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Susciter et entretenir la motivation des élèves pour les mathématiques

J’ai enseigné 40 ans, 5 en lycée, puis 35 en collège ; 40 années à chercher la pédagogie idéale, qui, bien entendu, m’a toujours échappé : il n’y a pas de pédagogie idéale, pas plus qu’il ne devrait y avoir de pensée unique, et chaque professeur doit tracer son chemin. Le mien n’a pas été de tout repos, et j’ai la certitude d’avoir été, certaines années, bien mauvais. Et puis, progressivement, mon enseignement s’est structuré, et les 15 dernières années ont été belles. Heureuses.

Les mathématiques ne sont ni une technique, ni un jeu. Elles sont une science, et je crois fermement nos élèves tout à fait capables de se passionner pour cette science… À condition de la construire, petit à petit, devant eux, avec eux !

Le Petit Prince, Le Livre de la Jungle, ont conquis des générations d’adolescents : des histoires profondes, écrites simplement… Mais avec passion. Nous ne sommes ni Saint-Exupéry, ni Kipling, mais nous aussi, nous avons une histoire à raconter. Racontons-la. Si nous ne passionnons pas tous nos élèves, nous en ennuierons en tout cas beaucoup moins. Ne la racontons pas dans tous les détails, bien sûr, mais suivons une ligne directrice, sur plusieurs années, en prenant le temps de nous arrêter sur quelques points essentiels — de mettre notre progression en perspective.

Le théorème de Thalès

Prenons par exemple le « Thalès » du programme de 4e, en France – deux triangles emboîtés. Ce que je vais développer maintenant n’est que mon cheminement, ma version de « Thalès ». Un témoignage, certainement pas un modèle : chacun de nous doit construire son chemin.

Pour dédramatiser l’instant (dans bien des esprits, « Thalès » doit être compliqué), mais également pour mettre le théorème en perspective, je pars du cours de 5e sur la proportionnalité, en rappelant l’affirmation :
A1 : lorsqu’on agrandit (ou réduit) une figure géométrique – sans la déformer – les longueurs des côtés de la figure initiale et de son image sont proportionnelles. Quelles que soient les positions des deux figures.

Je rappelle également que la forme d’une figure est déterminée par ses angles. Tous ses angles : deux rectangles n’auront la même forme que si les angles déterminés par leurs diagonales – apparentes ou non – ont la même mesure. Deux figures dont les angles de l’une ont les mêmes mesures que les angles de l’autre sont donc deux figures de même forme, et d’après A1 les longueurs de leurs côtés homologues (mais je n’utilise pas ce mot) sont proportionnelles… En particulier, si les angles d’un triangle ont les mêmes mesures que les angles d’un autre triangle, les longueurs des côtés du premier triangle sont proportionnelles aux longueurs des côtés du second.

Je dessine alors deux triangles visuellement semblables, avec un coefficient simple (par exemple 3), mais dans des positions différentes. Je note a, b, et c les longueurs des côtés de l’un des triangles, d, e et f les longueurs des côtés du second triangle ; j’écris un tableau de proportionnalité, et, en regard, les trois égalités d = 3a, e = 3b et f = 3c. À cette étape, rares sont les élèves perdus, et il est encore temps de les aider à « recoller » à la classe.

J’affirme ensuite que c’est précisément ce qu’énonce le théorème de Thalès… Et naturellement la classe réagit, s’indigne, proteste que ce n’est pas possible, que ça serait trop simple !

Et pourtant, deux nouveaux dessins suffiront à convaincre les protestataires.

Le premier : deux triangles dans « la même position », ce qui me permet – nous permet – de dépoussiérer un ancien théorème sur les angles correspondants déterminés par deux droites parallèles et une sécante… Et donc de démontrer que les trois angles de l’un des triangles ont bien les mêmes mesures que les trois angles de l’autre (« Démontrer » étant ici limité à « s’appuyer sur le niveau immédiatement inférieur de théorèmes  »).

Et le dessin final : le petit triangle est maintenant emboîté dans le grand (plus simplement, lorsque je dispose d’un logiciel de géométrie et d’un TNI, il me suffit de déplacer l’un des triangles du dessin précédent).
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Puis nous passons quelque temps à « pratiquer » cette « situation de Thalès » : d’abord, donner les mesures des trois côtés de l’un des triangles et le facteur de proportionnalité de ce triangle vers l’autre, et déterminer les mesures des côtés de cet autre triangle. Ensuite, remplacer le facteur de proportionnalité par la mesure de l’un des côtés du second triangle. Et enfin, donner les mesures de deux côtés homologues, la mesure de l’un des quatre côtés restants, et déterminer quelle mesure peut être calculée.

