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La réserve du fonctionnaire, un droit, une obligation, une valeur ?

Fin d’année scolaire. Le jury académique chargé de la titularisation des professeurs des écoles stagiaires se réunit au rectorat. C’est la seconde réunion de ce jury, présidé par un inspecteur d’académie, directeur des services départementaux (DSDEN), par délégation du recteur. On m’a demandé d’inspecter une jeune stagiaire dont la validation avait été refusée par l’IUFM. Je suis allé observer sa pratique en classe de CP. La conclusion de mon rapport est sans ambiguïté, je propose au recteur le licenciement. Mon rapport est lu ; le président est visiblement ennuyé. Il me demande si je ne suis pas un peu sévère ; il sollicite l’avis d’autres formateurs qui ont connu cette stagiaire. Quelqu’un dit qu’elle n’est pas aussi incompétente que le prétend le rapport. Le président propose un vote ; auparavant, il précise qu’il n’est pas partisan du licenciement, sur la foi d’un seul rapport. Il votera pour la reconduction du stage en responsabilité à l’issue duquel un autre inspecteur ira de nouveau « mesurer les progrès accomplis ». Le vote conforte la proposition du président, malgré une forte abstention. Le président vient me trouver, comme pour s’excuser. Je lui réponds : « C’est un vote qui décide, sans que quiconque, à part moi, n’ait rencontré cette personne. On pourrait s’épargner bien des peines si on votait auparavant » et je lui dis que cette scène mériterait d’être rapportée dans la presse.

— Mais ce n’est pas possible, ajoute-t-il, inquiet. Tous les présents sont soumis au secret des délibérations et à l’obligation de réserve.

— Quelle est cette obligation de réserve ?

— C’est un texte que vous devriez connaître, monsieur l’inspecteur. Comme vous devriez connaître ce qu’est l’évaluation, après tout, c’est votre métier. Il tourne les talons et s’en va d’un pas pressé. Ainsi, c’est à moi de faire preuve de réserve. Je me sens inutile et humilié. Ma compétence professionnelle est niée, d’autant que l’IA met en cause mon savoir en évaluation[[Le DSDEN confond contrôle et évaluation, mais son statut lui permet de faire comme si son savoir était supérieur au mien.]] ; elle est inutile, car ce que j’ai fait ne sert à rien. J’ai assez de distance pour reconnaître la vacuité des rituels bureaucratiques. Je sens également qu’il s’est joué dans cette scène bien autre chose que la titularisation ou le licenciement d’une enseignante.

Des textes officiels ?

Je ne me suis jamais senti enclin à la réserve. Mais il paraît que c’est une obligation, et comme le DSDEN y avait fait allusion, j’ai cherché un texte qui en assurerait au moins la légalité, sinon la légitimité. J’ai pu lire sur le site de la direction générale de l’administration et de la fonction publique : « L’obligation de réserve est une construction jurisprudentielle complexe qui varie d’intensité en fonction de critères divers (place du fonctionnaire dans la hiérarchie, circonstances dans lesquelles il s’est exprimé, modalités et formes de cette expression). C’est ainsi que le Conseil d’État a jugé de manière constante que l’obligation de réserve est particulièrement forte pour les titulaires de hautes fonctions administratives… » L’interprétation m’incline à penser que ma fonction n’est pas si « haute » que je sois assujetti à cette obligation. Je reste donc investi de ma liberté d’opinion. Certes, je reconnais que publier une affaire aussi ridicule est plus qu’une faute de goût. Mais de quel recours puis-je disposer ? En appeler au recteur relève de la méconnaissance du système hiérarchique dont la solidarité fonctionne un peu à la manière de « l’amitié féodale » qui lie le suzerain à son vassal[[« Horizontalement, (l’amitié qui obligeait) maintenait la paix entre les pairs ; verticalement, elle astreignait à révérence au-dessus de soi, à bienveillance au-dessous ». Duby G., Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde. 1984]]. Mais le silence n’est-il pas aussi coupable ?
On pourrait croire l’affaire exceptionnelle, mais elle n’est que banale dans une institution peu fidèle aux textes qu’elle produit. Trop nombreuses et contradictoires, les normes sont fixées par usage et par commandement direct, au gré de quiconque se croit en position de le faire. La déconcentration a eu pour effet de restaurer les prérogatives d’un ordre hiérarchique. Dans cet ordre, la loyauté est synonyme d’obéissance et de déférence[[Cf. le texte de Gauzente G., La loyauté de l’IEN est-elle un obstacle à l’exercice de son métier ?, site « métiers d’IEN ».]]. Plutôt qu’au texte ou au service public, la loyauté est due au supérieur.[[Bien évidemment, chacun feint de croire que le texte et le supérieur se fondent dans le service public. Ce qui surprend surtout c’est l’ignorance des textes de la part de ceux qui ont pouvoir de décision.]] Parmi toutes ces dérives qui précipitent le déclin d’une institution, on pourrait citer celles de la gestion des moyens qui réduit la formation continue, l’enseignement des langues vivantes, la municipalisation de l’enseignement primaire, les programmes qui ne sont pas appliqués et l’illusion de la mixité. Faut-il taire par réserve que la lecture ne se réduit pas à la méthode syllabique ?

