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« Mais madame, je n’y suis jamais allé ! »
Tant qu’à faire l’expérience d’un voyage virtuel sur l’ile de la Réunion, autant en profiter pour faire des cartes postales ! Les élèves devenus touristes écrivent une carte postale sur laquelle ils racontent leur séjour, convoquant leur imagination et mobilisant plusieurs compétences et capacités rédactionnelles liées à la bivalence en lycée professionnel. Le recto est consacré à la réalisation d’une carte sensible de l’ile leur permettant de mettre en œuvre les connaissances acquises et d’appréhender les enjeux de son organisation spatiale.
Cette séquence s’inscrit dans les travaux menés par le groupe Pensée spatiale de l’IREM (Institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques) de Paris, auxquels je participe depuis sa fondation en 2015. Il s’agit de développer une démarche de géographie expérientielle, permettant aux élèves de construire un raisonnement géographique qui questionne leur rapport au monde. Un des leviers de cette démarche est de solliciter l’imagination par le recours au jeu de rôle. La séquence ici présentée fait appel au dispositif du voyage virtuel et de la carte postale sensible, tel qu’il a été exploré par Sophie Gaujal, pour la GuadeloupeSophie Gaujal, « La cartographie sensible et participative comme levier d’apprentissage de la géographie », in Vertigo, la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 19, n° 1, 2019. puis l’espace procheSophie Gaujal, Une géographie à l’école par la pratique artistique, Thèse de doctorat réalisée sous la direction de Christian Grataloup, 2016..
Vue d’avion
À la première séance, de nombreuses représentations émergent. Réunion, Guadeloupe et Martinique se confondent et se résument à des images de plages de sable blanc, de cocotiers et de hamacs. Afin de substituer à cet imaginaire idéalisé une représentation plus proche de la complexité de cet espace ultramarin insulaire et tropical, je consacre les séances suivantes à l’étude du territoire de l’ile. Je m’appuie sur deux cartes, celle des risques naturels et celle de la densité, des activités et des axes de communication. Un premier croquis de synthèse est réalisé. Les notions de risques, aléas et vulnérabilité se précisent. Les élèves entrent dans le raisonnement et appréhendent la complexité de l’organisation de ce territoire.
Ils constatent la concentration des activités, du peuplement et des axes de transport sur le littoral, et s’interrogent sur la localisation de l’aéroport et du port de l’ile. « Madame, en fait le port, c’est pas un hasard qu’il soit à l’ouest : c’est la côte sous le vent, donc il est un peu protégé des cyclones, comme on a vu que les cyclones arrivaient par l’est, et c’est vrai que la Réunion, elle est en plein dedans, elle a intérêt à se protéger », « pourquoi l’aéroport n’est pas dans le coin protégé comme le port ? » Les élèves émettent alors des hypothèses et testent leur validité à l’aide de globes virtuels, comme Google Maps ou Google Earth. Cette initiation aux SIG (systèmes d’information géographiques) leur permet de faire défiler des images, de varier les échelles, d’intégrer le paysage dans une typologie et de contextualiser une situation géographique dans un mouvement dynamique et dans un cadre beaucoup plus large. L’élève sort de la classe et pratique une géographie virtuelle de terrain.
Vous êtes un touriste
De cette observation ils perçoivent concrètement la configuration de l’ile : des littoraux plats très aménagés et un centre de l’ile occupé par une végétation très dense et des volcans dont un encore actif. Ils prennent la mesure du relief et répondent ainsi à la question de la localisation de l’aéroport. L’ile de la Réunion devient un espace plus concret. Cependant, les élèves sont toujours dans un rapport d’extériorité avec lui. Afin de les projeter dans cet espace, je leur propose de faire un voyage virtuel : « Vous êtes un touriste visitant l’ile de la Réunion et vous faites le récit de votre séjour sur une carte postale. »
Les interrogations fusent : « Madame ! Je ne suis jamais allé à l’ile de la Réunion ! Je ne connais pas ! Comment je vais raconter si je ne connais pas ? » Le processus d’imagination fonctionne comme un levier pédagogique afin de se projeter vers une terre inconnue et d’impliquer l’élève à travers un jeu de rôle. Placer l’élève dans le rôle du touriste part d’une pratique sociale courante et facilite ainsi l’implication de celui-ci. Il devient acteur et est en situation d’agir sur et dans un espace.
Récit et rapport à l’espace
En reprenant le dispositif de carte postale sensible tel qu’il a été expérimenté par Sophie Gaujal, mon objectif était double.
Tout d’abord, je souhaitais en questionner le fonctionnement avec des élèves de lycée professionnel dans le cadre de la bivalence. Comment parviendraient-ils à s’emparer de la dimension du récit travaillée en français que sollicite doublement la carte postale sensible par un récit dessiné au recto et une forme épistolaire au verso ?
