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« Lors d’une sortie au Louvre, un élève de seconde traversant la cour carrée déclare que sa commune d’origine n’a rien à envier à ce décor de carton-pâte, se souvenaient Nadia Butaud et Marie Cécile Kovacs en 2008. S’ensuit une pause déjeuner au Palais-Royal. Plus que les toiles de Vinci, ce sont les quais de Seine qui emportent les suffrages[[Rapports de classe, Paris, Éditions de l’Olivier, p. 187.]] ». Ce témoignage amusé n’est qu’un exemple parmi d’autres de « sorties » décevantes ou même ratées, dont le scénario dérape et qui passe à côté de ses objectifs. Le débat n’est pas nouveau : Duncan Cameron, en 1971, déconseillait déjà « la visite de scolaires au musée » car la configuration du groupe classe, selon lui, ne permettait pas de dialogue réel avec l’œuvre d’art[[Voir André Desvallées (dir.), Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie,  Ed. W. et M.N.E.S., 1992, p. 259-270.]]. Intrusive, inopérante ou tout simplement inutile, la visite scolaire aurait donc tous les défauts, et on peut s’étonner que le dispositif soit encore jugé attractif.

Le meilleur des mondes

La Mission d’action culturelle en milieu scolaire, en 1978, n’avait pourtant de cesse de souligner « l’intérêt pédagogique et culturel des musées[[Circulaire no 78.098 et no 3210 du 2 mars 1978.]]  ». Le ministère de la culture arguait aussi dans sa lettre d’information de novembre 2000 qu’« il n’y a pas d’éducation artistique réelle sans une rencontre directe avec les œuvres d’art » et les débats en marge du Haut conseil à l’éducation artistique et culturelle, en 2012, évoquaient une nouvelle fois l’importance du contact entre l’élève et la matérialité de l’œuvre. Le conseil supérieur des programmes, fin 2014, souligna encore dans son projet de référentiel l’utilité d’une rencontre avec les lieux de conservation. Jacques-Louis David, on peut s’en souvenir, avait déjà milité pour un musée ouvert aux scolaires : «Le Muséum, déclarait-il, n’est point un vain rassemblement d’objets de luxe ou de frivolité, qui ne doivent servir qu’à satisfaire la curiosité. Il faut qu’il devienne une école importante. Les instituteurs y conduiront leurs jeunes élèves». Face aux enjeux d’une rencontre pertinente avec l’art, Elisabeth Caillet, spécialiste historique de la médiation, reste d’ailleurs inflexible : «L’école ne suffit pas, constate-elle, voire au contraire empêche par son didactisme une certaine approche des œuvres de culture[[«Qu’est-ce que l’action culturelle ?», in D. Benassayag [dir.], Le futur antérieur des musées, Éditions du renard, 1991, p. 143.]]». Le rapport de la consultation sur l’éducation artistique et culturelle remis en janvier 2013 par Jérôme Bouët[[Consultation sur l’éducation artistique et culturelle, Pour un accès de tous les jeunes à l’art et à la culture, rapport présenté au nom du comité de la consultation, présidé par Marie Desplechin, par Jérôme Bouët, avec le concours de Claire Lamboley, janvier 2013, p. 4.]] admettait que l’école, dans ce domaine, ne pourra faire l’économie d’une «ouverture sur son environnement», aussi comprenons-nous que les musées aient pu être sollicités et se mobiliser en conséquence. Ce fut notamment le cas du musée d’Orsay, qui dès 1985 annonçait dans sa brochure mensuelle que «le service culturel assumera d’abord les tâches d’un service éducatif» voué à «l’accueil des élèves et des enseignants». Vingt ans plus tard, on soulignait encore que le musée demeure «le cadre, avec l’école, de la découverte et de l’éducation artistique[[Musée d’Orsay, Rapport annuel d’activité, 2004, p. 32.]]».

