Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

La question des contenus d’enseignement : ce qui est réellement en jeu

Il y a trois ans, l’Unesco s’est adressée à moi pour me demander une réflexion d’ensemble sur la question des contenus d’enseignement : l’organisation était en effet (et est encore) souvent interrogée par des gouvernements qui observaient que malgré tous les efforts qu’ils avaient pu faire dans le champ de l’éducation, ils continuaient à rencontrer un nombre considérable de difficultés à atteindre leurs objectifs. L’idée était que rien ne coûte plus cher que des contenus d’enseignement inappropriés, parce que des moyens sont dépensés en pure perte, que des élèves perdent leur temps ou abandonnent l’école de façon prématurée, et que ni la société ni l’économie ne tirent aucun bénéfice de connaissances qui ne sont pas enseignées et de compétences qui ne sont pas acquises.

Deux évolutions internationales

Depuis l’époque où je travaillais à cet ouvrage, il me semble que la situation a évolué assez rapidement, et qu’elle a, d’un certain côté, a rendu les préconisations que je faisais plus urgentes et plus nécessaires, essentiellement en raison de deux évolutions sur l’agenda général de l’éducation dans le monde :
– La preuve de plus en plus nette que si, dans beaucoup de pays, un nombre toujours plus élevé d’élèves va bien à l’école, si l’accès à l’école est, année après année, plus facile pour une plus large proportion d’enfants, cet accès ne signifie malheureusement pas succès pour les élèves dans un nombre beaucoup trop élevé de situations où les écoles ne sont pas en position de garantir une qualité suffisante. « De l’accès au succès », la formule est devenue un mot d’ordre pour l’Unesco, ainsi qu’un enjeu important de la mise en place de l’EPT (« Éducation pour tous ») ;
– Le développement irrésistible des comparaisons internationales des acquis des élèves dans les différents pays. Tout se passe comme si tous les pays se trouvaient bon gré mal gré conduits à participer à quelques Jeux académiques permanents à partir desquels ils sont classés sur une échelle mondiale, de telle façon que ce classement est censé refléter leur position dans la compétition économique mondiale dans son ensemble…
Est-il besoin de dire que ces deux thèmes nous interpellent tous en tant qu’éducateurs ? N’est-il pas en effet indispensable que nous réfléchissions aux raisons pour lesquelles, si souvent, la qualité n’est pas au rendez-vous dans nos écoles ? Et tout aussi indispensable que nous réfléchissions à la signification profonde de ces classements internationaux avant d’accepter ou de refuser de les considérer comme l’alpha et l’oméga des nouvelles politiques éducatives à la mode ?
Je me permettrai de proposer ici une vue synthétique des débats en cours sur ces sujets tels que je les perçois dans différents pays où il m’arrive de m’impliquer.

