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Comment la complexité s’invite en classe

Former des écocitoyens repose-t-il sur des actes d’enseignement anodins, au vu des enjeux ? Ou aisés, au vu de la large ampleur sémantique du terme ? Et l’enseignant en charge de cette mission peut-il s’appuyer sur un prescrit institutionnel clair ?

C’est avec ces questionnements que nous avons cherché à présenter ici et à éclairer une pratique de classe de l’année écoulée, que nous pensons représentative de la diversité des approches possibles pour l’éducation au développement durable.

Si cinq circulaires et notes de service ont progressivement clarifié une éducation au développement durable souffrant initialement de vacuité conceptuelle, héritée de celle du développement durable dès sa définition attribuée au rapport Bruntland rédigé en 1987, il n’est pourtant pas possible d’en dire autant d’une formation institutionnelle des écocitoyens.

Terme absent des textes officiels de référence pour l’éducation au développement durable, il n’en est pas moins un terme utilisé dans le monde éducatif : «atelier écocitoyen, journée écocitoyenne, action écocitoyenne», et ne saurait être dénué d’un sens d’usage évident pour tous ; celui renvoyant à une «citoyenneté écologique», soit celui d’un savoir être individuel dans un collectif engagé, mobilisé, vers une société prenant en compte les lois et réalités de fonctionnement de l’écologie, c’est à dire des écosystèmes, tout à la fois ressources et espace de déploiement des sociétés humaines.

La seule référence institutionnelle que l’on pourrait rapprocher d’une tentative de définition est l’introduction de la troisième circulaire consacrée à l’éducation au développement durable (EDD) : «La finalité de l’éducation au développement durable est de donner au futur citoyen les moyens de faire des choix en menant des raisonnements intégrant les questions complexes du développement durable qui lui permettront de prendre des décisions, d’agir de manière lucide et responsable, tant dans sa vie personnelle que dans la sphère publique.»

Si l’on accepte que la prise en compte du fonctionnement des écosystèmes dans les choix des collectifs humains est l’intégration des questions complexes du développement durable, les deux propositions précédentes parviennent à une définition de l’écocitoyenneté sur laquelle un enseignant pourra s’appuyer pour la développer chez les jeunes qu’il éduque et auxquels il enseigne, que ce soit directement via son cœur de discipline, ou via un dispositif transversal, ou encore un temps spécifique dédié à une «éducation à».

Nous reprendrons enfin aussi du bref extrait de la troisième circulaire cité, pour clore ce préambule, les termes et expressions «faire des choix», «questions complexes», «décisions», «lucide et responsable», «vie personnelle», «sphère publique», pour éclairer la présentation qui suit. Celle-ci a pour objet une séquence pédagogique dont l’objectif fut d’initier les élèves à la complexité d’une question d’actualité sensible socialement, ayant rapport étroit avec des enjeux environnementaux, sans l’édulcorer des approches médiatiques et du poids de l’opinion, qui peut venir heurter la décision personnelle perçue lucide et responsable. Nous nous sommes ainsi retrouvés à tenter une expérience croisant EDD, enseignement moral et civique (EMC), et éducation aux médias et à l’information (EMI), y étant obligés pour tenter de prendre en compte la problématique choisie, après une discussion de classe au fil d’une actualité brûlante lors de la rentrée 2018…

Ne pas en rester aux idées trop simples

L’amorce de la séquence présentée ici fut donc, à l’occasion d’un «quoi de neuf ?» introductif à la fin du premier trimestre avec une classe de troisième, une brève discussion dans laquelle les élèves montrèrent de l’étonnement face aux évènements alors assez violents décrits comme la «crise des gilets jaunes» ; le relai pédagogique fut d’amener ces premiers échanges vers un questionnement autour du point de départ de ces évènements, en l’occurrence des pétitions en ligne contre les fortes hausses du prix des carburants, diesel en particulier, présentées par le gouvernement comme nécessité écologique pour diminuer la consommation de carburants fossiles et lutter contre le réchauffement climatique.

