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«Imaginer que l’école pourrait fonctionner différemment»

Quelles pourraient être les finalités de notre école si nous décidions de faire des choix clairs ? Le récent rapport de France Stratégie Quelle finalité pour quelle école ? s’essaye à envisager les avantages et inconvénients des différentes options. Entretien avec Son-Thierry Ly, l’un des auteurs du rapport.

Dans l’avant-propos du rapport, Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie, annonce une des ambitions du rapport : « se placer à une distance suffisante de la réalité présente pour y observer ce que la force de l’habitude nous empêche de voir  ». Qu’est-ce que la force de l’habitude nous empêche de voir quant à l’école en France aujourd’hui ?

Avant tout, que les grandes caractéristiques de notre système scolaire résultent de notre histoire particulière, mais que les choses pourraient être différentes : l’existence de programmes nationaux qui dictent ce qui doit être enseigné à tous les élèves, la faible ouverture de nos établissements sur leur environnement local, la manière dont les enseignants travaillent, les relations que l’école entretient avec les familles. Nous sommes tellement habitués à ce système scolaire et nous prenons si peu de temps à prendre du recul, que nous n’arrivons pas à imaginer que l’école pourrait fonctionner différemment, sans nécessairement renier nos valeurs.

La manière dont notre école s’est construite et est organisée montre qu’elle a pour objectif de fonctionner de manière uniforme et neutre vis-à-vis de tous les élèves. Cela ne reflète évidemment pas les positions individuelles de nombreux acteurs de terrain et de responsables politiques, mais l’idéal implicite de notre système reste que chaque élève ait la même expérience de l’école, y apprenne les mêmes choses, dans les mêmes établissements, avec les mêmes enseignants, voire les mêmes camarades de classe. Tout décalage par rapport à cet idéal nous apparait comme une rupture d’égalité, la priorité étant d’assurer que chacun ait eu les mêmes chances de réussir. Ce dont on se rend peu compte, c’est que cela revient à dire que la première mission de l’école doit être de distribuer les places inégales qu’offre notre société, sur la base du mérite scolaire. Autrement dit, sa finalité prioritaire devrait être d’organiser une compétition méritocratique pour les positions sociales, en particulier pour l’accès à l’élite, en cherchant à influencer le moins possible l’issue de cette compétition.

Quelles sont les conséquences de cette cécité ?

Il devient très difficile de faire évoluer le système scolaire en profondeur, car toute réforme ne peut se faire que sous contrainte de l’uniformité. Par exemple, il est très difficile de donner du pouvoir aux équipes pédagogiques pour qu’elles puissent adapter l’enseignement aux besoins spécifiques de leurs élèves. Pour beaucoup, autonomiser et responsabiliser est inacceptable, dès lors que cela risquerait de donner plus de chances de réussir à certains élèves, donc de biaiser la compétition.

Mais pour sortir de cette vision de l’école, encore faudrait-il avoir des modèles alternatifs capables de nous orienter et de nous mobiliser. Sans vision partagée d’un idéal d’école, le pragmatisme, l’opérationnalité, la réforme à petit pas ne peuvent pas mener bien loin. Pire, cela nous amène à accumuler les injonctions contradictoires dont les acteurs du système ne savent plus quoi faire. Il faut renoncer à l’idée que l’école peut tout faire, accepter qu’elle se consacre avant tout à certaines missions prioritaires. Mais pour cela, nous avons besoin d’une vision mobilisatrice de long terme, pour être en mesure d’assumer des choix cohérents et accepter de modifier l’existant.

En essayant de répondre à la question « quelle école voulons-nous ?  », le rapport dégage des « visions idéaltypiques » comme hypothèses de travail : quels sont ces modèles ?

