combat et résistance ;
- les « dynamiques relationnelles », qui abordent l’environnement : maltraitance institutionnelle, maltraitance sociale, contributions non reconnues ;
- les « privations », qui traitent des conditions concrètes de vie : manque de travail décent, revenu insuffisant et précaire, privations matérielles et sociales.
Trop souvent, les situations vont être analysées au crible du dernier groupe, qui est le plus visible dans ses conséquences sur le logement, la santé, l’alimentation, la scolarité, etc. Il est pourtant primordial de se pencher sur les deux premiers groupes, plus difficiles à discerner, mais qui affectent en profondeur les individus.
La suite de cette partie propose d’utiliser cet outil pour comprendre la maltraitance institutionnelle de l’école à travers des mécanismes qui semblent dépasser la bonne volonté des individus. Pourtant le lecteur pédagogue pensera à des postures et initiatives alternatives pouvant, si ce n’est inverser, au moins rééquilibrer des contextes maltraitants. C’est ainsi que les récits de la première partie sont relus au regard des questions de l’écoute, du regard, du vivre-ensemble, de la place du corps, de l’esprit et du cœur.
Dans une démonstration magistrale, cet outil est enfin utilisé pour décrypter, au prisme des neuf dimensions de la pauvreté, comment l’école dépossède, parfois à son insu, les élèves et les parents de leur pouvoir d’agir.
Constats désespérants ? Non, car la dernière partie « Se mettre ensemble » propose de « dégager des pistes de transformation de l’école au profit de tous les enfants et adolescents ». Ce sont les témoins eux-mêmes qui ont élaboré des propositions, au cours d’ateliers de réflexion collective. Leurs idées s’axent autour de leurs propres besoins, auxquels la scolarité qu’ils ont vécue n’a pas répondu : une école qui respecterait le rythme de chacun en n’allant pas « à 130 km/heure », des enseignements qui créeraient « l’envie d’apprendre », et enfin des professeurs qui permettraient la réussite de tous et toutes. On peut regretter que cette dernière partie soit la plus courte, car les propositions concernant la formation, l’organisation des cursus, la posture des enseignants sont plus que pertinentes. Finalement, entendre ces voix et les positionner en force de proposition envers les professionnels que nous sommes me parait une source d’« empowerment » puissant pour eux et d’enrichissement profond pour nous.
Belle mise en acte de la démarche de croisement des savoirs – chère à ATD Quart Monde – et de la posture de « parité d’estime », moteur de la coéducation entre professionnels et parents, quels que soient leurs parcours.