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Le discours de la méthode

Lorsqu’on est enseignant de français, la demande institutionnelle concernant l’enseignement de l’écrit peut paraitre déroutante : d’une part, il est demandé de faire écrire régulièrement les élèves jusqu’à obtenir de longs textes respectant les principales normes de la langue écrite, et d’autre part, il est recommandé de les initier à l’écriture pour réfléchir ou pour apprendre[[Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015, annexe 3, Programme d’enseignement du cycle des approfondissements (cycle 4).]] en utilisant d’autres formes d’écrits comme des listes, des schémas ou des cartes mentales.

Si la distinction entre l’écrit comme objet d’apprentissage (j’apprends à écrire) et comme outil d’apprentissage (j’apprends en écrivant) est importante, ces deux démarches n’ont rien d’antagoniste : au contraire, elles se nourrissent l’une l’autre et l’enjeu pour les élèves, comme pour les enseignants, est d’en saisir l’articulation.

Un écrit d’expert

Il n’est pas toujours évident de mesurer l’intérêt d’enseigner l’écrit de travail ou de rendre explicite cet enseignement aux élèves. C’est à l’occasion de la préparation d’un travail d’argumentation en classe de 3e que j’ai pleinement pris conscience de cette nécessité, lors d’une séquence en lien avec le questionnement « Se raconter, se représenter » et l’étude de l’œuvre intégrale L’Ami retrouvé de Fred Uhlman. Il s’agissait pour eux de répondre à la question suivante : « Selon vous, l’amitié est-elle plus forte que tout ? » J’ai indiqué aux élèves que je relèverai à la fois les écrits terminaux et le document préparatoire à l’élaboration de ces productions, s’il y en avait un. Le plus souvent, les meilleures productions étaient préparées par un écrit de travail. Si certains n’en avaient pas fait ou lorsque l’écrit terminal n’était qu’une copie de l’écrit préparatoire, c’était parce que les élèves n’en comprenaient pas l’intérêt. De plus, la variété des écrits préparatoires a mis en lumière le fait qu’un écrit de ce type ne fait pleinement sens que pour celui qui le rédige.

J’ai renouvelé l’expérience en proposant, dès le début de l’année, aux élèves de 4e de préparer une évaluation de lecture sur La Parure de Maupassant : afin d’éviter la production de résumés, la consigne indiquait que seuls les écrits non rédigés pourraient être utilisés lors de l’évaluation. J’ai relevé ces écrits préparatoires deux jours avant l’évaluation, afin de les observer. Une nouvelle fois, j’ai remarqué que ce type d’écrit ne faisait pas sens pour tous les élèves. Pourtant, cette étape m’a permis de reprendre avec la classe des éléments qui semblaient ne pas avoir été compris. Par ailleurs, j’ai été étonnée par la variété des écrits produits, alors que nous n’étions que deux semaines après la rentrée : listes, schémas, classements thématiques, cartes heuristiques (voir les écrits de travail reproduits).

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Les copies de ceux qui avaient préparé un écrit contenaient davantage de références à La Parure, notamment avec un réinvestissement du vocabulaire. Les impressions de lecture étaient elles aussi plus riches : les échanges à partir de mes observations sur les écrits de travail avaient ouvert des discussions entre élèves et leurs réponses à la question « conseillerais-tu à un élève de 4e de lire cette nouvelle ? Explique pourquoi » étaient bien plus riches que celles obtenues habituellement. J’ai donc observé une corrélation entre un écrit préparatoire riche et une copie répondant pleinement aux attentes.

À l’issue de ces deux expériences, un constat paradoxal s’est imposé : l’écrit de travail, ce support préparatoire à une production ou accompagnant la construction de savoirs nouveaux que l’on nomme souvent brouillon, est en réalité un écrit d’expert dont la maitrise peut être un levier de progression.

Enseigner l’écrit non normé

Pour qu’il soit efficace, l’écrit de travail doit être investi de façon personnelle : il semble donc peu pertinent d’enseigner ce type d’écrit de manière modélisante, ce qui n’exclut pas que l’enseignant témoigne de sa pratique personnelle. Ainsi, à la fin des échanges sur les sujets de rédaction, qu’ils soient d’invention ou d’argumentation, il m’arrive de montrer aux élèves les écrits de travail que j’ai réalisés pour comprendre le sujet avant de le traiter avec eux. Un espace sur le tableau peut aussi être dédié à cet écrit. Après ces observations, certains s’autorisent alors à passer par d’autres formes comme le dessin ou le schéma. Il est intéressant d’inviter les élèves à essayer de s’approprier ces approches, même s’ils les délaissent au profit d’autres modalités d’écrits.

