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L’apprentissage du vocabulaire en maternelle

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Que ne pas faire ?

Donner la priorité à la rencontre implicite avec les mots en situation, dans des textes variés lus aux élèves ? Alors, c’est le hasard qui conduit l’apprentissage et l’essentiel des activités lexicales se transforme en devinettes. S’interroger sur les mots nouveaux inconnus fait courir un risque si c’est une pratique régulière : les enfants retiennent surtout ce qui se passe en début d’activité, il y a fort à parier que certains retiennent précisément les erreurs initialement formulées !

  • Tourner autour des mots du vécu ? C’est artificiel. Et même s’il faut apprendre à exprimer ce qui nous entoure pour maitriser le monde, cela ne suffit en rien à l’évocation de l’imaginaire et de l’inconnu, essentielle pour passer de la dénomination à la création.
  • Mémoriser des listes de mots ? C’est une perfusion lexicale. Lorsqu’on aura survolé des mots qui ne sont exploitables que dans des circonstances rarement rencontrées, qu’en fera-t-on ? Les élèves en oublient la majeure partie et l’enrichissement du stock lexical devient bien fragile.
  • Tenter d’épuiser la signification des mots et leurs possibles ? Cet épluchage obsessionnel est étouffant, et surtout tellement inutile.

Qu’avoir en tête ?

On ne sait pas bien dénombrer le vocabulaire actif et passif des élèves de maternelle, mais on sait par contre que le stock actif peut varier du simple à l’octuple ! Par ailleurs, l’élève est capable d’une grande diversité lexicale car il a, à cet âge, une propension qui se perdra à utiliser des verbes dans des phrases courtes. L’enfant apprend également à dériver, provoquant parfois des surgénéralisations qui sont attrayantes à l’oreille parce que inusitées, mais parfaitement logiques, comme « travaillement » ou « déchauffage ». L’enfant apprend à exprimer une histoire et à la raconter, à utiliser des connecteurs simples (notamment la succession) ou à décrire. Mais il n’a pas encore les moyens de construire le sens dans des propositions complexes ou nombreuses, et à exploiter l’argumentation ou l’explication.

Pour étendre son vocabulaire, l’enfant doit apprendre à connaitre et manipuler les mots connus et autoapprendre à construire du sens autour des mots inconnus, selon leurs contextes. Cette pratique, à la fois alternée et conjointe, est le vecteur de la réussite réelle de l’usage en réception et en production du lexique. Pour l’enseignant, cela se traduit donc par des activités et exercices systématiques et réfléchis, qui vont tantôt du mot au texte, tantôt du corpus vers les mots. L’essentiel, c’est la mise en réseaux.

Voici une méthode pour développer le vocabulaire qui repose sur quelques modalités fortes :

  • travailler de manière décrochée et explicite le vocabulaire et rencontrer des textes ou les produire ;
  • travailler avec régularité et non au hasard des textes, pour tirer un réel bénéfice ;
  • formaliser une progression ;
  • travailler à partir d’un mot, hors contexte.

Quatre principes fondamentaux pour organiser l’apprentissage du vocabulaire en maternelle :

  • aller du vécu vers l’inconnu. Partir de mots hyperfréquents et connus de tous. Ce n’est pas un signe de facilité, loin s’en faut. Plus un mot est fréquent, plus il est complexe, tronqué, composite, polysémique et générique, passepartout et, finalement, abstrait. Ces mots, si utilisés par chacun à sa façon, sont l’occasion de malentendus, d’incertitudes. Ils sont mous. Il faut leur donner de la consistance. Les mots compliqués ou monosémiques ne présentent, eux, qu’un rendement bien faible : que faire de « rhododendron » ? Un bouquet, et après ? Partir du déjà su, c’est également faire émerger les représentations de tous les élèves, puisque tous ont quelque chose à en dire : voilà un vrai début de leçon pour tous. Aller vers l’inconnu quand on a une base de départ partagée est plus sécurisant : on se l’approprie mieux et plus efficacement. On le met en relation, on construit des réseaux, des communautés d’intérêt ;
  • aller du mot vers le monde et non l’inverse. C’est particulier à l’apprentissage du vocabulaire explicite. On part du mot lui-même : a-t-il du commun avec d’autres mots (encolure, col, cou) ? Plutôt que parler du « train » et des mots qui sont dans son champ (locomotive, rail, gare), partons du mot et de ses potentiels lexicaux et sémantiques « train, trainer, entrainer, entraineur, trainard, traineau » puis des univers que ces mots évoquent « voyageur, route, bateau, trace, lenteur, traintrain, train de vie, arrière-train », des synonymes, des contraires, des péjoratifs, etc. On fera ensuite des phrases avec tous ces possibles ;
  • aller du langage de dénomination vers le langage d’action. Les enfants naturellement vont vers les verbes ? Eh bien, allons dans le même sens pour les aider à être efficaces ! Que chaque moment de vocabulaire fasse un détour, voire démarre, par le verbe. C’est autour de lui que tout gravite, explorons le soleil avant ses satellites. Le nom ne peut que dénommer, le verbe agit avec les autres mots, il met le monde en mouvement et permet son expression : « Le chat mange du mou » ; l’ogre mange-t-il, dévore-t-il ? La souris mange-t-elle ? Grignote-t-elle ? Que mangent-ils ? Où ? Autour du verbe « manger » et tous ses parasynomymes, tant d’occasions et de mondes divers à explorer !
  • aller des mots seuls vers leur mise ensemble. Impensable de s’arrêter à la seule étape des mots. Il faut les faire vivre ensemble et inventer des phrases, plein de phrases, des histoires, plein d’histoires. La découverte du vocabulaire ouvre l’occasion d’écouter des histoires puis d’en fabriquer !

