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Criminels sans le savoir ?

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François Dubet

Professeur des universités en sociologie de l’éducation

Carole Barjon et moi avons parlé plus de deux heures sans qu’il ne soit jamais question de tracer mon «portrait». Je ne suis pas certain que ceci soit très correct en termes «déontologiques». Il ne me semble pas que Carole Barjon ait lu ce que j’ai écrit, sans doute pas tout, ce serait trop, mais même un peu. En revanche, on n’ignore rien de ce que les autres pensent de moi pour aboutir au portrait d’une influence occulte pour le moins complotiste, ce qui est à mes yeux une révélation, surtout quand ceux qui m’attribuent cette influence ne semblent pas en manquer, si j’en juge par leur force de frappe médiatique.

Deux manipulations de cet entretien me semblent devoir être soulignées.
La première est mon rapport à la pédagogie. J’ai dit que je ne suis pas un pédagogue et que je n’ai pas d’idées établies et étayées sur la manière dont on doit enseigner la grammaire, les mathématiques et les langues vivantes. Ceci me semble relativement honnête et assez contrasté avec la position de mes adversaires qui ont bien plus de certitudes que moi en la matière, notamment la conviction qu’il faut continuer à faire ce qu’on a toujours fait et qui a si bien fonctionné avec eux.

La seconde manipulation concerne «l’énigme» des inégalités scolaires. J’ai utilisé ce mot pour dire que cette énigme, tenant à la distance entre les principes de justice affichés par l’école et les faits, devait être expliquée et que j’y avais consacré, comme beaucoup d’autres, l’essentiel de mon travail. Présenter cette «énigme» contre une forme de repentir est une simple manipulation.

Pour le reste, il s’agit des opinions de Carole Barjon dont la légitimité tient à ce que ses idées les plus conservatrices paraissent être «de gauche» puisque c’est là la seule originalité d’un livre qui explique l’histoire par l’action d’individus aussi puissants que pervers et cachés. Mais ce n’est déjà plus mon problème.

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Philippe Meirieu

Professeur des universités en Sciences de l’éducation

Fin avril 2016 : je suis en déplacement pour travailler avec des collègues et, comme chaque fois que des activités me mobilisent, je néglige mon téléphone portable. Madame Barjon me laisse plusieurs messages : elle me joint de la part d’une de ses consœurs de L’Obs et tient à me voir le plus vite possible dans le cadre d’un travail qu’elle effectue sur l’école. Je tarde un peu à la rappeler. Elle insiste. Elle me propose de venir me voir à Lyon et j’accepte finalement sa proposition. Je la reçois aimablement : pourquoi en aurait-il été autrement ? Je suis loin de me douter que cette amabilité se retournera contre moi, au point que mon «sourire» sera considéré comme l’expression de mon hypocrisie ou de mon indifférence à l’égard de mes propres crimes, à l’image de M. Le Maudit, le titre du chapitre qui m’est consacré.

Madame Barjon connaît-elle le film de Fritz Lang ? Je l’ignore. Je préfèrerais qu’elle ne le connaisse point, en dépit de ses références à la « haute culture », cela pourrait lui servir d’excuse. Et, si elle avait la curiosité de le voir maintenant, je lui conseillerais volontiers de réfléchir à la manière dont s’organise la vengeance contre l’assassin. Peut-être pourrait-elle, alors, ne pas se sentir exonérée complètement dans la montée du climat malsain qui s’installe aujourd’hui en référence à son livre ? A-t-elle eu la curiosité, en effet, de consulter sur les réseaux sociaux ces textes délirants qui demandent aux «assassins de l’école» qu’elle a désignés de «prier pour que la peine de mort ne soit pas rétablie» ? Elle répondra, évidemment, qu’elle n’est pas responsable de l’utilisation de ses propos. Mais, pourquoi, alors, n’a-t-elle pas le même raisonnement pour ceux qu’elle accuse ?

Dès le début de notre entretien, Madame Barjon évoque le livre de Sophie Coignard et laisse entendre qu’elle est en train de faire une sorte de «contre-enquête» par rapport à lui. Mais peut-être ai-je mal compris ? Puis elle m’interroge obstinément sur le «fameux» entretien donné en 1999 au Figaro magazine où j’évoque des «erreurs» faites 15 ans plus tôt. Je lui indique que cela nous renvoie aux années 1985 et tente de lui expliquer les débats intellectuels de l’époque sur les «écrits fonctionnels». Je la renvoie aussi à mon livre d’entretien avec Luc Cédelle où je reprends en détail cette question et les éléments factuels sur cet entretien.

Mais Madame Barjon – j’aurais dû le comprendre plus vite – ne sait pas ou ne veut pas lire. Elle n’a lu vraiment aucun de mes ouvrages et ne lira aucun d’entre eux avant de publier son livre, se contentant d’en évoquer un – L’École ou la guerre civile – dont elle extrait une citation décontextualisée sur laquelle elle glose en l’interprétant comme une refus de la transmission et un assujettissement de l’école aux activités ludiques pour un hypothétique «vivre ensemble»… Alors que, dans le même livre, je dis exactement le contraire quelques pages plus loin.

Je suis mal à l’aise à l’issue de l’entretien. J’ai le sentiment de ne pas avoir compris exactement où Madame Barjon voulait en venir. Je m’inquiète de l’usage qu’elle va faire de mes propos. Ai-je eu raison de lui faire confiance ? Je réfléchis à ce que j’avais pu oublier. Elle m’avait demandé quelles étaient les raisons, à mon avis, de la «haine des pédagogues», je lui en avais donné quatre et les avais développées longuement (rien de cela ne se retrouve dans le livre, évidemment). Je lui envoie, alors, le courriel suivant : «En y repensant, je me suis aperçu que, dans “le feu” de la conversation, j’avais oublié la 5ème raison de la “haine” à l’égard des “pédagos” : je crois que c’est parce que notre société et ses politiques ayant oublié les enjeux de l’éducation et voyant les dégâts provoqués par son oubli, a besoin d’un bouc-émissaire (les pédagos justement, ces nouveaux “joueurs de flûte” qui viennent “emporter les enfants” parce que les adultes ont failli à leur parole) et, comme chaque fois, en regard du bouc émissaire, il y a toujours une “solution miracle” sensée résoudre tous les problèmes : le numérique ! Bouc-émissaire et solution-miracle : voilà de quoi continuer à oublier les vrais problèmes !». J’ignorais alors à quel point son livre allait justement être tout entier dans la logique du “bouc émissaire”.

Mais, à la réflexion, ce qui me choque le plus reste l’immense contradiction entre un propos qui se veut une exaltation de la «culture» et un procédé qui, justement, est tout le contraire. Son livre est digne de Closer : ses évocations impudiques de l’habitat ou du vêtement de ses interlocuteurs sont lamentables. La «culture» de Madame Barjon est celle de la «com» où «tout est bon pour vendre» ! Cette femme est à plaindre. Quand on patauge à ce point dans la contradiction, on ne peut pas dépenser tout à fait sereinement ses droits d’auteur.

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Denis Paget

Membre du conseil supérieur de l’éducation

Pour ma part j’ai passé 2h à déjeuner avec elle à sa demande. J’ai vite compris à qui j’avais à faire quand elle m’a raconté ses déboires avec les enseignants de ses enfants avant d’embrayer sur la méthode globale et de démolir Roland Goigoux. J’ai quand même pris le temps de lui expliquer les nouveaux programmes, de français en particulier ; mais cette personne est drapée dans ses certitudes et ses a priori.

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