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Des pratiques pédagogiques pour réduire les inégalités

Je voudrais ici reprendre (de manière non exhaustive) quelques caractéristiques de ces pratiques qui vont plutôt dans le sens de la réduction des inégalités, qui donnent davantage de chances à ceux qui en ont peu au départ, même si nombre d’entre elles impliquent bien souvent d’autres fonctionnements de l’école. J’illustrerai mes propos d’exemples pris d’abord dans mon expérience personnelle d’enseignant, mais aussi de formateur et de directeur de collection pédagogique, en contact avec de nombreux innovateurs et à des équipes de terrain.

J’ai tenté un inventaire de ces caractéristiques positives à l’occasion d’une intervention sur le thème de l’égalité à l’école pour la FCPE. Rien de spécialement original, mais peut-être ces six points peuvent-ils constituer un outil pour y voir plus clair et « lire » des pratiques quotidiennes en se demandant si peu ou prou elles entrent dans cet inventaire.

Aider à mieux décoder l’école

Il ne s’agit pas seulement d’expliciter les méthodes de travail, de travailler avec les élèves sur ce que signifie « comprendre une consigne » ou « apprendre une leçon », mais d’aller au-delà. Lorsqu’au lieu de bachoter et de faire et refaire jour après jour des « entrainements au brevet des collèges » par exemple, on décrypte ensemble les questions ou les sujets qui reviennent le plus souvent, puis on demande aux élèves d’inventer des exercices similaires, on aide à faire saisir les codes qui sont derrière. C’est ainsi que demander à des élèves de troisième leurs « idées personnelles » ne doit pas être compris au pied de la lettre, puisqu’il s’agit pour les élèves de saisir qu’on attend d’eux surtout qu’ils montrent qu’ils savent faire un plan, utiliser un langage relativement soutenu, qu’ils réinvestissent des savoirs appris dans l’année. Les mettre en position de producteurs est indispensable pour que ce décodage se fasse. Tout ce qui est « naturel » ou « évident » pour celui qui est tombé dans la marmite des codes de l’école ne l’est pas pour nombre de jeunes qui interprétent parfois à contre-sens ce qui est dit parce qu’ils ne savent pas lire « entre les lignes ». Et si les rituels, les habitudes scolaires sont nécessaires, il est tout autant nécessaire de savoir les lire comme tels. Aussi est-il indispensable de prévoir des moments où on interroge des évidences, où on peut aussi en remettre en cause certaines ; non, « imaginer » ne signifie pas laisser libre cours à son imagination (sauf dans certains cas bien précis), oui, il faut repérer les moments où il vaut mieux s’exprimer, même en se trompant que de se taire (une séance de découverte ou de débat en langue vivante par exemple) et d’autres où il faut éviter l’erreur (moments de restitution de ce qui a été appris). Il y a des devoirs où il est inévitable de se tromper et d’autres où on doit en principe éviter toute erreur.
Dans ce travail heuristique, l’évaluation a une place privilégiée. Tout ce qui contribue à indiquer des critères clairs, en distinguant notamment la part accordée dans tel ou tel exercice à l’exigence d’exactitude, d’exhaustivité, de pertinence, de créativité…, tout ce qui diminue la part d’arbitraire va dans le sens de l’égalité.
Travailler par compétences peut dans ces conditions aller tout à fait dans le bon sens. Il sera plus facile de décoder un apprentissage réussi à partir de niveaux d’exigence qu’un 12 ou 13 dont on ne sait jamais trop s’il s’agit ou pas d’une note satisfaisante.

