Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Depuis dix ans, j’ai fait le choix d’abord audacieux puis tranquillement assumé, de ne plus mettre de notes à mes élèves, y compris sur leurs bulletins scolaires. Ils sont très régulièrement évalués, mais tous les travaux (devoir à la maison, contrôle, interrogation, travail de groupe, etc.) sont appréciés sur une grille de compétences annuelle avec trois codes : acquis, en cours d’acquisition ou non acquis. Cette initiative m’a sans doute conduit plus loin que je ne l’imaginais au départ, en rejaillissant sur tous mes gestes professionnels, bousculant ma relation aux élèves, aux équipes d’enseignants ou au système éducatif.

« Wouah ! Trop de la balle ! J’ai eu 11 ! »

Entendre l’élève qui a fait peu d’efforts se réjouir d’avoir obtenu « la moyenne » me semble toujours aussi pénible. Je commence donc chaque année scolaire, calculs à l’appui, par un sabordage en règle de la notation à destination de mes élèves. Elle est inadéquate, non scientifique, et même néfaste. L’élève noté 10 a-t-il un « niveau » double de celui qui a 5 ? Cet élève, qui obtient 12 un mois plus tard, a-t-il progressé de 20 % ? Synonyme de conformisme plus que de rigueur, le barème sur 20 est « dynamité » et discrédité lorsque l’on doit mettre 0/20 à l’élève qui n’a pas rendu son travail ou pu physiquement effectuer un contrôle. Objection des élèves : sans grille de comparaison étalée de 0 à 20, comment savoir qui est le meilleur ? Hors de tout contexte concurrentiel, je leur explique que je fournis à chacun les mêmes outils : pour se représenter les buts fixés, pour planifier rationnellement chaque activité, pour s’autocorriger et enfin pour s’autoévaluer. C’est pour moi la traduction de mon regard porté sur l’élève et sur l’acte d’apprendre : je pars du postulat de l’éducabilité de tous, à son rythme.

Bénéfice : le contrat est clair en début d’année. Et si l’adhésion ne se fait pas d’emblée, mais souvent au cours du deuxième trimestre, je trouve cette mise en danger assez frissonnante.

« Comment tu peux savoir leur niveau si tu [ne] les notes jamais ? »

Question naïve, mais qui révèle en creux la part magique que l’enseignant attend de sa notation. Si les élèves réussissent son contrôle, c’est qu’il est bon : ils sont « mauvais » si le contrôle est raté… Placer le critère de réussite d’une compétence, a fortiori d’un chapitre, ailleurs que sur une échelle de 0 à 20 demande certes un changement radical du regard porté sur l’évaluation. Pourtant, même ceux qui confessent leur foi aveugle en la valeur de la note voient vite les limites de cette pratique lorsqu’on leur demande, par exemple, de noter un travail collectif. La note peut-elle toujours éviter de passer davantage pour la sanction d’une valeur, encourageant la stérile compétition, que pour la récompense d’un juste effort fourni, au sein d’un groupe classe collectif ?

Déconstruire, en salle des professeurs ou en réunion pédagogique, les calculs de moyenne n’y suffit pas. La pseudo-scientificité du barème rassure au-delà de ses aberrations. En ce qui me concerne, je juge mon recul dans le métier suffisant pour jauger efforts, coopération et au final capacités de réflexion, d’imagination ou d’argumentation. Je ne m’épuise plus à noter honteusement participation, tenue des cahiers, discipline…

Bénéfice : je ne communique plus à mes élèves des notes qu’ils prennent toujours peu ou prou pour une appréciation de leur personne, mais un bilan détaillé des compétences réussies ou à consolider pour la fois suivante.

« Monsieur, on a quoi à valider dans ce chapitre ? »

Avec un peu d’entraînement, c’est la question qui vient de la part d’un élève moyen en début de séquence. En lui montrant l’objectif attendu il dispose d’un modèle, ou plutôt d’une tâche type en ligne de mire. Car j’ai renoncé à me mettre à sa place, en me postant dans cette logique de l’apprenant qui n’est ni celle de ma discipline, ni celle de l’expert. Ce que je signale à un élève pour l’aider ne permet pas qu’il s’approprie ses savoirs et savoir-faire, puisque la remédiation de l’erreur est le fait de celui qui la commet bien plus que de celui qui la signale. J’attends donc qu’ils se « prennent en charge », même lorsqu’ils le comprennent un peu tardivement dans l’année.

Savoir ce que je dois enseigner, c’est évidemment prévoir ce que je vais évaluer. Mais réfléchir à ce je dois évaluer, c’est mieux connaître ce que je veux enseigner, comment m’y prendre et par contrecoup, donner aux élèves un plan de travail organisé de la séquence, des actions d’anticipation sur la démarche à suivre, des repères sur le choix d’une stratégie. Ceux qui parviennent à se projeter mentalement dans la méthode attendue — c’est-à-dire la compétence à valider — sont plus réceptifs à la compilation de ce qui leur sera nécessaire pour y parvenir. Ils en viennent à réclamer les contrôles plus qu’ils ne les redoutent, puisqu’ils n’ont rien à y perdre…

Bénéfice : les élèves assez mûrs ou rassurés deviennent acteurs de leur progression et réclament des exercices ou des évaluations supplémentaires pour valider leurs compétences.

« Y a des profs qui terminent le programme, et puis y en a qui l’achèvent » en [le] saignant ! »

Cette boutade d’un collègue croisé au début de ma carrière rappelle l’obsession qu’a chacun de finir son programme à tout prix, moi le premier. Mon évaluation par compétences m’a cependant ouvert à un changement d’échelle de temps… Je « dose » mieux la durée nécessaire pour chaque notion : en planifiant les passages obligés à valider par les élèves (étapes intermédiaires de maîtrise, paliers de progression, représentation du but final de la tâche), en m’organisant pour que certaines compétences isolées soient remobilisées plus tard lors d’une séquence portant sur un autre chapitre, en acceptant que les élèves puissent toujours de leur propre initiative retravailler sur une compétence non validée. Je ne perds plus de temps à traîner sur ce qui n’est pas compris par une majorité. Je me conforme à l’idée que certaines notions demandent une approche en spirale pour s’installer : adieu corrections détaillées et interminables, qui laissent de marbre ceux qui ont su faire et noient un peu plus les découragés qui n’ont rien compris.

Bénéfice : je gère mon temps de manière plus sereine et plus souple, en pensant l’apprentissage des notions sur le long terme. Je construis un programme qui ménage du temps pour expérimenter, modéliser, critiquer, argumenter, démontrer.

« En mathématiques, les élèves ne sont pas notés ? »

Dans le rituel si particulier du conseil de classe, je ris beaucoup intérieurement en voyant tel collègue ou principal éviter mon regard pour ne pas avoir à demander quelle est ma moyenne pour tel élève. La question candide est souvent le fait d’un parent délégué au conseil de classe, au milieu de quelques sourires complices… Comme les notes et la moyenne trimestrielle assurent de fait une fonction centrale, autoriser ou empêcher le passage dans la classe supérieure, je comprends que certains se sentent un peu démunis sans ce précieux point de repère.

J’explique donc ma façon de travailler : découper chaque chapitre en compétences exigibles du programme officiel, valider pour chaque élève celles qu’il a acquises, et proposer comme synthèse trimestrielle non notée un ratio du type « 25 compétences acquises sur 45 abordées ».

« Et en maths, ça donne quoi alors ? »

Évidemment, quand je prends la parole, on m’écoute puisque j’enseigne tout de même une matière « fondamentale ». J’insiste alors sur ce qui est acquis en terme de savoir-faire et de connaissances, autant qu’en terme d’investissement et d’implication en classe, toutes choses qui restent opaques si je les passe à la moulinette d’une moyenne ! Ne pas noter, c’est donc contraindre celui qui veut en savoir plus à vous écouter, sans pouvoir se satisfaire d’un lapidaire : « Neuf et demi en maths, mouais, c’est un peu juste. » C’est gagner une belle liberté dans les conseils de classe. Car en entendant de la part d’un collègue des remarques du genre « Je ne comprends pas qu’il n’ait que 8,5 de moyenne chez moi. Il a eu un accident à un contrôle mais il vaut bien plus ! » Je me suis souvent retenu de lui dire : « Et bien ne le compte pas ce contrôle ! Qui est l’expert pour évaluer ton élève : toi ou ta maudite moyenne ? »

Tension : peut-on valoriser efforts et progrès chez un élève dont la très officielle moyenne n’a pas frémi d’un trimestre à l’autre ?

Exerçant depuis un an en lycée, je me suis un peu résigné. J’attribue désormais une note trimestrielle sur vingt à chaque élève, mais je précise qu’elle n’est pas une moyenne. Tout au plus la traduction fractionnaire du pourcentage de compétences ou capacités validées. Moins exposé, je suis donc moins contesté. Mais si l’explorateur solitaire ne devient pas un pionnier suivi — ou même contrarié — par d’autres, l’excursion n’est-elle pas un peu vaine ?

(Cahiers pédagogiques n° 476, « Travailler par compétences », nov. 2009)

 

Yannick Laurent
Professeur de mathématiques en lycée à Marseille (Bouches-du-Rhône)

signature

 POUR EN SAVOIR PLUS
texte