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L’école fragmentée, division du travail et inégalités dans l’école primaire

On voit de plus en plus apparaitre le terme fragmentation lorsqu’il est question de l’école ou du système éducatif. Le n° 76 de la Revue internationale d’éducation de Sèvres (décembre 2017) coordonné par Anne Barrère (Université Paris Descartes) et Bernard Delvaux (Université catholique de Louvain) titrait sur La fragmentation des systèmes scolaires nationaux et observait que « chaque système scolaire national tend aujourd’hui à se fragmenter sur deux axes, l’un lié à la stratification sociale et l’autre à la différenciation des modèles et projets éducatifs. On ne peut actuellement prédire si cette fragmentation va persister et signer la fin des systèmes scolaires nationaux ou si elle débouchera sur la recomposition de systèmes unifiés. »

Dans son ouvrage Julien Netter aborde la question sous l’angle de la division du travail et des inégalités dans l’école primaire – sous titre donné au livre.

Qu’est-ce qui conduit l’auteur à parler d’ « école fragmentée » ? Si l’on suit Enzo, 8 ans, on observe qu’entre son arrivée dans les locaux de l’école à 8h30 à sa sortie à 18h15 il passe moins du tiers de son temps d’école avec son enseignante. Dans ce « flux d’école » de 10 heures, il navigue de « fragment » en « fragment » au milieu d’activités hétérogènes encadrées par des animateurs et intervenants divers. Les chiffres construits à partir d’observations dans des écoles parisiennes pendant un an et demi (2012/2014) complétés par des statistiques de la ville de Paris et du ministère montrent qu’en moyenne un écolier passe la moitié de son temps seulement avec son professeur (chapitre 1). Le reste est partagé avec de nombreux acteurs : animateurs du périscolaire, intervenants sur temps scolaire et intervenants du périscolaire. Des acteurs assignés à leurs territoires, trop peu coordonnés pour articuler les fragments épars en vue d’une construction des apprentissages (chapitre 2)

Les politiques publiques postulent le bénéfice de l’ouverture de l’école à des acteurs non enseignants. On pourrait donc penser que l’école a tout à gagner de cette situation nouvelle. Or il n’en est rien car pour les enfants ce n’est pas si simple. Quels liens parviennent ils ou non à établir entre des activités dissociées ? La complémentarité éducative entre scolaire et périscolaire est vécue très différemment selon les contextes d’origine et les profils des enfants. Les plus adaptés aux exigences scolaires, souvent issus des catégories les plus favorisées, savent profiter des divers temps éducatifs dispensés à l’intérieur de l’école, mais ce n’est pas forcément le cas de tous : certains ne parviennent pas à « traduire » ce qui se joue d’un temps à l’autre, à faire la synthèse de leur expérience, pour se mettre en « mode études » et tirer parti de ces activités diverses. Le travail de « couture » – l’image utilisée par Julien Netter est intéressante – pour rendre solidaires des activités hétérogènes est dévolu au bout du compte aux enfants eux-mêmes : le dernier chapitre de l’ouvrage montre combien les enfants sont inégaux pour faire face à cette tâche.

Le terrain d’enquête, parisien, est certes particulier. Il révèle cependant des tendances évolutives de la forme scolaire vers une fragmentation qui pourrait faire perdre à l’école son unité et son sens ou du moins être le reflet de l’impossibilité à choisir face à des finalités plurielles – ce que pointaient aussi la revue du CIEP citée plus haut. Dans ce nouveau paysage les enfants sont confrontés à un « curriculum invisible » qui suppose des compétences de « traduction et synthèse » pour tirer bénéfice des fragments épars auxquels ils sont confrontés. Tous n’en disposent pas. Une nouvelle source d’inégalités ?

Nicole Priou