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Words in progress !

En classe de Première L, les textes officiels précisent que « L’enseignement spécifique de littérature étrangère en langue étrangère vise à développer le goût de lire et à augmenter l’exposition de l’élève à la langue en lui donnant accès à un certain niveau d’abstraction et de subtilité. L’étude de la littérature étrangère ouvre un nouvel espace pour une pratique accrue de la langue par l’entraînement et la mise en œuvre de toutes les activités langagières. Il s’agit aussi d’initier les élèves aux réalités les plus structurantes de la littérature de la langue étudiée : les grands mouvements littéraires et les principales thématiques portés par de grands auteurs, dans le récit, la poésie et le théâtre. Dans le temps imparti pour cet enseignement, il ne peut être question d’une approche exhaustive. Il s’agit essentiellement de construire des repères solides chez les élèves, de leur donner le goût et l’envie d’aller plus loin, de les familiariser avec la lecture et de les entraîner à la lecture suivie[[B.O. du 21/11/2013.]]. »

Pour un angliciste, la tentation est grande de faire découvrir aux élèves l’œuvre de Shakespeare. Au printemps 2014, j’ai opté pour Romeo & Juliet, dans une séquence portant sur « la rencontre avec l’autre, l’amour, l’amitié, love encounters… ». D’autre part, notre lycée proposant une option théâtre, j’ai sollicité ma collègue qualifiée pour cet enseignement et militant pour la pratique théâtrale en classe entière, pour construire un projet destiné à mes 30 élèves, 22 filles et 8 garçons.

Au départ, je pensais faire jouer des scènes intégrales (par exemple celle du balcon, II, 2), par des binômes, répétant le même texte tour à tour, mais cette perspective me semblait monotone, peu productive et pas du tout enthousiasmant. Ce que j’attendais au fond, c’était l’expertise apportée par ma collègue sur la mise en œuvre de ce projet. Elle me proposa de mettre d’abord en jeu de très courts extraits de la pièce, à partir d’un prélèvement de répliques, sur lesquelles se ferait un travail de profération en anglais. Cette 1re séquence établie à deux visa plusieurs objectifs :

  • montrer qu’un texte de théâtre, même de la fin du 16e siècle, est d’abord un réservoir de jeu…
  • faire découvrir à tous les élèves, lors d’une première heure « apéritive » deux plaisirs fondamentaux du théâtre, pour l’acteur comme pour le spectateur : apparaître et disparaître, en s’inscrivant dans des fictions ;
  • expérimenter la force d’un chœur : la démultiplication des personnages en montre cent facettes : par ex au début de notre séquence, tous les Roméo, habillés sur leur 31, émergent ensemble et lentement au-dessus d’un portant, retirent leurs lunettes de soleil, reluquent au loin les filles du bal, font tourner entre eux des regards à tonalités diverses, et tout à coup (sur un clap de l’animateur) fixent une Juliet qui leur plaît ;
  • autonomiser et sécuriser les élèves en leur donnant des points d’appui sur le plateau : le point fixe pour l’adresse du regard ou du texte, l’humeur, l’usage d’un objet (pour avoir quelque chose à faire ou à penser) ;
  • utiliser la langue pleinement, comme outil de communication, véhiculant le sens, intimement associée au(x) geste(s) et au jeu.

Le projet s’est poursuivi par trois séances de deux heures, pour jouer la scène nocturne du balcon, l’initiation amoureuse de Juliette, et enfin, sa fausse mort.
N’ayant que de courts passages de la pièce à dire, les élèves peuvent donc se concentrer sur l’accentuation des syllabes, mais aussi sur le rythme de la phrase, puisque tel ou tel mot du passage sera accentué. Ainsi dans la séance 2, la réplique de la mère (I, 3) « Nurse, where’s my daughter ? » sera énoncée de différentes façons, au gré des consignes : avec tendresse, inquiétude, soupçon, autorité, etc.

Bien sûr, la langue utilisée par Shakespeare n’est pas immédiatement accessible pour tous. Après un exercice préliminaire de reconnaissance des « thou / thy / thine » ainsi que du « blank verse » (vers libre) et du pentamètre iambique, les élèves se sont entraînés à prononcer avec aisance des phrases telles que la réplique de la nourrice (I, 3) :

« Yea, quoth he, Dost thou fall upon thy face ?
Thou wilt fall backward when thou hast more wit,
Wilt thou not, Jule ? »

Dans ces séances, outre le plaisir immédiat du déguisement, les élèves ont pris conscience que le jeu doit souvent précéder la parole, que la profération ne pose pas de problème si le joueur sait ce qu’il a à faire ; ils ont vu aussi qu’un riche texte de théâtre offre une multiplicité de possibles et qu’une mise en scène est bien plus qu’un savoir-faire technique, car elle sert, par ses choix, un point de vue sur les relations entre les humains et le sens de l’existence.