Cet état des lieux permettait de rappeler l’explication de ces deux notions, et de mettre d’emblée en évidence les contradictions, sinon les tensions, entre un discours pro-environnemental plutôt approuvé intrinsèquement par les élèves et les difficultés économiques de nombreux citoyens très divers, perçues généralement comme des éléments d’injustice sociale par les mêmes élèves… La problématique pour les travaux à venir était donc celle de décrypter, au moins partiellement, la situation, pour en repérer toutes les composantes et mieux comprendre la situation pour sortir des jugements trop rapides et manifestement parfois assez mimétiques des opinions dominantes dans le milieu social des uns et des autres.

Un débat qui se prépare

Voici la description complète de la séquence, tenue en discontinue (environ une séance toutes les deux semaines) pendant le second trimestre, comme partie du thème des programmes de cycle 4 « La planète Terre, l’environnement et l’action humaine ».

https://www.cahiers-pedagogiques.com/IMG/dotm/.dotm

Pour éclairer les contenus travaillés par les élèves, les voici tels que choisis et attribués aux groupes lors de la séance une, par choix négociés (certains sujets choisis par deux groupes) :

https://www.cahiers-pedagogiques.com/IMG/docx/.docx

Apportons ici quelques compléments d’analyse sur les phases clés de cette progression par rapport aux objectifs poursuivis.

La séance une, en formalisant en une carte heuristique collective l’ensemble des éléments rattachés à la problématique de départ, permit d’emblée de figurer et de donner à voir la « non-simplicité » de cette étude de cas générale, et de commencer à remettre en question certaines premières paroles d’élèves lors de l’introduction qui tendaient à beaucoup de simplification, à l’image d’une partie non négligeable des discours perçus alors dans les médias.

La séance deux, commençant à permettre aux élèves de travailler en groupes, visait à permettre l’appropriation de chaque thématique par ces groupes et, plus ou moins aidée par l’enseignant, sa décomposition en un ensemble d’aspects et de questions à éclairer pour pouvoir prétendre en avoir une vue d’ensemble ; l’action des élèves ayant le rôle de «questionneurs» y était primordiale, par leur curiosité et leur insistance ils construisaient la qualité de l’investigation à venir.

Les deux séances de recherches d’informations par chaque groupe, en essayant de conserver les rôles au sein de chacun (deux élèves plus particulièrement chargés des recherches pour répondre aux sollicitations du questionneur, un rapporteur effectuant des navettes pour exposer au professeur l’avancement des travaux et d’éventuelles questions de méthode ou difficultés rencontrées) remobilisaient des compétences précédemment mises en œuvre de recherche d’indices de fiabilité des sources internet.

Il fallait aussi couvrir l’ensemble de chaque problématique abordée, point sur lequel des relances et accompagnements étaient nécessaires au vu de leur ampleur, associant souvent dimensions techniques, environnementales, économiques et sociales. Le traitement d’ensemble était difficile, d’autant que les ressources trouvées donnaient rarement une approche synthétique des différents éclairages, voire au contraire en privilégiaient un ou deux selon leur nature et positionnement médiatique, à faire percevoir et constater aux élèves chaque fois que possible.

C’est l’avant dernière séance qui devait permettre de trier et d’organiser les résultats de recherche en surmontant les écueils de la profusion et de l’éclairage partiel du sujet, le document de travail numérique de chaque groupe initialement constitué d’extraits et copiés-collés jugés pertinents devant se transformer en un texte de synthèse bref reprenant l’essentiel des informations collectées.

Au vu de l’hétérogénéité des niveaux de maitrise du langage écrit, et du temps imparti, même si un prolongement en travail personnel était possible, le minimum attendu était une suite de phrases indépendantes, à raison d’une ou deux par ressource pertinente choisie, l’expertise de certains groupes leur permettant parfois de construire une synthèse organisée de l’ensemble.

