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Ne pas se laisser piéger par un débat hors-sol

« Pour que l’école aille mieux, il faudrait écouter les intellectuels et les académiciens plutôt que les sociologues et les pédagogistes »

Depuis maintenant une trentaine d’années, le débat sur l’école a emprunté un curieux chemin qui nous éloigne de plus en plus de la réalité du quotidien de nos classes et de nos établissements. La question scolaire est devenue l’un des champs d’intervention privilégié de la révolution conservatrice. La conquête de l’hégémonie culturelle passe par la consécration de son discours sur l’école. La réhabilitation de l’autorité, de la morale, de l’identité nationale et de la sélection sont au cœur de son projet éducatif et social.

« Ce à quoi il s’agit de régler son compte ici, à travers la promotion d’une idéologie tout imprégnée de pessimisme élitaire, c’est à l’idée même de démocratisation scolaire. »

Ugo Palheta, « L’école relue et corrigée par les médias » sur le site Acrimed.

Mais, pour remporter cette bataille culturelle, encore faut-il écarter les « empêcheurs de régresser en paix » : pédagogues, sociologues, historiens de l’éducation, etc. L’« anti-pédagogisme » (qui est également un « anti-sociologisme ») s’enracine alors dans l’idée que la « décadence » de l’école de la République s’explique par la mainmise des pédagogues sur l’institution. Dès lors, le débat serait réduit à l’opposition entre les fossoyeurs de l’école et les partisans d’un retour à l’ordre scolaire ancien.

Une « dissidence » très médiatique

C’est à travers l’exhibition médiatique d’une série d’idéologues (Alain Finkielkraut, Éric Zemmour, Natacha Polony), unis par leur méconnaissance patente de la réalité scolaire, que la petite rhétorique des « réac-publicains » se distille. D’abord véhiculée par des médias « sur-mesure » (Valeurs Actuelles, Causeur, Le Figaro Magazine, sans parler d’innombrables sites et blogs), elle se diffuse à présent à travers la « grande presse », la radio, la télévision, d’une façon de plus en plus « décomplexée ». Une surexposition médiatique que les autoproclamés « dissidents », sempiternels invités des plateaux de télévision, n’aiment pas trop que l’on rappelle…

L’enjeu est de faire passer la « décadence » de l’école pour une évidence et d’en appeler, avec plus ou moins de nuances selon les cas, à la restauration de l’école d’antan. Une posture qui se voudrait « iconoclaste », à rebours du « politiquement correct » et de « la bien-pensance soixante-huitarde ». Mais cette dissidence est d’autant plus confortable qu’elle relaye la pensée dominante et la pensée de la domination.

Confisquer le débat pour mieux l’instrumentaliser

En 2006, dans le cadre de sa campagne présidentielle, Jean-Marie Le Pen consacre son intervention dijonnaise aux questions scolaires. Le discours s’ouvre par l’énumération des titres alarmistes d’ouvrages sur l’école publiés entre 1972 et 2006[[L’intégralité du discours avec la liste des ouvrages « convoqués » est accessible en ligne sur le blog « L’école des réac-publicains » : http://www.questionsdeclasses.org/reac/?Discours-de-Jean-Marie-Le-Pen-sur]]. « Si je devais dresser l’état de cette institution en quelques mots, annonce-t-il, il me suffirait de citer les titres des livres qui lui ont été consacrés depuis trente ans. Jugez-en par vous-même. »

Sur les trente-sept titres cités, quinze sont signés par des journalistes ou essayistes, huit par des universitaires (pas tous chercheurs en éducation), huit par des professeurs de lycée, deux par des professeurs de classe prépa, deux par des professeurs des écoles, un par une professeure de collège et un par un proviseur. Plus de 60 % ont donc été rédigés par des personnes ne travaillant pas en classe ! Et l’actualité éditoriale sur l’école, de Jacques Julliard à Carole Barjon, n’a certainement pas infléchi cette tendance ni dans sa violence verbale (dans un marché saturé où il convient de toujours surenchérir pour sortir du lot) ni dans la connaissance concrète du terrain. La conséquence est l’étalage de propositions farfelues sur l’école dans les programmes des politiques (interdire le tutoiement – y compris en maternelle ? –, rétablir l’estrade pour le maître ou se lever quand un adulte entre en classe – comme si ce n’était pas déjà le cas !) et l’inflation des chiffres assénés pour dépeindre la « catastrophe » en cours.

Mais peu importe, car, comme conclut l’ancien président du FN, « Oh, bien sûr, mesdames et messieurs, vous n’aviez pas besoin de la lecture de tous ces titres de livres pour savoir que l’école est un champ de ruines ! En revanche, le processus de décomposition intellectuel et moral de l’école depuis 35 ans est moins connu, même s’il n’est qu’un reflet de la décadence de la société toute entière. »

Débusquer le « scandale » de l’éducation nationale

Si tous ces titres illustrent le « naufrage » et la « destruction de l’école », ils se présentent aussi comme des « révélations » sur un complot terrifiant : L’horreur pédagogique : paroles de profs et vérité des copies (Guy Morel et Daniel Tual-Loizeau, 1999), L’école à la dérive : ce qui se passe vraiment au collège (Évelyne Tschirhart, 2004), La désinformation par l’éducation nationale (Christine Champion et Vladimir Volkoff, 2005), Jeunes, on vous ment ! Reconstruire l’Université (Jean-Robert Pitte, 2006). La réalité de l’état de l’école est cachée, personne n’ose évoquer son naufrage… excepté en une de la presse, dans les librairies et dans les médias !