Nous avons souhaité poser les premières bases de visions alternatives de l’école, cohérentes avec ses finalités. Il n’y a pas qu’une seule vision possible : tout dépend de la finalité que nous attribuons à l’école. Il ne revenait évidemment pas à notre groupe de travail de choisir la finalité de l’école, car ce choix ne peut être qu’un choix démocratique. En revanche, nous pouvions en éclairer les tenants et les aboutissants, en mettant en évidence les implications des différents choix possibles. Nous l’avons fait de manière volontairement radicale, en posant la question suivante : comment l’école française devrait fonctionner si nous devions l’organiser entièrement, de manière cohérente, autour d’une finalité ? Nous avons voulu pousser chaque logique jusqu’au bout, pour en révéler les forces et les limites.

Trois modèles ont été construits. Le premier est une école entièrement organisée pour assurer sa mission de formation professionnelle. La nation attend entre autres choses de l’école qu’elle apporte aux élèves les compétences professionnelles dont elle a besoin pour fonctionner et dont ils auront besoin pour travailler. Ce premier modèle pousse le raisonnement jusqu’au bout, en donnant à voir une école qui fonctionnerait en interaction totale et permanente avec le monde professionnel.

Le deuxième modèle est une école qui se consacre entièrement à l’accomplissement de la personnalité de chaque élève. Dans cette vision, c’est d’individus épanouis et singuliers dont la nation a besoin pour avancer. Il s’agit donc d’imaginer une école fonctionnant sans programmes, qui partirait de chaque élève pour définir son fonctionnement, afin de l’amener à épanouir sa singularité et des talents qui lui sont propres.

Le troisième modèle est une école chargée de transmettre ou de forger une culture commune. Dans cette dernière vision, la nation confie à l’école le soin de transmettre un certain nombre de savoirs (au sens large), qu’elle juge prioritaires à d’autres pour former des individus cultivés et des citoyens éclairés. Ce modèle met en évidence l’organisation nécessaire pour s’assurer que les mêmes savoirs, déterminés d’en haut, sont effectivement acquis par tous les élèves, malgré l’hétérogénéité de leurs motivations et de leurs rythmes d’apprentissage.

Dans les débats actuels autour de l’école, entrevoyez-vous le souhait implicite d’un modèle de préférence aux autres ?

Je ne crois pas qu’une finalité ressorte plus que les autres dans le débat, mais les positions des uns et des autres reflètent souvent une finalité prioritaire, pas tout le temps assumée d’ailleurs.

De toute manière, il est illusoire d’imaginer que nous puissions arriver à un consensus sur le sujet. Les finalités doivent être articulées entre elles, mais un débat est nécessaire pour prioriser explicitement les missions de l’école, afin que nous soyons en mesure d’assumer des choix et de mener une stratégie éducative cohérente. Nous passons bien trop de temps à nous embourber dans des débats éternels sur des microquestions, finalement très techniques, parce que nous ne nous sommes tout simplement pas accordés sur ce que doivent être les priorités de l’école.

En quoi la mise en œuvre de ces modèles serait-elle susceptible de transformer la professionnalité enseignante ?

Comme nous le montrons dans le rapport, ce qu’on appelle un enseignant, ce qu’on attend de lui, diffère assez largement d’un modèle à l’autre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les enseignants ressentent aujourd’hui qu’on leur demande trop, de savoir tout faire, dès lors que nous refusons de prioriser les finalités de l’école. Si nous voulions être cohérents, le recrutement, la formation et l’organisation du travail des enseignants ne se feraient pas de la même manière selon la finalité prioritaire. Capacité à transmettre des savoirs, à mettre en place et à suivre des partenariats avec des institutions extérieures, à instaurer une relation de qualité avec les familles, à guider l’élève dans la construction d’un projet personnel de vie : chacune de ces compétences est importante dans tous les modèles, mais jamais avec la même force.

Son-Thierry Ly
Docteur en économie de l’éducation, rédacteur du rapport de France Stratégie, Quelle finalité pour quelle école ?

Propos recueillis par Nicole Priou