Les productions de chaque groupe furent collectées pour permettre au professeur d’abonder la carte de synthèse collective (dont tous les items n’eurent de réponse au vu du temps disponible), afin de pouvoir projeter lors de la dernière séance un support d’ensemble permettant de suivre visuellement les prises de parole de chaque groupe.

La clôture et l’aboutissement de la séquence fut donc la tenue du débat final, débat réglé non contradictoire à priori, avec prises de parole de chaque groupe, représenté par son rapporteur, suivi des questions et interventions éventuelles ouvertes à tous, l’ensemble ponctué trois fois d’un vote instantané (dont les résultats successifs ne furent dévoilés qu’après les discussions) pour choisir une proposition estimant le degré d’approbation d’une taxation écologique du carburant.

https://www.cahiers-pedagogiques.com/IMG/docx/-2.docx

Comment se construit une opinion?

Apports riches d’informations il y eut, ainsi que plusieurs échanges, et des votes montrant absence de consensus et quelques fluctuations. Ce fut sur ces points que la conclusion fut construite, avec l’idée première que la prise en compte de très nombreuses informations objectives est nécessaire à l’abord d’une problématique complexe, notion clé pour la formation des esprits et en particulier en EDD où l’analyse systémique, même très simplifiée, est souvent sollicitée lors des études de cas convoquées comme matériau pédagogique.

L’autre idée tirée de l’exercice ainsi pratiqué était une forme de questionnement : si, depuis la première expression des opinions lors du «quoi de neuf» introductif, aux trois votes rapprochés du débat final, les avis se modifiaient en partie et montraient difficilement un consensus stable, ne dépendaient-ils que de la quantité d’informations fournies ? Autrement dit, la quantité croissante d’informations reçues par les apprentis citoyens conduisait-elle nécessairement à dégager un état collectif consensuel éclairé ?

Répondre aux élèves négativement à cette question permettait d’entre-ouvrir deux portes pour la suite de leur formation :
– Outre la qualité et l’exhaustivité de l’information sur un sujet donné, quels sont les moteurs de la fabrique de l’opinion individuelle ?
– Après l’information et la confrontation des arguments sur un sujet, la décision et le choix des actions passe par d’autres étapes du système décisionnaire collectif : choix unilatéral, compromis entre les parties, négociation, autant de possibilités qu’un jeune «écocitoyen» peut commencer à décrypter.

Si la mise en scène pédagogique présentée nous semble avoir permis de faire travailler des collégiens sur la complexité des questions d’environnement et certaines imbrications de leurs composantes sociales, économiques et environnementales, très conforme aux prescriptions institutionnelles en matière d’EDD, tout comme l’appui sur une modalité de débat pour prendre en compte la diversité des apports sollicités par la problématique choisie, elle a tenté d’y associer une part d’éducation aux médias et à l’information, et a pris le parti de ne pas exclure, sans l’expliquer comme notion ou concept, mais en initiant peut-être son questionnement à venir, la relativité et la part de subjectivité des opinions personnelles. Avec l’intention de dessiner les contours d’une écocitoyenneté qui ne soit pas qu’une injonction à l’action modélisée subie, qui ne soit pas non plus la quête d’un idéal de raisonnement intégrant algorithmiquement une compilation d’informations multiples sur un sujet ; mais plutôt l’apprentissage permanent et collectif de la complexité des sujets, et des enjeux, relevant de la «bonne marche environnementale du monde», et la prise en compte des subjectivités et sensibilités individuelles, dont le lissage et la négation risquent peut-être plus de conduire au découragement, voire au refus d’agir, qu’à l’action citoyenne effective dans les multiples champs du génie écologique planétaire à venir.

Peut-être la sollicitation de quelques élèves trois mois plus tard, lors d’un échange informel, sur ce dont ils se souvenaient de cette séquence, peuvent aussi illustrer ces enjeux éducatifs : «Pour faire un choix il faut avoir beaucoup d’informations» / «C’est difficile de se faire un avis sur certaines questions».

Julien Chamboredon
Professeur de SVT et formateur académique à Paris