Tout cela prend du temps. Mais je n’ai jamais eu l’impression de le perdre : cette approche permet de présenter le théorème de Thalès comme un outil – et qui plus est, un outil facile à manipuler. Elle me permet également d’impliquer les élèves, de leur donner confiance en eux, de les préparer à aborder la suite : la démonstration de ce théorème – en deux étapes.

La première, se convaincre de la nécessité d’une démonstration : en 5e l’affirmation A1 n’a pas été démontrée. La deuxième, le rappel de deux théorèmes, démontrés, eux, précédemment :

T1 : si une droite, parallèle à un côté d’un triangle, passe par le milieu d’un autre côté de ce triangle, alors elle passe également par le milieu du dernier côté.

T2 : si une droite, parallèle aux bases d’un trapèze, passe par le milieu d’un autre côté de ce trapèze, alors elle passe également par le milieu du dernier côté.

Il devient maintenant facile, en observant par exemple un triangle dont un côté est séparé en cinq segments de même longueur, puis en traçant quatre droites parallèles à un deuxième côté du triangle et passant par les extrémités des segments précédents, de démontrer que ces droites séparent également le dernier côté en cinq segments de même longueur – mais en général, une autre longueur (en utilisant d’abord T1, puis trois fois de suite T2)… Puis de généraliser à n’importe quelle séparation entière – et finalement, de proposer à la classe une démonstration partielle relativement solide (bien que limitée aux rationnels) du théorème de Thalès.
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Pour approfondir cet article, vous pouvez lire deux extraits de mon livre, l’un sur « Thalès au collège » (et sa non-réciproque), l’autre, auquel le premier se réfère, sur la symétrie centrale. Ils sont ici : http://www.mathemagique.com/c-p.html

Philippe Colliard
Professeur retraité

 

Stendhal et la « règle des signes »

 

Dans son ouvrage autobiographique, Vie de Henry Brulard, paru à titre posthume en 1890 mais écrit vers 1835, Stendhal évoque souvent les mathématiques.
Voici un extrait du chapitre 34 :
« Mon enthousiasme pour les mathématiques avait peut-être eu pour base principale mon horreur pour l’hypocrisie ; l’hypocrisie, à mes yeux, c’était ma tante Séraphie, Mme Vignon, et leurs prêtres. Suivant moi l’hypocrisie était impossible en mathématiques et, dans ma simplicité juvénile, je pensais qu’il en était ainsi dans toutes les sciences où j’avais ouï dire qu’elles s’appliquaient. Que devins-je quand je m’aperçus que personne ne pouvait m’expliquer comment il se faisait que : moins par moins donne plus (- x – = +) ? (C’est une des bases fondamentales de la science qu’on appelle algèbre). On faisait bien pis que ne pas m’expliquer cette difficulté (qui sans doute est explicable car elle conduit à la vérité), on me l’expliquait par des raisons évidemment peu claires pour ceux qui me les présentaient. M. Chabert pressé par moi s’embarrassait, répétait sa leçon, celle précisément contre laquelle je faisais des objections, et finissait par avoir l’air de me dire : “Mais c’est l’usage, tout le monde admet cette explication. Euler et Lagrange, qui apparemment valaient autant que vous, l’ont bien admise…” […] Je me rappelle distinctement que, quand je parlais de ma difficulté de moins par moins à un fort, il me riait au nez ; tous étaient plus ou moins comme Paul-Émile Teysseyre et apprenait par cœur. Je leur voyais dire souvent au tableau à la fin des démonstrations : “Il est donc évident”, etc. “Rien n’est moins évident pour vous”, pensais-je. Mais il s’agissait de choses évidentes pour moi, et desquelles malgré la meilleure volonté il était impossible de douter. Les mathématiques ne considèrent qu’un petit coin des objets (leur quantité), mais sur ce point elles ont l’agrément de ne dire que des choses sûres, que la vérité, et presque toute la vérité. Je me figurais à quatorze ans, en 1797, que les hautes mathématiques, celles que je n’ai jamais sues, comprenaient tous ou à peu près tous les côtés des objets, qu’ainsi en avançant, je parviendrais à savoir des choses sûres, indubitables, et que je pourrais me prouver à volonté, sur toutes choses. Je fus longtemps à me convaincre que mon obje¬tion sur – x – = + ne pourrait pas absolument entrer dans la tête de M. Chabert, que M. Dupuy n’y répondrait jamais que par un sourire de hauteur, et que les forts auxquels je faisais des questions se moqueraient toujours de moi. J’en fus réduit à ce que je me dis encore aujourd’hui : il faut bien que – par – donne + soit vrai, puisque évidemment, en employant à chaque instant cette règle dans le calcul, on arrive à des résultats vrais et indubitables. »