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L’École face au terrorisme

Jean-Michel Zakhartchouk : Nous venons d’être confrontés à un événement qui, au-delà de l’émotion provoquée par l’horreur de la violence aveugle, nous a interpellés dans notre conscience d’éducateurs et de pédagogues. Une manifestation aussi spectaculaire du terrorisme et la demande gouvernementale de s’associer aux trois minutes de silence respectées dans la Communauté européenne nous placent devant une série de questions :
– Quelles réponses pouvons-nous donner, à l’école, aux interrogations suscitées par le terrorisme ?
– Comment réagir lorsque des élèves refusent de s’associer au moment de « silence national » ?
– Comment prendre en compte la dimension européenne de cet événement ?

Elizabeth Thuriet : Nous ne pouvons pas passer à côté d’un tel événement en nous contentant de nous taire. Le 11 mars, c’est le 11 septembre de L’Europe. J’ajoute la question de savoir pourquoi cette invitation à respecter « trois minutes de silence », émanant du Premier ministre, n’a fait l’objet d’aucun accompagnement de la part des services du ministère de l’Éducation nationale. Pratiquée d’une manière improvisée et sans explication, cette célébration risque de provoquer des effets exactement contraires à ceux qui sont recherchés.

Philippe Watrelot : Il s’agit de savoir comment, dans une telle circonstance, on intègre des valeurs communes et le respect des opinions des élèves. Quand des élèves, arguant d’une indignation sélective, refusent les trois minutes de silence, cela à voir avec la laïcité.

Elisabeth Bussienne : Je reste quand même très gênée par la référence à la laïcité qu’il ne faudrait pas confondre avec la « tolérance ». Par contre, nous devons réfléchir à une éducation à la citoyenneté qu’il ne faut pas non plus réduire à la « socialisation » comme c’est souvent le cas.

J.-M. Z. : L’acte terroriste pose pourtant bien la question des valeurs communes. Il faut montrer que condamner ou défendre le terrorisme n’est pas une question d’opinion mais bien une façon de se situer par rapport à des valeurs qui sont celles de la démocratie et de l’humanisme.

E. T. : J’irais même plus loin. J’ai entendu dire que si cet attentat avait été le fait de l’ETA, nous aurions réagi exactement de la même façon. Je suis persuadée du contraire. C’est là qu’il y a un problème : l’ETA, c’est une affaire entre Européens, Al Qaïda c’est « les autres ». En l’occurrence, ces « autres », ce sont les islamistes. De là à englober les musulmans, voire tous les Arabes, le pas est vite franchi. Dans ce cas, est-ce que décréter un silence obligatoire ne comportait pas le risque de faire planer un non-dit qui laissait libre cours à tous les amalgames et à toutes les simplifications, aussi bien de la part des racistes que des intégristes ?

P. W. : Cet aspect me semble très important. J’ai vécu le 11 septembre au lycée français de New York où il y avait quarante nationalités. Je me suis trouvé devant la double injonction de faire le silence puis de faire parler les élèves. Je me suis rendu compte alors que le silence doit forcément s’accompagner de parole. Sinon, il s’agit d’un silence qui masque. La fonction de la parole c’est d’arriver à faire sortir un certain nombre d’idées de leur contexte émotionnel ou idéologique stéréotypé pour éventuellement les faire évoluer. Au moment du 11 septembre, alors que les télés américaines passaient en boucle les images qui montraient en parallèle l’effondrement des tours et les manifestations de réjouissances dans la Bande de Gaza, on ne pouvait pas éviter que, dès qu’on leur laisse la parole, les élèves disent spontanément : « C’est la faute aux Arabes ». Dans ce cas-là, ou bien on « fait silence » et on passe à autre chose ou bien on fait en sorte que cette parole s’exprime pour pouvoir en débattre. La chance que j’ai eue alors c’est d’avoir affaire à des élèves d’horizons très différents qui ont permis de prendre du recul et de comprendre les enjeux géostratégiques de la situation.

E. T. : Il y a deux façons de faire de la pédagogie, l’une consiste à imposer le silence et l’autre à donner la parole.

Marie-Christine Chycki : Je suis totalement opposée à l’idée de laisser croire que la minute de silence signifie « taisez-vous ». Au contraire, il s’agit d’offrir un cadre dans lequel les gens peuvent revenir sur eux-mêmes et réfléchir à ce qui s’est passé. Dans ce cas, effectivement, on attire l’attention sur un événement qu’on valorise par rapport à d’autres. C’est ça que j’ai envie d’interroger. C’est vrai que je suis très gênée si un élève me dit : « Pourquoi pas un silence pour la Tchétchénie ? » Le seul argument qu’on peut donner c’est celui de la proximité culturelle et non un argument dicté par un point de vue moral. Ma deuxième réticence porte sur l’abus du mot « terrorisme ». Il faut rappeler que les « résistants français » étaient qualifiés de « terroristes » et qu’il faut faire attention au sens qu’on donne à ce mot. Donc, je fais la minute de silence, puis, dans ma classe, en tant que professeur de français, il m’est facile de dire ce que je vous dis là à l’intérieur d’un débat.

Françoise Carraud : Mais pourquoi éprouve-t-on le besoin de parler de cet événement dans les Cahiers sous prétexte que cela s’est passé en Espagne, alors qu’il y a eu exactement le même nombre de victimes à Bali ?

E. T. : La différence c’est que l’injonction de respecter des minutes de silence nous a obligés à nous positionner par rapport à l’institution et par rapport aux élèves.

J.-M. Z. : Le silence et l’arrêt du travail créent une circonstance particulière qui s’est produite au même moment dans toute l’Europe. Je pense que l’Europe offre une appartenance à une communauté de civilisation qui représente une ouverture. Respecter ensemble le silence ce n’est pas céder au compassionnel mais saisir l’occasion d’une réflexion partagée dans un espace européen qui nous donne des perspectives et un espoir.