La démarche et la progression

Découvrir : c’est choisir un mot connu des enfants et les faire parler autour de ce mot en proposant d’autres mots auxquels il fait penser : le grand déballage. Très vite les enfants sont invités à regrouper des mots, à voir lesquels vont avec lesquels. Les enfants exploitent ici une activité de tri, de classement, de rangement qui leur est demandée par ailleurs.
S’imprégner des mots : c’est formaliser avec les élèves la visualisation de la mise ensemble des mots apparus, on les met dans des boites, on les rassemble dans des nuages, etc. On formalise leur appartenance, on tâtonne. Un même mot pourrait aller dans plusieurs boites ! C’est un début de mise en réseaux. Ainsi se rejoignent les mots connus et ceux qui ne l’étaient pas.
Vivre ensemble : l’activité se poursuit en produisant des phrases et en les écrivant par dictée à l’adulte ou, éventuellement, par tâtonnement de codage en petits groupes. On consolide par cette activité le passage d’un vocabulaire passif vers une exploitation en production, sans attendre. On associe, on substitue un mot par un autre de nos paquets, etc.

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  • Exemple de phrase construite en classe en dictée à l’adulte après quelques échanges : « Les filles font des claquettes avec des justaucorps. » L’enseignante trouve une illustration libre sur internet, puis la propose aux élèves pour fixer le sens des nouveaux mots « claquettes » et « justaucorps ».

Puis viennent l’approfondissement lexical et les exercices d’assouplissement.

  • Les élèves construisent une phrase avec le verbe « danser », puis ils doivent changer la phrase en jouant sur les compléments. Exemple : « Il danse sur la musique.  » Où ? Il danse dans la salle, sur une scène, dans un théâtre, dans un ballet, « autour d’un public », avec discussion entre les élèves sur la pertinence de cette dernière formulation.

Qui ? Je, on, ma tata, ma mamie, etc.

  • Comment ? Il danse doucement, vite, tranquillement, sur la pointe des pieds, etc.
  • Les élèves doivent trouver des mots pour remplacer « danse » : gigote, s’amuse, remue, s’entraine et s’éclate (ce dernier mot donne lieu à une discussion sur ce qui relève du langage familier ou du langage soutenu).
    Utiliser encore et encore. Il faut organiser le mouvement de va-et-vient entre réception et production. Ainsi, un retour à l’écoute de textes sur des thématiques ou des exploitations diversifiées des mots travaillés est un encouragement aux passerelles et à l’entrée dans le langage courant des acceptions des mots découverts. C’est l’expérimentation permanente de la polysémie des réseaux sémantiques, contextualisation à l’infini vers d’autres réseaux, c’est l’entrée dans la flexibilité sémantique. Ce que nous recherchons grâce à notre enseignement.

Évaluer notre action. C’est bien délicat. Il ne s’agit pas de quantifier, on l’a vu : certaines mémorisations de listes tournent à courte vue et sont des impasses. C’est par l’usage et la facilité que les enfants auront à parler, à dire et à interroger les mots et les textes que nous voyons l’impact de cette pratique.

La mise en œuvre

Chaque semaine, une ou deux fois vingt minutes, par exemple. Choisir les mots qui sont proposés (ce choix est l’un des paramètres de la progression : mot plus ou moins hyperfréquent, dérivable ou dérivé, polysémique, aux acceptions plus ou moins abstraites, génériques, avec des parasynonymes et antonymes plus ou moins nombreux, etc.). Sur une année, travailler une dizaine de mots suffit (pour en convoquer vingt à cinquante fois plus).

Que dire de plus ? Bien sûr, le vocabulaire de chaque enfant se construit essentiellement dans son environnement personnel, car les mots reflètent notre pensée, notre culture et nos expériences. Mais l’école doit revendiquer sa part : elle peut aider à constituer un vocabulaire riche et efficace, à développer des stratégies d’usage et d’enrichissement, à partir d’activités orales variées, d’échanges réguliers et de mutualisations permanentes.

L’appauvrissement annoncé du vocabulaire n’est pas une fatalité, il impose par contre une focalisation repensée de son apprentissage dans le cadre scolaire.

Bruno Germain
Enseignant université Paris Descartes


Bruno Germain, Jacqueline Picoche, Le vocabulaire, comment enrichir sa langue ?, éditions Nathan, 2013.

Alain Bentolila, Bruno Germain et al., « La maternelle, les cinq piliers du langage », propositions concrètes disponibles gratuitement sur le site dédié à l’apprentissage du vocabulaire de Bruno Germain et Jacqueline Picoche : www.vocanet.fr