Travailler sur les contenus ET sur les méthodes

En réalité, ce qui est essentiel, c’est de ne pas isoler le travail sur les méthodes (en le réservant par exemple à des séances faites pour ça et uniquement là). Le travail réflexif sur les consignes se fait d’abord dans chaque matière. C’est en se demandant comment on peut mémoriser un poème, en confrontant des techniques qu’on peut entrer dans ce qui fait la force de ce poème (des jeux d’images, de sons) et réciproquement, la méthode a besoin du sens. Les techniques d’apprentissage d’une leçon d’Histoire (souligner les mots-clés, imaginer des questions sur cette leçon, fabriquer une interrogation écrite ou un quizz…) sont aussi des moyens de s’approprier « le fond ». On sait aussi l’importance d’un véritable enseignement des stratégies de lecture, comme l’ont montré des chercheurs tels Fayol ou Goigoux. Plutôt que de poser la question : « où se passe l’action ? » lorsqu’on étudie un texte, il est bien plus fructueux de demander : « comment tu vas t’y prendre pour comprendre où se passe l’action ? Quels éléments du texte vont te servir ? Et que veut dire d’ailleurs « où »: dans quel pays, dans quelle ville, dans quelle partie de la maison… ? » De même, préparer une fiche de recherche documentaire, en lien avec le CDI, permet à la fois de travailler la méthodologie de la recherche et de cerner le sujet, de construire sa problématique. Les fiches-type, passe-partout sont souvent inopérantes. La méthodologie isolée également. À l’inverse, la croyance en la vertu du discours explicatif, au déversement d’informations, au recopiage du tableau où tout semble si clair et si bien formulé est une illusion qui se traduit par une tromperie envers les élèves les plus en difficulté. Ceux-ci peuvent d’ailleurs préférer la leçon bien nette qu’on leur administre, les règles qu’on leur assène, à la recherche, à la construction collective (avec tâtonnements en groupes par exemple). Et d’aucuns du coup de clamer qu’après tout, c’est ce qu’il faut à ces élèves, les fameux « repères ». Tromperie, oui, car c’est cela qui fera plus tard que d’autres professeurs pesteront contre « le manque d’autonomie »de ces mêmes élèves. Lutter contre ce processus n’est pas toujours simple. Spontanément, bien des élèves ont plus envie d’un savoir pré-digéré que d’une réflexion méthodologique, que des détours par le « comment s’y prendre » et on peut être tenté par la paix sociale qu’on peut obtenir avec une pédagogie très traditionnelle qui marchera en apparence si elle est un peu vivante et dynamique. Mais les inégalités se maintiendront en profondeur, entre les élèves qui auront saisi ce qu’il convient de faire vraiment et les autres, qui pourront être les « forçats » des devoirs dont parle Anne Barrère et qui par exemple ne comprendront pas pourquoi un 16 en troisième devient un 6/20 en seconde….

Avoir confiance dans les possibilités de l’élève

On connait l’effet Pygmalion et ses dérivés : la croyance dans la réussite de ses élèves est un facteur essentiel pour qu’ils réussissent. Et pour transmettre cette croyance. Or, dans notre pays, le pessimisme est si souvent aux postes de commande. La prophétie auto-réalisatrice joue à fond et comme l’ont montré diverses études, le mauvais pronostic de résultats d’élèves devant passer un test finit par être juste, mais de par l’effet négatif de ce pronostic autant que pour des raisons objectives. La conjugaison de bienveillance et d’exigence est le facteur numéro 1 de réussite. L’absence d’exigence d’ailleurs est tout autant dommageable qu’un élitisme impitoyable. J’ai pu observer par exemple la sous-estimation de la réussite des élèves à certains exercices, alors que je demandais à des collègues de dire quels résultats avaient été obtenus à telle épreuve de l’évaluation nationale sixième (et que je pouvais comparer avec les scores de réussite nationale). La « constante macabre » est bien un facteur fort de maintien des inégalités, et il m’arrive dans des formations de déclarer à demi comme une boutade que le pessimisme était en quelque sorte pour un enseignant « une faute professionnelle ».
D’ailleurs, il est révélateur qu’on puisse sans rire écouter des pseudo-penseurs de l’école nous dire que beaucoup de jeunes des « cités » ne possèdent que 600 mots dans leur vocabulaire, ce qui rendrait impossible toute communication. François Dubet disait que nombre d’enseignants allaient dans des zones prioritaires comme des colons chez les barbares. Là est une des clés de ce qu’il faudrait changer. Pas en « faisant du Racine » en quatrième (pour les trois ou quatre meilleurs de la classe), mais en trouvant les stratégies adéquates pour travailler sur des contenus de haut niveau (voir plus loin). Evidemment, lorsqu’une amie me dit que sa collègue de français fait passer en intégrale « la Petite Sirène » de Disney dans un établissement RAR et trouve impossible de travailler directement sur Perrault ou Andersen, on voit ce que le renoncement peut amener comme effets ravageurs.

Associer les parents

Comme pour le point précédent, il y a un grand danger à sous-estimer le champ des possibles. Il m’est arrivé de travailler lors de formations sur la place des parents dans les PPRE. Pour certains collègues, il fallait avant tout « donner des conseils », allant jusqu’à des intrusions assez incroyables dans le privé (avec les meilleures intentions du monde en l’occurrence), la démarche spontanée n’était pas en tout cas de partir de ce qu’ils pouvaient, eux parents, apporter (leur connaissance de leur enfant en premier lieu). On ne luttera pas contre les inégalités si on ne commence pas par établir l’égalité de principe entre parent et enseignant. Ce qui n’empêche pas de travailler ensemble à chercher des solutions (comment aider leur enfant à remplir mieux son « métier d’élève », quels savoirs à la maison peuvent servir à l’école et réciproquement…) J’ai un très bon souvenir d’un après-midi passé avec des parents-relais dans un centre social d’un quartier vraiment très défavorisé autour du thème que j’avais défini avant avec des responsables de la CAF : comment tout ce qu’on apprend à la maison peut être en lien avec l’école. C’était très intéressant et on ne pouvait guère parler ensuite de « démission des parents » comme on le fait de manière commode (même s’il ne s’agissait là que des parents -d’origine étrangère ou étrangers- plus actifs que d’autres). Si on part avec l’a priori qu’on ne peut compter sur les parents, sur leurs savoirs même limités, même en apparence éloignés de l’école, on ne parviendra pas à grand-chose. De même, lorsqu’on pratique, à juste titre, une pédagogie innovante qui bouleverse un peu les habitudes, il y a nécessité à expliquer, à faire comprendre le sens et l’utilité de ce qu’on fait sans brandir l’argument d’autorité (par exemple évoquer la nécessité aujourd’hui de savoir travailler en équipe, de savoir s’exprimer à l’oral, de savoir rédiger des rapport.)

