Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

La fabrique de l’impuissance : tome II, L’école entre domination et émancipation

L’illustration de couverture montre une salle de classe des années 1930, vide d’élèves, aux pupitres strictement alignés face au bureau du maître et au tableau noir. Le soleil brille, mais à l’extérieur de la classe. Qu’apprend-on dans cette école ? À bien se tenir, à rester à sa place, à assimiler la parole du maître, ou bien aussi autre chose, de l’ordre de l’émancipation, de l’autonomie ? Les deux bien sûr, et c’est ce double mouvement que tente d’explorer ce livre.
Charlotte Nordmann dénonce avec vivacité un enseignement clos sur lui-même, des savoirs stériles, une évaluation qui paralyse et hiérarchise, une école qui fonctionne à l’angoisse, au contrôle, à la contrainte, à l’isolement, qui au final assume avec dureté sa fonction de tri social et de hiérarchisation. La critique est précise, concrète, souvent convaincante, et ne s’arrête pas là : la volonté d’analyser dans le même temps la fonction de transmission de savoirs au moins potentiellement émancipateurs, est bienvenue, et même salutaire. Ainsi du rapport à l’écrit, bien souvent stérilisé par exemple dans l’exercice formel de la dissertation, alors qu’il peut être aussi travaillé comme un outil d’élaboration de la pensée.
La question est considérable : comment sortir de l’impuissance que fabrique cette école, impuissance des élèves à devenir pleinement acteur social, citoyen, impuissance des enseignants à assumer leur ambition d’être les fourriers d’une société plus juste ? Je retiendrai une perspective tracée, qui doit interpeller les mouvements pédagogiques : « il est urgent de repolitiser la question – et non dans les seuls termes, infiniment réducteurs, de la résistance à la « marchandisation de l’école », aussi réelle que soit cette menace. […] Ce qui exige de s’interroger sur les enjeux politiques de la maîtrise de la lecture et de l’écriture, du rapport à la parole et du rapport aux savoirs ».
L’auteure est exigeante, on pourrait même dire sévère, pour les « « pédagogues », qui entendent aménager l’institution sans jamais mettre vraiment en question ses principes ». Elle appelle pour sa part à « rompre avec la fonction de sélection de l’école », en particulier les pratiques actuelles d’évaluation. C’est certainement dans cette tension entre aménagement et rupture, entre le pragmatisme au risque de la compromission et le radicalisme au risque de l’impuissance, que le débat peut avoir lieu. Pour ne pas en rester aux invectives, il faudra sans doute approfondir la question des acteurs, ainsi que des temporalités du changement : les contradictions traversent tout autant les sommets de l’institution dans leurs projets de réforme souvent à courte vue que chaque enseignant dans son activité quotidienne. Lorsque le ministère promeut les IDD ou les TPE (on pourrait ajouter le socle commun, les PPRE), on peut bien sûr juger la démarche insuffisante, partielle, peut-être même hypocrite, on peut s’inquiéter de leur mise en œuvre si difficile, si dévoyée souvent, au risque de les « dévaluer » ; reste que c’est bien l’institution elle-même qui ouvre ainsi des pistes pour travailler autrement, pistes qu’au moins une partie des enseignants, soutenus par une partie des formateurs, des inspecteurs, peut emprunter, en faire un levier pour des changements plus importants. Il y a des microruptures et de grands aménagements, et force est de constater que l’école bouge…
Il est facile de pointer que l’essentiel du livre, dès son titre d’ailleurs, est finalement consacré à la dénonciation de l’école de la domination plus qu’à l’exploration de sa fonction émancipatrice, puisqu’elle l’est tout de même aussi au final, et pas seulement potentiellement. La question de l’action est décidément périlleuse, mais Charlotte Nordmann a le mérite de ne pas l’esquiver, de nous aider à prendre la mesure du chantier, à reposer avec force et souci du concret la question des finalités de l’école. C’est bien le mot qui convient pour les salles de classe, celles de 1930 comme celles d’aujourd’hui : un chantier permanent, où s’entretient la soumission, mais aussi la flamme de l’émancipation.

Patrice Bride