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Les tablettes, c’est pour apprendre ?

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Printemps 2013. Serge initie un projet de réalisation d’un spectacle de marionnettes filmé. Il souhaite que ses élèves reformulent un récit, et veillent à ce que leur interprétation orale soit en adéquation avec les émotions des personnages et les évènements racontés.
La vidéo sera diffusée auprès des familles des enfants en fin d’année. Olivier cherche un terrain favorable pour déployer un petit lot de tablettes tactiles dans le cadre d’une expérimentation pilotée par l’académie de Paris visant à mettre en évidence les avantages et inconvénients d’une utilisation pédagogique de ce nouveau matériel, à priori prometteur. Il propose à Serge d’utiliser, dans le cadre de son projet d’enseignement, un lot de trois ardoises électroniques sur lesquelles sont installées, entre autres, une application de réalisation de films d’animations, Puppet Pals.
Serge relève le défi de détourner l’ardoise de sa fonction ludique (éprouvée avec succès dans les familles équipées) pour la mettre au service de l’appropriation du langage. Les tablettes viendront compléter les activités de création et production plastiques mises en œuvre à l’aide d’outils analogiques en fournissant l’occasion de les sublimer au travers de productions multimédias données à voir et entendre aux camarades et familles. Dans un tel contexte, les ardoises peuvent-elles aider les élèves à transposer à l’oral de manière cohérente, fluide et vivante un récit dont la structure a été préalablement étudiée ?

Une séquence animée

Après avoir travaillé la structure du récit et sa compréhension en invitant les élèves à transposer l’histoire sous la forme de dessins, puis à utiliser ces derniers pour réaliser des marottes à faire parler, Serge demande aux élèves de restituer, sous la forme d’une vidéo animée, une séquence du récit. En groupes de 3 à 5, ils disposent de marottes et décors numériques à faire évoluer sur la scène virtuelle que leur propose l’application, avec possibilité d’une capture vidéo et audio de la scénette jouée sur l’écran de la tablette. Après avoir sélectionné parmi les photos de leurs dessins de poissons et de fonds marins, les héros et décors de la scénette qu’ils s’apprêtent à réaliser, les enfants se répartissent les tâches pour l’enregistrement : déclenchement/pause/arrêt de l’enregistrement, déplacement des personnages, changement de décor, production d’un énoncé oral. Les doigts s’entremêlent au-dessus de l’écran convoité : prise de contrôle de l’objet, démonstration de dextérité et de vitesse d’exécution de touchers successifs.

Erreurs, chamailleries : le besoin de s’organiser, de coopérer se construit avec l’appui de l’enseignant qui interrompt l’activité si le désordre et la jalousie prennent le pas sur l’activité demandée. A l’occasion d’un regroupement collectif, un premier retour sur le déroulement de l’activité et sur les productions réalisées, immédiatement disponibles, aboutit à la mise en évidence des contraintes de coordination entre ceux qui font fonctionner l’application et ceux qui « jouent », entre ceux qui bougent les personnages et ceux qui donnent de la voix, entre le groupe qui participe à l’enregistrement de la scénette et le reste du groupe classe. Pour remédier aux difficultés constatées, l’adulte propose le retour aux marottes, le recours au bouton « pause » pour segmenter le texte, des permutations dans les rôles, des précisions dans les tâches à accomplir.

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de l’agitation à l’organisation

Progressivement, avec l’aide de l’adulte, l’agitation désordonnée autour de la surface tactile laisse place à des interventions mieux régulées ; la mise en œuvre des compétences langagières est alors concrétisée : les enfants mobilisent le lexique travaillé, reformulent descriptions et dialogues, racontent l’histoire mémorisée. Chacun veut participer, enregistrer sa voix. Vient alors, sans délai, le moment fort de la rencontre des productions avec son public. Au plaisir de l’écoute des enregistrements réalisés (on reconnaît sa voix, celle du camarade, regards complices, rires gênés) succèdent rapidement des critiques sans concession des productions : problèmes de cadrage, de déplacement des personnages, de synchronisation entre la voix et le mouvement des personnages…
Tout y passe, y compris les silences, hésitations, redites, phrases mal construites et autres jugements qualitatifs des énoncés oraux produits sur lesquels les enseignants attirent l’attention des élèves : «Il n’a pas parlé assez fort… Tu t’es trompé de mot… Tu as oublié de dire… Elle criait… Il rigole alors que le personnage est triste…». Des indicateurs de réussites sont ainsi progressivement explicités (audibilité de l’énoncé, fluidité, intonation adéquate, lexique et syntaxe corrects) et pondèrent leurs critiques. On apprend à évaluer le travail réalisé : «J’ai bien parlé… Il ne s’est pas trompé… On entend que le poisson est triste… Il n’y a pas de blancs…»