Le débat ayant concerné l’accès des enfants aux salles de la National Gallery, en 1850, montre cependant que les institutions culturelles ne revendiquèrent pas toujours aussi spontanément leur nature pédagogique. Aujourd’hui encore, les professionnels de musées qui «perçoivent parfois les dispositifs pédagogiques comme des nuisances[[Jean-Michel Tobelem, Le nouvel âge des musées. Les institutions culturelles au défi de la gestion, Armand Colin, 2010, p. 222.]]» ne sont pas rares. En contrepartie, les musées n’ont jamais véritablement gagné leurs lettres de noblesse dans le champ éducatif[[Dominique Poulot, Musée et muséologie, La découverte, 2005, p. 163.]], comme si la délocalisation de l’acte pédagogique en diminuait la valeur. En toile de fond : une querelle de territoire entre d’un côté l’école, qui cherche à conserver intacte sa légitimité éducative – même en matière d’histoire de l’art, de l’autre le musée, qui revendique sa propre identité sauf à être rapidement confondu avec une salle de classe. Si André Gob et Noémie Druguet envisagent d’un bon œil la collaboration des enseignants et des médiateurs du musée à toutes les étapes de la visite, ils en rappellent donc la condition : «Que le cours en classe et la visite au musée gardent leur spécificité.[[La muséologie, histoire, développements, enjeux actuels, Armand Colin, 2008, p. 222.]]» Une évocation de ce « meilleur des mondes » dont parlent Charlène Bélanger et Anik Meunier, un monde dans lequel «la relation qui s’établit entre l’école et le musée doit être une relation de partenariat harmonieux qui respecte les missions, rôles, méthodes, stratégies et contenus d’apprentissage de chaque partenaire[[«Partenariat université-musée : une proposition dans la formation initiale des maîtres», in Anik Meunier, Jason Luckerhoff (dir.), La muséologie, champ de théories et de pratiques, Presses de l’Université du Québec, 2010, p. 260.]]». Une gageure, dirons certains. On serait tentés de dire : une utopie ?

Mythologie de la visite scolaire

Pas si simple, en effet, de s’entendre et surtout de travailler ensemble. Du moins la lettre de mission adressée à Catherine Albanel pour sa prise de fonction au ministère de la Culture et de la Communication, en 2007, ne se privait pas d’évoquer «la barrière qui s’est progressivement dressée entre le monde éducatif et le monde de la culture». Le nombre de sorties scolaires n’est pas en cause : le musée d’Orsay accueille ainsi en temps normal plus de 6000 groupes scolaires par an, soit près de la moitié des groupes reçus. Que les élèves se rendent au musée ne signifie cependant pas qu’un dialogue existe entre les institutions ni que le projet pédagogique soit élaboré en commun. Les actions sollicitant conjointement les ministères de la Culture et de l’Education nationale ne touchaient que 3 % des élèves[[Culture communication, no 38, «L’éducation artistique et culturelle», 18 novembre 1998, p. 2.]] en 2003 et les objectifs de l’éducation artistique et culturelle ont récemment été revus à la baisse.

La visite scolaire, dans ce contexte, perd naturellement en intérêt, et l’enseignant est rapidement confondu avec un simple «organisateur d’activités diverses», comme le notait Philippe Meirieu. On a tous été confrontés à la hantise de la sortie «occupationnelle», volontiers organisée en fin d’année, que l’on justifie tant bien que mal en s’en remettant aux apports cachés d’un enseignement hors les murs. L’approche atteint vite ses limites et on devine tout aussi rapidement que le dispositif reste caduque aussi bien au niveau des apprentissages que du savoir-être. A terme, c’est bien la pertinence de la sortie scolaire qui est mise en demeure face aux dispositifs plus lisses : «Sortir ne nous rapproche pas toujours de nos élèves, parfois cela contribue bien davantage à nous éloigner définitivement. Ce qui me conduit à penser qu’ils ne sont peut-être jamais aussi charmants et agréables qu’en classe tandis que l’on travaille avec eux de la manière la plus traditionnelle qui soit», ironisait à ce sujet Maria Goyet[[Collèges de France, Fayard, p. 87.]].