Sirènes des modes, poids des traditions

La première difficulté pour nos écoles est d’accepter de remettre à plat ce qui est enseigné : l’obligation de réaliser l’inventaire critique de l’héritage éducatif n’est pas prise au sérieux, et peut-être n’avons-nous pas nous-mêmes suffisamment pris au sérieux cette difficulté et cette réticence ! Il existe en effet une tradition si ancienne dans la plupart des pays d’enseigner des connaissances sans jamais s’interroger sur leur pertinence pour les enfants auxquelles elles sont enseignées… Nous connaissons tant de situations dans le monde où les décisions d’enseigner ceci ou cela relèvent de façon plus ou moins consciente, en tous les cas d’une façon qui n’est pas argumentée, de choix pour l’abstraction, les traditions, l’académisme, pour des savoirs « de l’Ouest » ou « du Nord », ou encore pour des savoirs qui sont, entre autres, complices de différentes formes d’exclusion culturelle…
Concurremment, nous assistons dans de nombreux pays à l’émergence de nouveaux modes de définition des contenus d’enseignement, qui se détournent du modèle traditionnel d’un curriculum prescrit en commun à tous les élèves pour s’intéresser de plus en plus à la notion de développement des compétences personnelles de chaque élève. Cette évolution paraît apporter une réponse avisée à la question de la diversité des élèves, en même temps qu’elle semble opportunément faire la place à la flexibilité ainsi qu’à la créativité requises par le monde du travail, tout en étant une ouverture honnête aux compétences nécessaires à la vie réelle, ainsi qu’une façon commode de mesurer les acquis des élèves et donc de classer les écoles et les pays. La chanson sonne si bien en vérité !
Pour résumer, il semble que nous sommes à ce stade placés face à un dilemme, une obligation de choisir entre une version académique de contenus obligatoires inspirés par le passé et un nouvel ensemble à la mode de compétences personnelles…
Mais est-ce si simple ? Sommes-nous certains de pouvoir choisir si rapidement et sans nous poser plus de questions ?
Il me semble personnellement que ce serait une erreur de choisir entre ces deux possibilités, parce qu’il faut s’intéresser aux limites d’une vision de l’école trop étroitement inspirée de l’idée à paillettes d’une “société de la connaissance” qui serait la panacée. Il nous faut, je crois, considérer trois risques :
– Le premier fait référence à la question de l’équité : des programmes trop souples, sans rien d’obligatoire, avec un appel permanent à la créativité, au développement de l’autonomie et aux compétences peuvent avantager indûment les élèves les plus favorisés socialement, ceux qui pourront de toute façon développer ces qualités grâce au capital social et au capital culturel dont ils bénéficient.
– Le second risque est qu’en certains contextes les prétentions d’un certain nombre d’écoles se limitent au bout du compte aux compétences que les employeurs peuvent attendre d’une main-d’œuvre peu qualifiée dont la multiplication pourrait bien être l’une des conséquences possibles de la mondialisation, dans une version pessimiste. La « société de la connaissance » serait alors limitée à certains groupes, à certains pays, à certains continents, et c’est une direction que de toute évidence les éducateurs ne peuvent cautionner.
– Le dernier risque est que nos écoles en viennent à oublier ce qui jusqu’à ce jour a souvent été au centre de l’entreprise d’éducation, et la raison pour laquelle les sociétés ont créé leurs systèmes scolaires et décidé de les financer : la construction de liens au sein de la société par l’acquisition d’une culture commune. C’est un risque à considérer, à cette époque où l’idée d’une culture commune devient de plus en plus nécessaire, pas seulement à l’échelle des États, mais à celle du monde tout aussi bien.

Une école du savoir et du lien

Face à ceux qui ne souhaitent que s’en tenir à des programmes obligatoires, traditionnels, exprimés en termes de contenus et souvent socialement “excluants”, comme face à ceux qui glorifient le règne de compétences modernes, flexibles et personnelles, je crois qu’il faut que nous sachions mieux ce que nous voulons ! Nous avons à mettre, mieux que jamais, l’accent sur le rôle de l’école pour renforcer le lien social dans un monde où l’on célèbre trop souvent avec quelque naïveté les bienfaits de l’économie de la connaissance. Une chercheuse écossaise, Jenny Ozga, du Centre de la sociologie de l’éducation de l’université d’Edinburgh, concluait récemment un article de la Revue internationale d’éducation[[N° 46, décembre 2007, L’émergence d’une autre école, CIEP, 1, avenue Léon-Journault 92318 Sèvres Cedex.]] en disant qu’il est, selon elle, bien possible que les systèmes éducatifs se voient adresser en fait la demande de redonner vie à ce qu’elle appelle les « fantômes de la solidarité et de la cohésion sociale », fantômes qu’une conception étroite de l’économie de la connaissance ignore trop souvent et trop facilement.
Développer les compétences, diffuser le savoir humain tout en favorisant l’équité : nous n’avons pas d’autre choix que de chercher un point d’équilibre entre ces trois objectifs et d’évaluer en permanence chaque système éducatif à l’aune de ces critères.
Si nous adoptions cette conclusion, il devient immédiatement nécessaire, de toute évidence, d’en préciser les conséquences dans au moins deux directions.
S’agissant des enseignants dont nous avons besoin, de la façon de les recruter et de leur formation, il est évident que nous avons besoin de professionnels capables d’intégrer en permanence ces trois objectifs, et d’exercer leur esprit critique sur ce qui est enseigné.
S’agissant de l’évaluation des élèves, c’est bien à une évaluation continue bien conçue qu’il faut tenir, celle qui permet à la fois aux professeurs et aux étudiants de suivre la construction sur le long terme de compétences riches, plutôt qu’à des tests à la préparation desquels les programmes et les activités d’enseignement, on l’a souvent vu, risquent trop de se limiter.

Roger-François Gauthier