De plus, j’utilise une variété d’écrits de travail (liste, carte mentale, dessin, schéma, etc.) et je discute de leurs intérêts respectifs avec les élèves. À la manière d’un rituel, je peux leur demander régulièrement de passer par ce temps d’écrit non normé avant de prendre la parole à l’oral, avant d’échanger avec leurs camarades ou pour vérifier la compréhension de texte, par exemple en incitant les élèves à dessiner ce qu’il se passe dans l’extrait qui a été lu. Le développement du sketchnoting[[Prise de notes visuelle et graphique (mise en page, dessins, schémas).]] laisse entrevoir de nombreuses pistes pour travailler cela avec les élèves.

Ces écrits ont leur place dans le cahier de français, au cœur des séances, et ils côtoient les traces écrites collectives. Au fur et à mesure de l’année, j’observe l’appropriation par les élèves de certains écrits de travail qui leur permettent de construire une réflexion. Je vérifie cela à l’occasion d’activités spécifiques : après avoir donné un sujet de rédaction par exemple (mais c’est transposable aux autres domaines du français ainsi qu’aux autres disciplines), je demande aux élèves de préparer rapidement un écrit de travail pour répondre à l’exercice demandé. Par exemple, dans une activité interdisciplinaire que nous avons menée avec un collègue d’histoire-géographie[[Diaporama de présentation de l’activité : https://www.genial.ly/59be86a6072c1d1614b5c51f/rediger-une-lettre-de-poilu]] autour des lettres de poilus, j’ai demandé aux élèves de rédiger un écrit préparatoire en vue d’un échange oral. Ils ont été invités à prendre des notes lorsque nous avons regardé un extrait d’Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, afin de pouvoir échanger de façon plus riche autour des bruits de la guerre. Ces prises de notes ont été réinvesties dans le travail d’écriture suivant : « Dans une lettre adressée à ses parents, un poilu raconte et décrit sa vie lors d’une grande bataille de la Première Guerre mondiale. »

Il n’y a pas de modèle d’écrit de travail : il existe des formes différentes pour des objectifs spécifiques (classer, représenter sous une autre forme, organiser, mémoriser, etc.) et des démarches qui correspondront mieux aux uns ou aux autres. Il s’agit d’amener les élèves à maitriser l’outil que peut représenter l’écrit sous toutes ses formes, pour qu’ils puissent construire d’autres compétences.

Au service des apprentissages

Les écrits de travail sont « des espaces de prise de risque, où les élèves peuvent s’exercer, tâtonner jusqu’à la verbalisation pertinente[[Dominique Bucheton, Refonder l’enseignement de l’écriture, Retz éditeur, 2014.]] ». Plusieurs activités mettant en jeu les autres compétences travaillées en cours de français peuvent passer par l’écrit de travail et ainsi permettre à l’élève d’explorer les nouveaux apprentissages : par exemple, la réalisation d’une carte mentale pour définir une notion ou pour rédiger le bilan de fin de séquence.

Dès la première séquence en 3e autour du questionnement « Se raconter, se représenter », j’utilise la carte mentale afin d’amener les élèves à définir ce qu’est le selfie. Nous réalisons celle-ci ensemble, car il s’agit de la première de l’année. Tout d’abord, nous observons la façon dont les associations d’idées nous ont permis d’enrichir la définition de la notion, avant de voir que certains éléments peuvent être associés. Ce passage par l’écrit de travail permet ensuite une synthèse rédigée de façon collective dans laquelle nous mettons en évidence le moyen par lequel nous sommes arrivés à proposer une définition personnelle du selfie (voir l’écrit de travail ci-dessous).

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Cette démarche est réinvestie de façon individuelle en fin de séquence, lors de la rédaction du bilan. Le mot « autobiographie » est écrit au centre de la page et un temps est laissé aux élèves pour que chacun puisse y noter les associations d’idées qu’il fait ou les mots dont il se souvient, afin que l’attention de chacun soit centrée sur le rappel des éléments appris durant la séquence. Dans un second temps, nous réalisons une synthèse commune sous forme de liste. Ce travail permet de reprendre certaines caractéristiques de l’autobiographie, de mettre en lumière des éléments qui ont fait débat durant la séquence, tout en enrichissant le vocabulaire des élèves. Par exemple, les élèves ont noté des éléments assez proches tels que « la vérité, sa vérité, mensonge, exagération, oublis, souvenirs altérés, déformés, abimés », qui permettent d’appréhender de façon plus pertinente la notion de « pacte autobiographique ».

Acquérir les compétences nécessaires pour utiliser l’écrit à bon escient est un apprentissage qui s’inscrit dans la durée. Proposer aux élèves de reprendre leur écrit de travail, de l’enrichir ou de le réorganiser après avoir observé ceux de leurs camarades, varier les écrits de travail, échanger avec les élèves sur leurs apports et témoigner de l’usage de cet écrit en tant que scripteur, quelle que soit la discipline que l’on enseigne, sont autant d’approches qui peuvent donner du sens à cet apprentissage.

Alexia Motycka
Formatrice Lettres et Numérique, professeure de français au collège Jean-Jacques-Rousseau, à Labastide-Saint-Pierre (Tarn-et-Garonne)