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En pédagogie, la fraternité serait-elle de ce monde ?

Les pédagogues sont des croyants, ne serait-ce que parce que la pédagogie a un horizon. Les pédagogues de la coopération ont ainsi, au moins, une chose en commun : ils croient à la fraternité. Que se proposent-ils ? Certes, de faire advenir une réalité sociale autre, mais en quoi cette réalité sera-t-elle autre ? Par sa plus grande fraternité… que l’éducation est censée faire expérimenter, faire apprendre et faire retenir. Examinons alors les dimensions conjointes de la valeur fraternité dans les pratiques de coopération à l’école. Trois aspects méritent d’être soulignés : du côté de la transformation sociale, du côté de l’être ensemble, et du côté de l’agir ensemble.

La fraternité dans la transformation sociale

Dans les pédagogies de la coopération, la transformation sociale à obtenir est avant tout celle de l’éduqué à qui il faut permettre d’acquérir une certaine solidarité politique et sociale. Les apprentissages résultent, par exemple, soit de projets, soit d’actions qui nécessitent une confrontation avec le milieu social et par lesquels les élèves sont amenés à émettre des jugements de valeurs « politiques » issus des expériences sociales.

Souvent, la volonté de transformer le statut de l’enfant (à travers la socialisation) déborde les seuls cadres pédagogiques et psychologiques pour supposer une visée politique plus large, une ambition de modifier les rapports sociaux à tous les niveaux. Faute de quoi, selon bien des pédagogues de cette tendance, on ne pourra échapper à cette immense couveuse pédagogique aliénante et infantilisante qu’est l’école petite-bourgeoise formaliste et vide culturellement.

D’une certaine manière, par la coopération, l’école est là pour apprendre à vivre, à éprouver et à construire la solidarité des exclus tant à l’intérieur qu’à l’extérieur d’elle-même. Encore faut-il tenir le projet d’en sortir pour y parvenir. Certes, « l’engagement » social est plus ou moins fort, selon les expériences (Profit, Vitruve, Freire, Illich, etc.) ; et cela va de l’horizon à atteindre à la transformation immédiate ; mais les pédagogies de la coopération ne trouvent leur sens que dans la poursuite et par la réalisation d’une transformation sociale indissociable d’un processus éducatif autre.

N’insistons pas trop sur ce premier aspect, si non pour remarquer, en terminant, qu’il est devenu de plus en plus flou et lointain. La solidarité révolutionnaire des travailleurs d’un Freinet est bien loin aujourd’hui. Il en reste un écho humaniste sans grande portée pratique dans la réalité scolaire quotidienne. Même s’il s’agit encore et toujours de « changer l’école pour changer la société », nul ne s’aventurerait à établir de liens directs de cause à effet entre les deux univers. La notion de coopération en serait-elle une version douce et bien pensante ? On peut le craindre…

La fraternité de l’être ensemble

La coopération se réalise dans la pratique fraternelle de l’être ensemble. Altruisme, coéducation, autodiscipline… les termes ne manquent pas pour désigner cette façon d’être avec. L’approche psychanalytique de l’éducation va, ici, servir de mode de définition scientifique plus ou moins consciente de la règle : on ne peut éduquer un enfant qu’en l’aimant.

Cette éducation au bien-être par l’amour ne doit pas cependant être réduite au seul aspect individuel. Outre la perspective sociale que nous venons d’évoquer, la notion de socialisation le rappelle. Être subjectivement heureux et remplir son devoir envers la société, n’est-ce pas l’idéal éducatif de la coopération à l’école ?

L’être ensemble peut ainsi être considéré comme l’interface du bien-être et de la socialisation. En conformité avec les idéaux démocratiques et les tentatives pédagogiques de l’Éducation nouvelle, la coopération montre que la tâche assignée à l’école consiste à développer les processus de formation de la personnalité en même temps que ceux de l’apprentissage de la socialisation. L’éducation des pulsions s’opère ainsi en direction du développement du sens social.