Les caractères s’affirment, les conflits éclatent mais surtout les compétences langagières individuelles se révèlent au profit du groupe : prise de parole d’élèves « petits parleurs », énoncés complexes syntaxiquement corrects, interprétation voire théâtralisation.

des activités (trop) séduisantes

De prime abord, le défi semble avoir été surmonté : les enfants ne se sont pas contentés de « consommer » des applications mais sont devenus auteurs et producteurs de contenus multimédias nécessitant la mise en œuvre de compétences langagières que les élèves sont globalement parvenus à développer, soucieux d’obtenir un résultat satisfaisant et par conséquent diffusable auprès de leurs familles. Ce changement de perspective (découvert par les familles qui ont souhaité acquérir les applications utilisées dans le cadre scolaire) s’est opéré progressivement et conjointement à la délicate gestion de la profusion d’outils puissants et d’activités séduisantes que les ardoises mettent simplement à portée de la main de l’enfant. L’économie d’efforts est potentiellement à portée de main : plus besoin d’apprendre l’usage d’outils pas toujours facile d’emploi, crayon, ciseaux, pinceaux, et d’acquérir des savoir-faire complexes : savoir coller, assembler, superposer, construire. La surface de l’ardoise et son interface affranchissent l’enfant d’une foule de contraintes inhérentes à son jeune âge : problèmes de manipulation et de motricité fine (même si la tablette développe des aptitudes particulièrement fine du mouvement de la main). Tout se joue sur la tablette qui « sait » encastrer, agrandir, réduire, ajouter des images, enregistrements, vidéo, écriture (avec reconnaissance vocale si on le souhaite). Quant au résultat, mis en scène par l’outil, il donnera au moins l’illusion d’être paré des qualités de ce dernier : propre, agréable à voir et sophistiqué. A ce dénigrement presque caricatural, on peut toutefois opposer la remise en question du statut de l’erreur produite avec des outils analogiques que permet le numérique : moins définitive, modifiable sans pour autant avoir à recommencer tout le travail, elle n’est qu’une étape dans le parcours d’apprenant. Mais il ne s’agit pas là d’une plus-value exclusive aux tablettes tactiles.

Des parasites

Et c’est là que, nous semble-t-il, réside l’essentiel de la difficulté d’une utilisation pertinente d’ardoises dans un contexte d’apprentissage. Si l’ergonomie de l’objet et des interfaces logicielles proposées permet aux enfants de prendre en charge des manipulations leur assurant davantage de contrôle sur leur activité et leur production, elle offre paradoxalement la possibilité de parasiter ces dernières, si leur attention et leurs efforts visent à faire la démonstration d’une aisance technique acquise par imitation. En effet, la tablette ne permet pas de mettre en scène une progression dans le choix des outils multimédias, de comprendre les interactions entre les différents outils numériques puisqu’elle gère tout à la fois contrairement aux outils « classiques » utilisés auparavant. La fonction didactique du support numérique doit être pensée, explicitée pour « casser » la magie de l’outil au profit d’une exploitation réfléchie au service de l’enseignement et des apprentissages des élèves.
C’est donc sans surprise que nos observations nous amènent à relativiser leur potentiel pédagogique, ou plus justement à ne pas oublier de le conditionner à une remise en question de nos pratiques pédagogiques, plutôt qu’à nous, et vous, raconter une autre « belle » histoire…

Olivier Fosse
Formateur en informatique pédagogique
Serge Selvestrel
Enseignant à Paris