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Le théâtre, l’école et la cité

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Si l’éthique du théâtre populaire poursuit, avec ses moyens propres, les mêmes visées que l’éducation populaire[[http://bbouillon.free.fr/univ/cours_ufr/arts/fichiers/th-ecole.htm]], toute pratique théâtrale n’est pas émancipatrice.
Ainsi des élèves de Segpa, pour la plupart morts de peur, ont été amenés à se produire dans le hall du centre culturel local, devant quelques enseignants, quelques parents, quelques usagers du centre social et la représentante du préfet. Ils y ont lu les textes sur la thématique du travail qu’on leur avait fait écrire. En soi, cela pourrait être positif. Oui mais. Si les élèves sont bien présents simultanément sur le plateau, on n’assiste pas à une création collective, mais à une simple juxtaposition de prises de parole, orchestrée par l’adulte, au centre, qui distribue la parole et souffle éventuellement en cas de défaillance. Le pire du théâtre scolaire !

Encore pire quand on s’attache aux textes : « Je veux être ingénieur ou médecin, mais je n’aime pas les maths ni l’anglais ni le français ; à l’école, je n’aime que retrouver mes copains et l’EPS » (rires dans la salle), « je ne veux pas qu’on me force à faire du français, mon rêve est d’être coiffeuse », et juste après : « On ne me donne pas d’autre avenir que coiffeuse. » Ces jeunes ont donné d’eux l’image attendue de la part de « zupiens » et de Segpa. Certes, on ne peut faire comme s’ils n’étaient pas en délicatesse avec l’école et les apprentissages qu’elle promeut. Il est important que ces ressentis puissent se dire, être entendus. Il est important aussi que ces constats de désamour soient un point de départ et non un aboutissement ! En quoi leur connaissance du monde, de leurs propres potentialités et leur pouvoir d’agir ont-ils évolué ? De telles pratiques, certainement pétries de bonnes intentions, assignent ceux qu’elles prétendent assister et leur interdisent la sortie de la cité ghetto et de ses stéréotypes.

Pour une culture populaire exigeante et émancipatrice, voici des exemples de ce que la pratique théâtrale peut changer.

Sortir des ghettos

Jacob est en 6e Segpa, il bégaie et doit souvent se frapper la poitrine pour faire sortir le son. Mais il est volontaire, s’efforce de comprendre les situations de jeu proposées, s’accroche, va au bout. Lorsqu’un adulte lui fait un retour positif sur sa performance, Jacob répond poliment : « Merci madame. » Cette réaction polie est tout à fait inhabituelle, pour ne pas dire incongrue, dans le contexte. Nous (car nous sommes au moins deux : une metteuse en scène et une enseignante) formons l’hypothèse que Jacob est tellement empreint d’une image dévalorisée de lui-même qu’il croit que l’intervenante est gentille, mais pas sincère. Il n’entend pas que le « compliment » n’est pas un simple jugement, qu’il est le plus souvent argumenté par des éléments précis observés dans son travail. Il l’entend d’autant moins que l’intervenante, après avoir ainsi pointé les ressources qu’elle a observées dans le travail, va fixer de nouveaux objectifs, le plus souvent introduits par « mais ».

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En coulisse, le jour de la représentation.

Elle va donc travailler ses formulations pour lever les ambigüités, elle va aussi faire formuler par le groupe les ressources observées, laisser davantage Jacob évaluer ce qu’il est prêt à faire ou pas. Et Jacob va cesser de dire merci, de demander si c’est vrai pour se rassurer. Il va aussi cesser de se frapper la poitrine, commencer à regarder dans les yeux pour adresser ses répliques, à questionner, à émettre lui aussi des avis sur les performances de ses camarades, à faire des propositions de jeu. Il ne bégaiera même plus dans les phases de lecture découverte de nouveaux passages du texte écrit pour eux, seulement dans les phases de mémorisation.

« Madame, votre texte est nul ! » : Le théâtre comme choix, comme engagement

Notre pratique s’est déplacée du collège vers la cité. Le groupe de jeunes est totalement hétérogène (garçons et filles de 10 à 18 ans, issus de différents établissements et des différents quartiers). Le projet s’inscrit dans le lancement d’un festival autour des écritures théâtrales contemporaines pour la jeunesse.

Une auteure en résidence, Françoise Du Chaxel, rencontre régulièrement le groupe et, à partir de ce que disent les jeunes, doit leur écrire une pièce qu’ils seront les premiers à créer. À la mi-temps de l’année de travail, une première rencontre avec le public, une mise en espace organisée à la médiathèque, doit familiariser le groupe avec les enjeux et les sensations du plateau, la prise en compte de la technique (musiques, noir dans la salle, projecteurs) et l’effet des émotions sur la mémorisation. Deux autres temps forts auront lieu, qui baliseront l’écriture du texte et la progression du travail du groupe : une présentation dans le cadre du festival, début avril, beaucoup plus scénarisée et, enfin, dans les premiers jours de juillet, la représentation du texte achevé, à laquelle seront invités les familles, les enseignants et les édiles.

Parce que la pièce en cours de coélaboration s’intitule C’est quoi une fille, c’est quoi un garçon ?, les adultes (plusieurs auteurs dramatiques écrivant pour la jeunesse, les animateurs de l’atelier, les bibliothécaires, des parents dans le public) sont pris à partie avec virulence (les promoteurs des « journées de retrait de l’école » s’activent dans la cité). Sofia surgit des coulisses, pour affirmer au nom de ses camarades et avec sa fougue de beurette la nécessité des paroles tenues (sur l’égalité des genres, des races, au-delà des différences).