La coopération veut signer l’existence d’une école profondément humaine qui concilierait science et conscience, pensée et caractère, travai1 et amour. Pour autant, la fraternité de l’être ensemble ne se donne pas, elle se conquiert et suppose tout autant des attitudes que des techniques et des institutions. Les attitudes en question sont souvent les mêmes : l’amour et la compréhension (Korczak), la confiance et l’entraide (Rist), le respect d’autrui (Meirieu, Oury).

Ces attitudes doivent s’appuyer sur des techniques et des institutions pour maintenir ouvert un dispositif pédagogique. Comme le précisent, par exemple, les institutionnalistes, l’idéal de la classe, c’est le « grand », autonome, compétent, responsable, qui possède liberté et pouvoir, et qui aide les autres au lieu de les écraser. La coopération signe la grandeur chez un élève éduqué par l’apprentissage fraternel de l’être ensemble.

Ces pédagogies de la coopération semblent estimer que la conduite morale est une et qu’on ne saurait concevoir deux théories morales, l’une valable pour la vie scolaire et l’autre pour la vie sociale. Ces deux réalités sont régies par les mêmes principes. L’enfant n’est pas d’abord un être scolaire, c’est un membre de la société, et cela au sens le plus large : c’est à l’école coopérative de le rendre capable de comprendre sa dépendance à l’égard de la société et d’accepter cette solidarité. Un bon citoyen n’est après tout qu’un membre dévoué et conscient de la société, et l’école n’a d’autre fin que de servir la vie sociale (Dewey). Elle doit donc devenir, par et dans la coopération, une institution sociale réelle et vivante. Formalisme, intellectualisme, individualisme et déresponsabilisation scolaire et sociale ne font qu’un. Le respect de l’enfant et de la société exige autre chose. La fraternité veille…

Et elle prend la couleur d’une autre notion, celle d’autonomie. Les enseignants perçoivent bien que cette dernière recouvre les deux aspects de l’être ensemble, qu’elle se donne comme un projet du développement de la personne et comme un projet de transformation de la société. Car l’autonomie recouvre la socialisation. Elle désigne une façon de vivre ensemble, elle s’énonce en termes de pratiques sociales et donne à entendre ce qui doit être respecté dans un vivre ensemble. La coopération désignerait elle cette articulation-substitution de l’autonomie et de la socialisation ? Auquel cas, elle vise le fonctionnement tolérant et démocratique à des échelles micro et macrosociales qui se donnent comme équivalentes. Et, en même temps, elle représente le soupir permanent des maitres qui savent bien qu’une telle autonomie n’est pas vraiment réalisée dans la structure scolaire quotidienne et habituelle. Malheureusement, la coopération à l’école n’est souvent que le moyen de cacher, ou d’oublier, que le système scolaire est fondamentalement individualiste et élitiste, qu’il fait bel et bien faire l’expérience de l’antifraternité de l’être ensemble. Maudits soient les maux des mots.

La fraternité de l’agir ensemble

Les pédagogues de la coopération sont très souvent, en même temps, des pédagogues du faire ensemble afin, se proposent-ils, de réaliser une personne totale. La quête de l’être se conjugue ainsi avec la quête du faire. L’Éducation nouvelle est ici toute à son affaire. L’action, en éducation, a comme but, et comme moyen, la réalisation de la personne totale. L’activité globale est le fait de la personne tout entière, corps et esprit. Dans l’autocréation, l’expérience fondamentale de la personne se nomme communication. Le caractère global de la personne ne saurait se réduire à ses différents aspects physiques, intellectuels et sociaux. Pour « s’agir », il faut agir, soit agir ensemble. La coopération suppose l’action fraternelle.

C’est parce que l’activité requiert du sens que l’éducation réside dans cette tension entre l’acte et le but (Dewey, Freinet, Heber-Suffrin). Dans l’action, la coopération rencontre et réalise la confiance, la liberté, la justice, la paix, la solidarité. L’anti-individualisme actif veut fonder la reconquête du pouvoir de transformer ce que l’on vit. Dans cette conception coopérative, la culture est action et l’école est le lieu privilégié de cette action, ce qui suppose que la culture soit moins une digestion passive et contemplative d’un patrimoine qu’une prise de possession dynamique de soi et du monde au moyen d’une pratique.

