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Vertus des compétences dans et hors de l’école

L’attention portée aux compétences d’un élève ou d’un travailleur tend à faire du terme « compétence » le symbole d’un envahissement du système éducatif par des préoccupations professionnelles essentiellement marchandes, contre la pureté du savoir et des raisons d’apprendre. L’histoire de cette évolution est éminemment plus complexe et plus intéressante, puisque c’est l’école qui a appris à l’entreprise à utiliser la notion de compétence. L’entreprise, en retour, a valorisé le diplôme comme repère d’autonomie, d’initiative, de fiabilité et de responsabilité dans une organisation. Bref, de compétence.

Le concept de compétence devient d’un usage courant en pédagogie bien avant d’apparaitre en entreprise. Son extension est contemporaine d’un double mouvement.

Tout d’abord, elle correspond au développement d’un enseignement de masse. Est alors transférée sur l’enseignement la charge de transmettre des savoirs qui s’acquéraient avant sur le tas en entreprise : connaissance des techniques, des manières de faire et des manières de coopérer deviennent l’affaire de l’école. On ne peut plus en rester au lire-écrire-compter. Être qualifié, c’est comprendre et savoir faire, avant même de s’être mis au travail. Le CAP (certificat d’aptitude professionnelle) s’acquiert de plus en plus à l’école, quelquefois en apprentissage entre l’école et l’entreprise, mais quasiment plus jamais en entreprise uniquement. Puis vient le brevet technique, puis le baccalauréat professionnel, etc. La filière des diplômes professionnels s’étoffe. On veut faire acquérir des capacités d’agir, de relier connaissances et usage des connaissances. On veut aussi formaliser des savoirs jusque-là informels, incorporés sans explicitation dans des comportements. Au-delà des habiletés manuelles, sont de plus en plus requises des habiletés cognitives et sociales que l’on considérait jusque-là relever de dispositions personnelles, voire de l’inné, mais pas de l’enseignement. Quant aux facultés de classer, de s’organiser, faire une synthèse, résoudre un problème, elles se révélaient à petit niveau au travail, ou bien s’entrainaient à plus haut niveau par l’exercice du latin, de l’allemand ou des maths. Nulle part elles ne s’apprenaient en tant que telles. C’est ce défi que l’école fut chargée de relever, défi hautement démocratique : il s’agissait de développer des compétences complexes chez des élèves indifférents à l’allemand et au latin !

Le deuxième mouvement a correspondu à la transformation des modes d’organisation du travail, requérant plus de polyvalence dans les tâches, plus d’autonomie dans l’organisation de son travail et d’implication dans l’atteinte d’objectifs. Bref, tout ce qui faisait qu’à qualification égale un salarié se révélait plus pertinent, plus compétent qu’un autre dans ses manières d’agir. Ce sont, hélas, ces compétences qui sont devenues dans l’entreprise un outil de gestion des ressources humaines, à la fois pour le recrutement et pour l’évaluation des salariés au travail. Il y a dans ce transfert un double risque de méprise : celui de la dissociation du savoir et du faire, pertinente comme étapes pédagogiques, mais contreperformante comme mesure de l’activité ; et celui de la mise en avant du savoir être, qui reporte sur l’individu ce qui résulte souvent de l’organisation. C’est le mauvais usage de ce concept de compétence dans l’entreprise qui le dévalue aujourd’hui au sein du système scolaire, surtout lorsque celui-ci s’y cale trop étroitement, oubliant la distance entre référentiel d’emploi et référentiel de formation.

Le défi maintenant pour l’enseignement, c’est que ces compétences puissent être apprises et pas seulement testées, acquises et pas seulement présumées.


Questions à Yves Lichtenberger

 

On oppose fréquemment « compétence » et « savoir ». Vous, vous semblez les présenter comme proches.

C’est exact. Je dirais qu’il y a même peu de notions qui soient plus proches de compétence que celle de savoir, dès lors que l’on ne réduit pas ce dernier à une simple somme de connaissances.

Le terme « savoir » ne prend sens qu’en précédant un verbe d’action. Ce n’est pas une bizarrerie de notre langue que le même terme soit utilisé dans l’expression « savoir nager » et dans « savoir ses maths ». C’est un retour au fondement même de ce qui constitue le savoir : non pas une connaissance en soi, qui peut exister extérieurement à l’individu comme un objet pouvant être transcrit dans un manuel ; mais comme utilisation d’une connaissance ou d’une technique dans une action.

Si la compétence met l’accent sur la profondeur du lien entre savoir et faire, ce que le savoir rend l’individu capable de faire devient plus important que la connaissance apprise. L’exercice d’une responsabilité, la nécessité de résoudre un problème requièrent de comprendre et d’aller chercher les connaissances pertinentes, alors que l’apprentissage de connaissance peut se suffire à lui-même. Situation plus exigeante pour le pédagogue, incitation à l’apprentissage par projet, au travail personnel guidé. Exigence aussi trop souvent oubliée par les gestionnaires de ressources humaines ou l’organisateur du travail, plus à l’aise pour sélectionner que pour former, pour contrôler que pour aider.

On reproche souvent aussi à la compétence d’être un concept flou.

Elle l’est. Parce qu’elle n’est cernable qu’à partir de ses effets dans une situation donnée et parce qu’un doute existe toujours sur leur reproductibilité dans un autre contexte. Ce flou, c’est celui de toute action. La nature de la compétence est d’ordre relationnel. Ce n’est pas la qualité ou disposition d’un individu, non. C’est la mise en relation entre ses capacités et un contexte. On a donc des moyens de l’améliorer, en accroissant les ressources de l’individu, par la formation ou par une meilleure information sur ses tâches ou sa mission, par un meilleur accompagnement et en lui transmettant une plus grande confiance. On peut aussi l’améliorer en revoyant sa place dans l’organisation et le soutien que cette dernière peut lui apporter.

La compétence semble marquer le passage d’une obligation de transmettre à une obligation de faire acquérir. Est-ce le cas ?

Je le pense aussi. Cet aspect qui pouvait être ignoré dans un enseignement d’élites devient problématique dans un enseignement de masse. Inutile de se plaindre de l’abaissement du niveau des élèves, sauf à renoncer au pari économique et démocratique de faire accéder de nouveaux élèves à des enseignements de plus en plus poussés. Il faut expliciter et apprendre à faire acquérir des savoirs qui s’acquéraient avant socialement de façon implicite. L’explicitation de compétences scolaires est un outil pour y arriver. La question se pose de façon semblable à l’entreprise qui demande à ses salariés les moins qualifiés ce qu’elle n’attendait avant que de ses cadres : de la pertinence dans les manières d’agir, de l’autonomie et de l’initiative. Il lui faut expliciter et accompagner là où elle savait surtout donner des ordres. Cette explicitation des compétences participe de leur acquisition. Elle est un outil de dialogue, forcément conflictuel, et heureusement conflictuel ! Car il n’est pas d’appropriation sans prise en compte de différences et de divergences. C’est le prix bénéfique de la maitrise de la complexité.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk