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Kahina Bahloul : « Il y a un grand besoin de comprendre »

La première femme française à être imame, Kahina Bahloul, nous parle de sa conception ouverte de la pensée religieuse, qu’elle concrétise dans le projet de mosquée mixte, Fatima, peu apprécié des intégristes et fondamentalistes. Un entretien avec une belle figure de tolérance et d’ouverture, qui illustre la complexité des relations entre religion et laïcité.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours scolaire ? Quel a été pour vous le principal apport de l’école ?

Je suis allée à l’école publique en Algérie. J’aimais beaucoup apprendre. Comme j’avais des facilités, tout ce que j’apprenais restait ancré dans ma mémoire, cela me demandait peu d’efforts et cette fluidité était très stimulante. C’est une période que j’ai beaucoup aimée. J’ai eu des professeures (surtout des femmes), avec qui j’avais des relations de proximité, et qui m’ont permis d’avoir un rapport de confiance dans l’institution.

Comme nous n’étions pas dans un pays laïque, nous avions des cours de religion. Mais je me souviens qu’à l’école primaire, on l’abordait à travers les figures de prophètes (qui sont aussi ceux de la Bible pour la plupart) et ça donnait une dimension merveilleuse à la religion. Comme dans des contes, on pouvait ainsi développer son imaginaire.

Comment voyez-vous les rapports entre religion et laïcité, et entre connaissances et croyances ?

Je pense qu’on est en train de tomber dans une dérive, en faisant de la laïcité un dogme religieux, alors qu’il s’agit d’un cadre qui permet le respect des choix de chacun. On dirait qu’on veut l’invisibilité des religions, surtout de la religion musulmane bien sûr. Cela vient d’une peur qui pousse au rejet, alors que les religions peuvent être porteuses de lumières, de connaissances et non de superstitions et de dogmes.

Je prépare actuellement une thèse en islamologie et je me rends compte à quel point c’est enrichissant. Ce qui me conduit à me demander pourquoi en France, il n’y a pas d’enseignement du fait religieux à l’université contrairement à de nombreux pays. La laïcité devient une religion qui renforce l’ignorance. Le défi aujourd’hui, c’est d’aborder le religieux de manière scientifique, en s’intéressant à l’histoire de la pensée et aux sciences humaines et sociales, sinon on le laisse entre les mains d’ignorants et d’idéologues qui l’instrumentalisent. Le savoir religieux devient un objet politique.

Avez-vous des contacts avec le monde enseignant ?

J’ai travaillé pendant une année dans un établissement privé catholique du secondaire, qui accueillait aussi des élèves musulmans. Je me suis rendu compte de leur méconnaissance de l’islam. Leurs sources d’information, c’était souvent Facebook ou Instagram. Je me souviens aussi de questions basiques de la part des enseignants et de demandes de références fiables parce qu’ils sont souvent démunis face aux questions de leurs élèves.

Je n’étais pas encore imame lorsque je travaillais dans cet établissement. Je faisais un cours qui avait très bien commencé avec un groupe d’élèves musulmans. Mais lorsque je suis arrivée pour la séance qui a suivi la publication du premier article au sujet de notre mosquée mixte, qui prône l’accès des femmes au ministère religieux, il n’y avait plus que deux élèves. J’ai compris qu’il y avait eu une réaction de rejet des familles vis-à-vis de notre démarche, suite à cet article. J’étais devenue « cette femme qui veut dévoyer l’islam ».

À l’occasion de vos activités et projets, rencontrez-vous beaucoup de jeunes ?

Oui, ils ont un grand besoin de comprendre. Beaucoup de jeunes vivent dans un véritable déchirement entre ce qui est transmis dans leur famille et les défis que leur présente la société actuelle. Par exemple, peut-on épouser un non-musulman lorsqu’on est une jeune fille musulmane ? C’est une question récurrente.

D’où l’urgence de produire une pensée religieuse contemporaine qui puisse inscrire la foi dans son temps. À cet égard, le sondage où on demande aux jeunes s’ils placent la religion et la loi de Dieu avant les lois de la République1 est désastreux. Un croyant va généralement mettre au premier plan la transcendance. La question n’aurait jamais dû être posée ainsi. La foi en Dieu est réduite à la charia, mais cette notion n’est pas connue. Pour ma part, j’ai dû faire un doctorat en islamologie pour comprendre à quel point c’est complexe, avec des réponses diverses selon les auteurs, plutôt du côté d’un cheminement personnel pour un mystique, et des règles pour un juriste.

Quelles seraient les raisons de rester optimiste ?

J’observe que notre démarche suscite beaucoup d’intérêt, beaucoup de questionnements, et nous voulons justement inciter les jeunes à se poser ces questions. Dans l’établissement où je suis intervenue à la fin de l’année, les jeunes me disaient qu’ils avaient appris qu’on peut s’autoriser à se poser des questions et que rien n’est figé, que la religion n’est pas du prêt-à-penser. Et cela m’encourage à continuer.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk

Article paru dans notre n° 575, le bienêtre à l’école, coordonné par  Andreea Capitanescu Benetti et Maëliss Rousseau, février 2022.

La recherche en éducation met de plus en plus l’accent sur l’importance du bienêtre à l’école, et les conditions à mettre en œuvre pour que les élèves persévèrent et réussissent scolairement, voire développent leur personnalité. Cela demande de faire émerger une relation apaisée entre les élèves, les enseignants, et les savoirs.

https://librairie.cahiers-pedagogiques.com/revue/894-le-bienetre-a-lecole.html


Notes
  1. Sondage de novembre 2020 de l’IFOP pour le Comité Laïcité République et publié par Marianne. 57 % des jeunes musulmans déclarent considérer que la charia est plus importante que la loi de la République.