Le problème, c’est que cette conception de l’activité coopérative s’est toujours heurtée aux rigueurs de la préséance de l’enseignement des matières académiques, tant et si bien que projets et coopération plient le plus souvent devant la froideur de l’école traditionnelle. Le mouvement des coopératives scolaires n’en est-il pas un bon exemple ? À quoi sert la coopérative dans la plupart des écoles aujourd’hui ? Où est passé « l’esprit coopératif » ? Digéré par l’institution scolaire classique, il lui sert de marge de manœuvre et de bonne conscience. Grand mal lui fasse !

Divers analystes (Crahay, Van Haeght) ont expliqué que la pédagogie nouvelle, qui prône la coopération, est, en fait, une idéologie sociale-démocrate. L’école nouvelle répondait aux besoins d’une société caractérisée par le plein emploi, les hauts salaires, la recherche de la sécurité ainsi que de l’égalité dans la fraternité. La crise économique, les restrictions budgétaires, les modifications des représentations culturelles et la domination des schémas de l’économie néolibérale ont ramené l’école à la tradition de l’enseignement secondaire du siècle dernier, et ce au service de l’économie concurrentielle et de la formation d’élites. Une pédagogie de la fraternité de l’être et du faire ensemble pour une transformation sociale a laissé la place à une pédagogie de l’égalité sur des résultats différents. Dans le même temps, ce classicisme se teinte d’un discours moderniste (rationalisation des objectifs, référentiels, néodirectivité didactique) à tentation technocratique qui favorise l’enseignement modulaire, l’individualisation des cursus, mais qui prend en même temps acte du caractère inéluctable de l’inégalité.

Le discours technocratique à prétention moderniste a de plus en plus infiltré les sphères innovatrices, à tel point qu’on peut se demander si la pensée sociale-démocrate, victime d’un affadissement idéologique, ne s’est pas réduite à quelques principes démocratiques justificatifs et rassembleurs à bon marché, dont la coopération est un des plus beaux fleurons. Comment, dans l’école pour tous d’aujourd’hui, les valeurs à orientation solidaire et altruiste coexistent-elles avec les valeurs à orientation conflictuelle et égoïste ? Il semble bien qu’en éducation la logique sociale-démocrate se soit étouffée et que la logique néolibérale lui fasse de plus en plus pièce. Mais alors, les pédagogies de la coopération n’ont-elles plus que la fonction d’un parfum ou d’une épice ? Celle de « faire passer », d’accompagner, de donner à croire ?

La coopération sans la révolution ?

Il serait bien entendu un peu simple, réducteur et injuste de renvoyer les pédagogies de la coopération du côté de la nostalgie. En même temps, si toute pédagogie est porteuse d’une éthique, on peut alors la définir comme une intentionnalité sociale. Or, c’est bien cette intentionnalité qui n’est plus visible. La coopération à l’école a, certes, le vent en poupe. On la voit revenir même dans les perspectives cognitivistes, ce qui n’est pas peu dire. Les pédagogies « sociales » sont de plus en plus nombreuses et la nécessité de la socialisation à/par et dans l’école fait de nouveau florès. Mais le projet de société exigé pour leur donner sens semble pour le moins timoré et évanescent. Quand Freinet, par exemple, mettait en œuvre une pédagogie de la coopération, il le faisait pour et au nom de la révolution. Il a échoué. Soit. Peut-on prôner la coopération à l’école sans vouloir y faire la révolution ? À partir du moment où l’objectif de transformation sociale s’est évanoui au profit d’un objectif de réparation sociale, la coopération ne change-t-elle pas de sens et ne se renie-t-elle pas elle-même ? La coopération serait-elle devenue un passepartout pédagogique ? Une pédagogie pour temps d’excès d’exclusion ? C’est à voir, à voir, à voir, c’est à voir qu’il nous faut…