Travailler le sens des savoirs scolaires

Le sens est évidemment central. Certes, il ne faut pas être naïf et angélique. Que répondre à Prescilia qui bougonne devant l’exercice de recherche d’antonymes : « mais à quoi ça va servir dans ma vie ? » Il peut s’agir là davantage d’une autojustification à l’absence de travail, une sorte d’alibi. Mais cette question est assez récurrente pour qu’on la prenne au sérieux. En tout cas, entrer dans une logique de compétences, ce que l’école française devrait en principe faire en s’emparant du socle commun, pourrait permettre d’aborder autrement cette question du sens et de l’utilité. Surtout ne pas limiter celle-ci à l’utilité purement professionnelle, ou en tout cas attaché à un métier trop précis. On peut et on doit travailler sur une conception large de l’utilité au lieu d’osciller entre un pragmatisme réducteur (on a besoin de l’orthographe pour rédiger une lettre d’embauche) et une posture esthétisante (c’est parce que c’est gratuit et non utile que c’est à enseigner). Il est possible de faire comprendre que savoir négocier, savoir échanger des idées, savoir se repérer, ce sont des compétences sociales essentielles. De même que l’utilité des mathématiques peut être mise en avant comme outil indispensable à la confection des objets technologiques qui nous entourent. Là encore, il y a un travail de décodage du réel qui, pour certains élèves, ne peut être fait qu’à l’école (ou qu’en tout cas il est du devoir de l’école d’opérer)

Un enseignant qui se veut passeur culturel

Face aux bonimenteurs qui exaltent une transmission culturelle très abstraite surtout pour proclamer qu’elle ne se fait plus à l’école, les pédagogues défendent les pratiques concrètes de « médiation culturelle ». Combattre les inégalités, donner des possibilités d’accès aux oeuvres les plus riches de notre patrimoine, cela ne peut se faire que par un double rejet[[Voir mon ouvrage Transmettre vraiment une culture à tous les élèves, 2006, CRDP d’Amiens et CRAP ]] :
− celui du relativisme, qui décrète que tout se vaut ou qui fait comme si, et fait choisir d’aller en sortie scolaire plutôt à Eurodisney (mais l’exemple vient d’en haut !) qu’au château de Versailles
− celui de l’élitisme qui ne se préoccupe pas du cheminement nécessaire, des codes d’accès à faire connaitre, des passerelles à établir et fait le choix au mieux de favoriser les quelques élèves qui « s’intéressent ». Comme dit Marc Fumaroli, professeur au Collège de France, la littérature est faite pour ceux qui sont « doués » pour ça. C’est bien commode ! C’est beaucoup plus difficile évidemment de travailler sur Victor Hugo en le désacralisant, en montrant qu’il est proche de nous, que Cosette est une contemporaine des enfants qui souffrent dans le monde et qu’on peut aussi s’appuyer sur les films ou chansons populaires pour pénétrer dans une oeuvre a priori austère.

L’égalité des chances devant la culture, comme utopie féconde, passe autant par le refus de l’idéologie « charismatique » dont parlait jadis Bourdieu dans L’amour de l’art (nécessité du décodage là encore, d’une approche rationnelle) que par la mise en oeuvre d’une puissante imagination pédagogique (qui utilise aussi l’approche sensible et émotionnelle.
Il y aurait bien d’autres facteurs à énoncer : la mise en avant nécessaire de la coopération et de l’entraide, la différenciation pédagogique et les dispositifs qui en découlent, la clarté des règles et leur cohérence d’où un travail d’équipe entre enseignants.
Si la pédagogie et le travail sur les contenus ne peuvent pas tout, il y a cependant un clivage fort entre pratiques ; si on pouvait au moins prendre conscience que certaines renforcent les inégalités, ce serait déjà un premier pas.

Jean-Michel Zakhartchouk, Professeur en collège, Creil.