Réserve et autonomie

La réserve peut être envisagée dans une autre perspective. C’est aussi un droit, celui du fonctionnaire de ne pas se sentir lié par une décision qui ne lui paraît pas légitime. Le fonctionnaire se met « en réserve », il se met en retrait sans pour autant condamner la décision. C’est par exemple, la réserve qu’on peut avoir à l’usage qui est fait des indicateurs de pilotage : évaluations, Signa, etc. Cette réserve se comprend également dans une perspective évaluative. Par exemple, en se plaçant dans la temporalité, il s’agit de savoir ce que va donner l’application d’une disposition qui est a priori contestable ou difficilement réalisable. Aucun inspecteur n’a contraint les enseignants à travailler en cycles. C’était pourtant l’organisation de la scolarité voulue par la loi d’orientation de 1989, mais cette mesure est vite apparue inapplicable, dans les faits.
Quant à la réserve, considérée comme attitude, elle relève de l’usage et des codes comportementaux. La réserve est une « vertu » qui relève de la pudeur. C’est également dans sa version psychologique un synonyme de timidité.
Quelle que soit son acception, la réserve n’apparaît guère comme une valeur de la seconde modernité. Quand on en appelle à la transparence, à la prise de risque, quand on condamne les officines et les coups fourrés, la réserve est plutôt dévaluée. Elle s’oppose à l’autonomie conçue comme la liberté limitée par les textes.
Malheureusement la notion d’autonomie est actuellement revendiquée et dévoyée par certains personnels de l’Éducation nationale qui s’estiment libres, refusent d’appliquer les programmes, se moquent ouvertement des textes ou les ignorent. Ils sont dans l’idéologie. En réalité, cette liberté totale est la pire des servitudes quand elle est dictée par les lobbies, par les sondages ou par l’extrême dépendance au chef.
La loi, les normes explicites garantissent le jeu autonome des acteurs. Les textes qu’on juge contraignants sont en réalité le cadre dans lequel il est permis d’agir, et ces textes autorisent beaucoup plus qu’on ne croit. Les programmes de cycle 2, en matière de lecture garantissent l’autonomie des enseignants et des inspecteurs, en même temps qu’ils garantissent la valeur et la légalité des pratiques. On ne peut en dire autant d’un ministre.
Si je souhaite ériger l’autonomie en valeur fondatrice du métier d’enseignant et d’inspecteur, alors je peux m’affranchir de l’obligation de réserve. En tant qu’inspecteur, je sors de la réserve quand obligation est faite d’attirer l’attention sur les effets des dérives personnelles. Il est évident qu’en évoquant l’obligation de réserve, des politiques, mais aussi des administratifs et les conservateurs de tout poil signifient l’obéissance qu’ils estiment qu’on leur doit. Mais ce que nous leur opposons n’est pas la désobéissance, c’est la résistance. Ce sont deux conceptions de l’organisation de l’école qui s’opposent, radicalement.

Jean-Pol Rocquet, IEN retraité.