E. B. : À condition de ne pas laisser penser que l’Europe va se constituer par l’opposition à « l’autre » considéré comme une menace… Cela nous interroge sur la manière dont on enseigne les cultures afin que l’Europe ne soit pas perçue comme un lieu de repli « contre » d’autres cultures.

J.-M. Z. : N’oublions pas quand même que l’Europe s’est constituée en grande partie dans le refus que quelque chose comme le nazisme se reproduise et déchire à nouveau le continent. Ce qui l’a réunie c’est de s’opposer aux ennemis de la démocratie. Je suis outré quand j’entends qu’au fond, le libéralisme triomphant ne vaut pas mieux que le terrorisme, et choqué d’entendre dire par exemple qu’Aznar serait responsable de l’attentat de Madrid (ce qui n’empêche évidemment pas d’être aussi choqué par ses mensonges). Le combat contre le terrorisme est un combat de civilisation fondamental.

M.-C. C. : Le terrorisme, c’est aussi une nouvelle forme de guerre. Disons que c’est une guerre qui n’a pas encore réussi à se généraliser… Je ne la justifie pas, mais je trouve que ce qui se passe en Tchétchénie où l’armée pose des mines qui exploseront dans dix ans, c’est aussi horrible que le terrorisme. Je trouve que la barbarie est d’abord dans la guerre, dans toutes les guerres. Et s’il y a eu tellement d’émotion à propos de l’attentat de Madrid, c’est à mon avis parce que nous avons été choqués qu’une nouvelle guerre arrive chez nous et nous menace dans notre quotidien sans s’être déclarée.

J.-M. Z. : Ceci dit, je ne suis pas d’accord pour mettre sur le même plan le sabotage d’un résistant pendant la Seconde Guerre mondiale et l’action d’un kamikaze qui se fait sauter dans une pizzeria. Il ne faut pas tout confondre. Il faut sans doute qu’en tant qu’enseignants, nous fassions l’effort de clarifier entre nous ces questions et de voir ensuite comment on en parle aux élèves, sans céder aux amalgames et en étudiant les situations dans leur spécificité.

E. B. : Cela nous renvoie à deux choses : d’une part l’interdit de la violence qu’il nous faut réaffirmer – et, en la matière je ne fais pas la différence entre une petite et une grosse bombe – d’autre part la démocratie. Sauf que si l’on veut que nos élèves puissent désirer la démocratie, il faut la faire aimer en particulier à travers la façon dont nous la faisons vivre dans les établissements scolaires.

E. T. : L’éducation à la démocratie, c’est aussi une éducation à lire les médias et à ne pas se laisser entraîner par la démultiplication de l’image qui a imposé Ben Laden comme un héros planétaire dont chaque mot, chaque théorie, chaque menace, pèsent à eux seuls davantage que toutes les paroles de la Terre entière.

P. W. : Plutôt qu’un choc des civilisations, je pense en effet que ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est le choix entre un repli identitaire et une certaine forme de mondialisation. D’un côté, il y aurait une sorte de mythification de l’ordre qui aurait régné dans la civilisation originelle. De l’autre côté, il faut nous demander si la mondialisation est une uniformisation ou si elle ne permettrait pas la reconnaissance des identités propres au sein d’un monde multiple qui partage pourtant un certain nombre de valeurs communes. Or, les victimes de Madrid comme celles de New-York provenaient de tous les coins de la planète. Il faut faire réfléchir les élèves au fait qu’un habitant sur quatre va être confronté à ce phénomène de migration qui pose des problèmes dont la solution réside dans une conjugaison de la diversité et de l’universalité plutôt que dans des antagonismes identitaires qui sont la source de toutes les croisades.

Jacqueline Taillandier : Le refus du repli identitaire n’est pas la négation de l’identité . Au contraire, c’est une façon d’accepter la complexité. Il devient alors essentiel de reconnaître l’autre comme une personne à part entière avec ses différences et les réalités qui le font exister.

P. W. : Ce qui m’a toujours choqué c’est que dans les guerres lointaines, les victimes ne sont nommées que par leur appartenance supposée. Ce sont « des Rwandais » ou « des Tchétchènes ». Pour ce qui concerne l’attentat de Madrid, il a fallu fouiller les informations pour savoir que les deux cents victimes n’étaient pas que « des Espagnols » … Ce sont des hommes et des femmes qui ont un nom et un prénom. Il pourrait y avoir une vertu pédagogique à faire comprendre que les gens qui ont été touchés étaient des êtres singuliers et que, contrairement aux terroristes, on ne raisonne pas sur des nombres, mais sur des personnes.

F. C. : Je relève qu’on a très peu parlé de l’intégrisme religieux, comme si aborder ce sujet revenait à « faire des amalgames ».

P. W. : Je pense en avoir parlé. Il me semble que l’intégrisme est, en quelque sorte, le produit d’une certaine forme de mondialisation…
[réactions diverses des débatteurs]

E. B. : J’en ai parlé aussi lorsque j’ai évoqué la nécessité pour l’école d’assurer un enseignement des civilisations. L’idée qui est derrière cela c’est qu’il ne faut pas confondre une civilisation et ses maladies comme l’intégrisme qu’on peut dénoncer sans être raciste ou comme le terrorisme qui est une négation extrême de la valeur d’autrui. On sera d’autant plus capable de faire cette différence qu’on sera alors du côté du savoir et du respect à l’égard de ce qui nous est étranger ou de ce que, simplement, nous ne connaissons pas. C’est bien le rôle de l’École de permettre aux élèves d’entreprendre cette démarche-là.