Enseigner est même devenu un crime, au point qu’en 2003, une enseignante, Rachel Boutonnet, nous livrait sous le manteau son Journal d’une institutrice clandestine. Les caméras du 20 heures de France 2 vinrent la filmer dans son maquis, sous les applaudissements de Gilles de Robien, lui-même grand résistant depuis son bureau de la rue de Grenelle !

Mais ces pamphlétaires que l’on bâillonne en les invitant sur les plateaux télés, à la radio, qui font la une des journaux quand ils ne disposent pas eux-mêmes de leur propre émission (Alain Finkilekraut, Natacha Polony, Éric Zemmour), n’hésitent jamais à nous révéler le grand secret : l’obscur pouvoir des « pédagogistes ». Le terme, dès son apparition sous la plume de Jean-Claude Milner (De l’école, 1984), est d’ailleurs associé à une logique complotiste : l’école est menacée par trois « forces ténébreuses » : les gestionnaires, les chrétiens et les instituteurs, tous trois unis dans leur « haine de ceux qui savent ». Dans Pourquoi veulent-ils tuer le français ? Bernard Lecherbonnier, par ailleurs préfacier de La Fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli, nous explique que les « pédagogistes, conspiration hétéroclite, cinquième colonne composée de pédagogues libertaires […] ont programmé le massacre de la grammaire et de la littérature dans l’enseignement[[Pourquoi veulent-ils tuer le français ?, extrait de la quatrième de couverture.]] ». N’ont-ils pas d’ailleurs, selon le titre de l’ouvrage de la journaliste Sophie Coignard, signé un « pacte immoral » (Albin Michel, 2011) ?

Une dissidence de cours

L’opportunisme de ces pamphlétaires ne manque pas non plus de relais politiques. Sous la présidence Sarkozy, ils ont bénéficié d’une large reconnaissance institutionnelle : associés aux nouveaux programmes, décorés de la Légion d’honneur (Jean-Paul Brighelli) ou de l’Ordre du Mérite (Marc Le Bris), subventionnés pour leurs différentes associations.

Leur discours et leurs éléments de langage sont prisés au plus haut sommet : Xavier Darcos, alors ministre de l’Éducation nationale, tonne contre « cette pensée, celle du pédagogisme, nous la connaissons bien et nous en connaissons surtout les effets[[Discours de présentation des nouveaux programmes, Xavier Darcos, 29 avril 2008.]]  ». En 2015, Nicolas Sarkozy y revient à nouveau dans Le Figaro : « Voici qu’on nous ressert le pédagogisme, c’est-à-dire le contraire de ce qu’il convient de faire[[« La République ne doit plus reculer », entretien avec Nicolas Sarkozy, Le Figaro, 6 mai 2015.]]. »

Et quand Natacha Polony rêve d’en finir avec l’« univers jargonnant et concentrationnaire » des IUFM et « l’obligation d’user de certaines méthodes, imposée par le corps des inspecteurs, largement acquis au pédagogisme, [qui] frôle le camp de rééducation[[Natacha Polony, M(me) le Président si vous osiez… 15 mesures pour sauver l’école, op. cit., p. 133 et 143.]]  », le pouvoir d’alors exauce ses souhaits…
Quant à l’actuelle campagne présidentielle, elle semble se jouer sur une radicalisation du discours où la droite et l’extrême-droite, en endossant les habits de « l’anti-pédagogisme[[Voir le billet de Luc Cédelle sur son blog « L’antipédagogisme, ce vêtement universel »]]  », rêvent d’en tirer un bénéfice électoral.

Disqualifier d’encombrants contradicteurs

Pour étouffer le débat et conquérir le monopole de la contestation du système éducatif, ces idéologues ont habilement choisi leurs cibles, focalisant leurs attaques contre les sociologues, les historiens et les pédagogues. Boucs émissaires faciles, sans grands relais médiatiques, ils et elles sont surtout les empêcheurs de réformer à reculons de l’histoire, de l’égalité et de la justice, parce qu’ils savent de quoi ils parlent !

Les réactionnaires n’ont pas attendu les déclarations de Manuel Valls sur « la culture de l’excuse » pour fustiger le « sociologisme » et son « laxisme » congénital. La sociologie est un « sport de cons (b)as » selon Natacha Polony[[Marianne, 22 novembre 2006.]] : l’offensive contre les sociologues balaye d’un geste tout travail d’analyse des mécanismes, parfois subtils, de reproduction des inégalités par l’école.

Le rejet de l’histoire de l’éducation permet l’éloge d’une école d’antan totalement fantasmée (voir la question de l’uniforme et l’amnésie sur un système éducatif de ségrégation sociale). C’est aussi une réflexion encombrante, surtout si, à l’instar de François Bayrou, on veut faire croire que « l’école a été pendant un siècle le lieu de l’égalité des chances et de l’ascenseur social ». Quant aux travaux des historiens critiques, ils contrarient l’éloge du roman national si magnifiquement exalté par les Stéphane Bern, Lorant Deutsch et consorts.

Surtout, la dénonciation de la pédagogie permet de discréditer toute parole de terrain pour mieux s’en tenir aux solutions intellectuellement paresseuses, idéologiquement confortables, potentiellement dangereuses dans le contexte de montée des nationalismes mais surtout concrètement inefficaces. Ce dont ces figures de la pensée conservatrice pourraient se rendre compte s’ils étaient, jour après jour, sur le terrain.

Grégory Chambat
Enseignant en collège, membre du collectif d’animation du site Questions de classe(s) et de sa revue N’Autre école.

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