Exemple : éviter la fadeur dans la scène du balcon

Avec 16 élèves tirés au sort, on forme 8 duos. Sur le sol de la classe on dispose des bancs, les obstacles que nos Roméo vont franchir, munis de lampes de poche, montrant, au moindre bruit, leur peur d’être surpris, en silence, au ralenti (et en musique), pour arriver en catimini en bas de la fenêtre de la chambre de Juliet. Cette ouverture est figurée par un cadre vide accroché sur un portant, avec un tulle éclairé par derrière, ce qui permet de montrer, en ombres chinoises, les huit Juliette qui, avant de se coucher, font des gestes rituels d’avant le coucher, sous les yeux extasiés des prétendants… (se brosser les dents, humer l’air, défaire ses nattes, faire sa prière, mettre des chemises de nuit, etc). Puis le tulle est poussé lentement, chacune apparaît, et on entend alors un fragment du dialogue, 16 répliques, chacune couronnée d’un geste final (l’un des deux protagonistes laisse un cadeau à l’autre, bouquet de fleurs, mouchoir, anneau, peigne…) ; les duos se figent en images fixes (« théâtre-image, »), puis 8 nourrices jouent à fermer les rideaux, à leur manière, en musique. Pendant la scène, les 6 autres élèves ont manipulé une lune improvisée, fait entendre la chouette, un chien, l’alouette, le lever du vent, la brise, la tempête, etc.

On a donc travaillé, dans les trois scènes choisies, la dynamique des personnages, l’implication des corps avant et après toute profération de texte, l’importance du noir et de la lumière, l’émotion des regards renvoyés au lointain – et l’intérêt des accidents de jeu ; et bien sûr, le fait pour chaque joueur de faire désirer sa parole. Émotions garanties : images concrètes et poétiques, comme toujours dans Shakespeare ; mélange des registres : de la tension, mais aussi du rire en jouant sur les états physiques et les humeurs des nourrices, ou sur le bouquet final : une succession de mariages bénis en accéléré sur tous les tons par frère Laurent (au besoin démultiplié !).

Forte de cette expérience enthousiasmante, j’ai travaillé l’année suivante, dans un nouvel établissement, avec un groupe de 33 élèves de 1re L, en LELE, sans l’appui de ma collègue de théâtre. J’ai choisi une pièce de Pinter en un acte, The Applicant (Le Candidat, 1961) qui présente une satire féroce de l’entretien d’embauche : Mr Lamb se fait questionner à l’extrême par Miss Piffs. Là encore, l’objectif principal était, en pratique, de faire prendre conscience aux élèves des différents enjeux du texte : comment placer les personnages, quelle intonation, quel débit, quels sentiments associer aux 64 répliques, etc. Le travail sur l’authenticité de la langue a été rapide, le texte de Pinter ne présentant pas de difficulté majeure.

PIFFS. Do you often do things you regret in the morning ?
LAMB. Regret ? Things I regret ? Well, it depends what you mean by often, really – I mean when you say often.
PIFFS. Are you often puzzled by women ?
LAMB. Women ?
PIFFS. Men.
LAMB. Men ? Well, I was just going to answer the question about women.
PIFFS. Do you often feel puzzled ?
LAMB. Puzzled ?
PIFFS. By women.
LAMB. Women ?
PIFFS. Men.

Le rythme de l’échange entre les deux personnages est soutenu. J’ai donc fait intervenir tous les élèves de la classe tour à tour : ils n’avaient à apprendre qu’une ou deux phrases. Mais jouer ces successions de répliques au tableau, en classe, ne semblait pas assez efficace pour rendre compte des spécificités du théâtre de l’absurde : nous avons donc décidé de quitter le sol pour jouer sur une scène surélevée, et adopté des couleurs fortement contrastées pour identifier les deux protagonistes malgré le nombre important de « comédiens » en relais. Et surtout, un élève a proposé de filmer la séance puis de faire un montage vidéo. L’enregistrement du jeu s’est donc passé sur deux séances successives. Le film achevé dure 4’24.

Ce projet fut extrêmement positif à divers niveaux : un enthousiasme débordant pour Pinter, un réel travail collectif dans lequel chaque élève s’est investi, de grands moments de joie sur le tournage et au moment où nous avons découvert le film achevé. Pour ma part, j’étais très fière de l’investissement des élèves, mais j’ai eu quelques doutes sur la mise en œuvre de la séquence, n’ayant plus la présence bienveillante et éclairée de ma collègue de théâtre. Ce type de projet prend tout son sens quand il est mené dans un travail pluridisciplinaire véritablement constructif car les objectifs visés ont été atteints, mais c’est aussi une expérience humaine tout à fait enrichissante. Pour autant, il est nécessaire de réfléchir en amont à toutes les étapes de la mise en œuvre. La lecture d’ouvrages didactiques me semble indispensable[[Par ex, Chantal Dulibine et Bernard Grosjean, Coups de théâtre en classe entière, Sceren-CRDP de Créteil, coll « Argos », 2004.]], ainsi que le recours à des images ou souvenirs d’arts spectaculaires.

Béatrice Firobind
Professeure d’anglais en lycée à Paris