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Canaliser ses énergies : s’engager

Mais ses copines, qui connaissent sa tchatche, s’attendaient à du comique de type one woman show ; elles critiquent le texte en construction. Trois jours plus tard, Sofia renvoie à la face de l’auteure : « Votre texte est nul, c’est mal écrit, y a pas de chute. » Premier temps de discussion sur le mode « on peut dire qu’on n’aime pas, en argumentant, pas que c’est nul », discussion avec l’auteure sur son projet d’écriture et ses visées, ses difficultés aussi. Sofia est loin d’être convaincue. Deuxième temps, investi par l’enseignante (Sofia est en 1re avec la perspective du bac de français) sur l’argumentation, la littérature, les apprentissages, etc. Les plus âgés du groupe s’investissent. Troisième temps, discussion animée par la metteuse en scène qui finit par la mettre devant un choix artistique : elle a le droit de choisir artistiquement la forme du one man show, plus music-hall ou bien la mise en spectacle d’un texte littéraire, œuvre collective et exigeante par sa portée et par la sollicitation de l’imaginaire. Elle s’engagera dans l’œuvre collective et suscitera au bout du compte la fierté de sa maman, présente malgré les obligations inhérentes à la période du ramadan, et l’admiration de ses copines. Elle poursuit cette année et travaille avec nous sur l’écriture de sketchs.

Une limite : l’intégration des migrants

Les parcours de Dounia, Jonathan, Ophélie, Aquilas, Félicy et de bien d’autres montrent ce qu’une pratique théâtrale apporte à des jeunes d’une cité sensible, comment elle peut contribuer à leur intégration en faisant travailler ensemble de bons élèves qui apprennent à coopérer sans juger, des élèves de Segpa, des enfants arrivés en France de différents continents et ayant des acquis dans notre langue ainsi que des élèves non scolarisés antérieurement et plurilingues, avec une certaine pratique du français dans leur pays d’origine. Cependant, une nouvelle frontière est devant nous.

Enzo, Cristina et les autres, beaucoup d’enfants de migrants, Roms ou demandeurs d’asile du CADACentre d’accueil et d’hébergement pour les demandeurs d’asile, sont passés dans nos ateliers tant au collège qu’au centre social et nous restons avec ces défis : comment adapter ce travail pour qu’ils ne fuient pas quand on dépasse le stade des exercices pour aborder du texte ? Comment travailler différemment avec certains, sans qu’ils se sentent marginalisés et connaissent à leur tour le syndrome du « merci madame » ? Comment faire une place à l’oralité, voire à leurs langues ? Sans doute les modalités de nos ateliers sont-elles inadaptées à des jeunes qui commencent juste à découvrir le français.

Dominique Seghetchian
Professeure de français et coanimatrice d’ateliers théâtre


Le théâtre scolaire ou le théâtre à l’école ?

La démarche traditionnelle du théâtre scolaire, héritée des jésuites, ne voit dans le jeu théâtral qu’un biais d’enseignement ainsi qu’un moyen de développer l’éloquence et l’assurance. Il s’agit de faire jouer aux enfants des pièces existantes, choisies par l’adulte qui peut adapter le texte, répartit les rôles, contrôle la mise en scène, etc. Au cours du XXe siècle, dans le cadre de ce qu’on a appelé la décentralisation théâtrale, naissent des démarches intimement liées à l’éducation populaire qui vont chercher à mettre l’accent sur le développement de l’enfant en tant que personne autonome.
1968, dans le prolongement du colloque d’Amiens « Pour une école nouvelle », va ouvrir la voie à une action culturelle en milieu scolaire, du fait d’un déplacement du projet scolaire de l’entrée sur le marché du travail vers la formation de la personne et du citoyen. Ainsi naitront des dispositifs successifs qui feront de professionnels du théâtre des partenaires naturels de l’école : 10 %, ateliers de pratiques artistiques, école ouverte, accompagnement éducatif, etc. Ces partenariats se matérialiseront dans des engagements associatifs. L’OCCE (Office central de la coopération à l’école) organise chaque année une action nationale baptisée THEA, depuis 1983 les praticiens de l’action théâtrale en milieu scolaire (enseignants et gens de théâtre) se regroupent au sein de l’Anrat (Association nationale de recherche et d’action théâtrale). Ce mouvement se redessine aujourd’hui avec la politique de la ville, les ex-CUCS (contrats urbains de cohésion sociale), projets éducatifs de territoire, etc.
Au début des années quatre-vingt, les nouveaux Centres dramatiques nationaux pour la jeunesse sont confiés à des metteurs en scène qui ressentent la nécessité de textes spécifiques pour leurs créations. Certains vont se mettre à écrire, ainsi Bruno Castan. Les auteurs, dont beaucoup comme Olivier Py ou Joël Jouanneau, font le va-et-vient entre des textes pour un public adulte et les textes pour la jeunesse, ressentent de plus en plus le besoin de parler aux enfants du monde qui les entoure. Progressivement, l’édition prend en compte ces nouvelles écritures. Avec d’abord la collection Très Tôt Théâtre, puis L’école des loisirs et la collection jeunesse des éditions Théâtrales.
Ces phénomènes convergent vers une professionnalisation des offres théâtrales en direction de l’école. Classes CHAT (classes à horaires aménagés théâtre) ou options de lycée imposent, dans le cadre de l’institution scolaire, des partenariats avec des structures culturelles reconnues et la présence d’artistes dramatiques, de metteurs en scène qui doivent être habilités à l’enseignement de leur discipline aux côtés de professeurs ayant reçu la mention complémentaire théâtre (et maintenant validé l’option théâtre du Capes, option lettres modernes).

Dominique Seghetchian