L’imaginaire en géographie est à dissocier de l’irrationnel. Le récit a pour vocation de formaliser, de verbaliser l’espace vécu, avec le phénomène de différenciation spatiale en un espace organisé et plein. Leur imagination érudite leur permet de rendre un récit probable. La bivalence est donc ici un tremplin pour, à travers un jeu de rôle, écrire un récit géographique. Pour évaluer ce travail, la qualité rédactionnelle a donc été prise en compte. La richesse lexicale dans l’expression des sentiments et des sensations participe au discours géographique et complète la carte sensible.
Je voulais également observer le positionnement qu’allaient adopter les élèves. La typologie du touriste dressée par Sophie Gaujal en distingue trois : le touriste consommateur, qui se contente de profiter des plages de sable blanc sans percevoir la complexité de l’organisation spatiale de l’ile ; le routard, focalisé sur son parcours et prodiguant toutes sortes de trucs et astuces pour réussir son voyage ; ou le citoyen voire l’écocitoyen, conscient de cette complexité et décidé à agir plutôt qu’à subir l’espace. J’ai souhaité tester la pertinence de cette grille de lecture, à l’aune d’un enjeu spécifique, celui du risque naturel.
Perceptions du risque naturel
J’ai sélectionné trois cartes postales qui me semblent significatives.
La première (récit 1) montre un élève totalement impliqué dans son rôle de touriste, mais qui se limite à un touriste consommateur d’espace. Cette consommation de l’espace se traduit dans le récit 1 par une simple énumération des lieux visités. On note que les représentations évoquées (« plage paradisiaque ») sont complétées par l’adjectif « dangereux ». Son récit reste donc superficiel, cependant son dessin permet d’observer qu’il a mobilisé les notions et concepts géographiques de la séquence.
Le récit 2 de L. est plus détaillé, elle mentionne les heures de vol, ce qui lui permet d’appréhender l’éloignement ; la maison typique reprend ce que nous avons étudié dans les séances précédentes, à savoir la prévention (architecture liée au cyclone, toit dont l’inclinaison ne dépasse pas les 30 degrés) ; le vent est omniprésent dans son récit, les lieux sont mentionnés et mis en relation avec une activité ou un évènement. Le relief est souligné.
Le récit 3 est encore plus détaillé et complète les deux premiers récits en évoquant « la chaleur ». Il nomme un nom d’hôtel, puis situe le lieu de l’activité « pratiquée » : la randonnée pédestre.
Ce qui se dégage de ces récits et qui se retrouve également dans les autres cartes postales est la présence des noms de lieux, voire de directions comme dans le récit 1, de noms d’hôtels, de cascades, de villages et d’activités touristiques pratiquées à l’ile de la Réunion. Ces différentes précisions donnent de la crédibilité au récit et permettent d’entrer en géographie, ce ne sont pas des récits irrationnels empruntés à la science-fiction, l’anticipation, ou même le fantastique. Cependant dans ces cas représentés, l’élève peine à sortir de la pratique touristique, pour une réflexion plus approfondie sur la culture du risque.
On observe qu’un très petit nombre de récits mentionne (dont celui d’A.) la population, « les gens d’ici ne semblent pas s’en soucier », et imagine leur rapport au risque. C’est en fait la limite de l’exercice ; pour une plus juste représentation, il aurait fallu compléter les séances par l’analyse de témoignages des différents acteurs de l’ile de la Réunion, ce qui aurait permis d’insister sur les mesures de prévention et d’acceptation du risque.
Une géographie incarnée
En dessinant, les élèves se sont approprié cet espace, qu’ils ont organisé en fonction des différents enjeux. C’est donc un espace construit et réaliste qui figure sur la carte postale. On voit apparaitre des limites, des éléments structurants et des aménagements pour la plupart. Les aléas naturels sont appréhendés, signifiés et surtout mis en relation avec la vulnérabilité, ce qui leur permet de distinguer la notion de risque et de comprendre comment l’ile aménage l’offre touristique en fonction de ces risques. Ce qui relève des sens, la chaleur et le vent, est systématiquement représenté. L’élève est donc entré dans le raisonnement géographique. Cette phase d’institutionnalisation montre que les allers- retours entre une géographie spontanée et raisonnée deviennent récurrents, jusqu’à la nécessaire abstraction pour traduire une réalité virtuellement vécue. L’élève, en faisant l’expérience d’un monde imaginaire, est à même de mieux connaitre le monde présent et, finalement, la distance d’avec la réalité lui permet une écriture plus juste de celle-ci. L’exercice ici visé était de partir vers un imaginaire pour créer du recul, afin de mieux comprendre les contraintes et complexités de cet espace étudié. Cet imaginaire doit cependant être complété par l’étude de la présence d’acteurs incluant les conflits d’intérêts, pour passer de l’élève simple visiteur à l’élève touriste citoyen.
Catherine Heitz
Professeure de géographie en lycée professionnel à Paris, IREM