Retour à l’école, donc, avec sur le banc des accusés la légitimité pédagogique de la visite scolaire. Les musées ne sont certes pas exempts de tout reproche : les promesses du choc esthétique revendiqué par Malraux ont en effet longtemps offert un garde-fou confortable à des institutions culturelles en mal d’expertise dans le domaine de l’accueil des scolaires. Le projet culturel de la sortie, dans ce contexte, se réduisait à un fantasme d’intimité immédiate avec l’œuvre, voire à un «mythe de la révélation», un chimérique «déclic devant les œuvres», pour reprendre Olivier Donnat, du ministère de la Culture : «On emmène les enfants au théâtre ou au musée avec l’espoir qu’ils seront conquis [mais] les choses ne fonctionnent pas ainsi, déplorait-il. D’où la nécessité d’approfondir les réflexions sur les moyens pédagogiques ou sur les formes de médiation concrètes à mettre en œuvre[[Cité dans «Le renouveau des musées», La documentation Française, 2005, p. 37.]]».

«Viser une meilleure pédagogie»

Pour réhabiliter la visite au musée, il faudrait donc en modifier l’aspect et le fonctionnement de façon à répondre aux attentes de tous. Les musées demeurent pourtant timorés dès lors qu’il s’agit de faire évoluer le discours à l’attention des jeunes publics, et le musée d’Orsay, soyons impartial, n’échappe pas à la règle : les Notes sur les activités culturelles à Orsay soumises par Roland Schaer courant 1986 en préfiguration de l’ouverture du musée, en décembre, proposaient déjà la mise en place de visites-conférences pour les groupes scolaires qui, près de trente ans plus tard, sont toujours programmées à l’identique. Cette sclérose des formules, que l’on constate ailleurs, est d’autant plus surprenante que le musée se montre parallèlement très imaginatif en ce qui concerne les activités périscolaires. Elle contraste en tout cas avec les initiatives de l’Education nationale : «Alors que l’école, sous l’impulsion des pédagogies nouvelles, a largement développé le principe de l’éducation fondée sur l’échange entre le maître et l’élève, le musée, refusant toute forme de rapports interactifs, a sans cesse privilégié la transmission, ce mode de communication unilatéral et contraint[[« Mythologie du musée. De l’uchronie à l’utopie», Le Cavalier Bleu, p. 57.]]», constate en effet Bernard Deloche, muséologue. Contre toute attente, c’est donc le monde scolaire qui, profitant de l’évolution régulière des didactiques, se montrerait le plus audacieux en ce qui concerne la transmission des contenus culturels. Au point que cette incessante remise à plat pédagogique pourrait s’offrir comme modèle pour des musées peu séduits par la nouveauté : «Au musée plus qu’à l’école encore […], il convient d’habiliter de nouvelles approches du savoir, par les sens, par le jeu et par l’interactivité. En réhabilitant des dimensions jusque-là occultées, il s’est agit d’abord de viser une meilleure pédagogie. Les émotions, les sensations, les implications sont valorisées comme des modes d’appréhension tout aussi légitimes et essentielles[[«La nouvelle muséologie mène-t-elle au parc ?», in S. Chaumier (dir.), Expoland. Ce que le parc fait au musée : ambivalence des formes de l’exposition, Complicités, p. 73.]]».

C’est semble-t-il dans ce sens qu’Eric Gross orienta ses recommandations aux ministres de la Culture et de l’Éducation nationale en 2007, en remarquant l’intérêt qu’il y aurait à «revisiter la visite scolaire» pour en optimiser l’apport pédagogique[[Un enjeu reformulé, une responsabilité devenue commune. Vingt-huit propositions et huit recommandations pour renouveler et renforcer le partenariat Éducation-Culture-Collectivités locales en faveur de l’éducation artistique et culturelle, Rapport à monsieur le ministre de l’Éducation nationale et madame la ministre de la Culture et de la Communication, 14 décembre 2007, p. 31.]]. Corinne Poulain, en 2013, rappela d’ailleurs que l’éducation artistique et culturelle, dont elle avait la charge au sein du ministère de la Culture et de la Communication, constitue un domaine en mutation et ne pouvait se restreindre à des «dispositifs institutionnalisés ou formalisés[[«L’éducation artistique et culturelle », communication effectuée au Ministère de la Culture et de la Communication, le 10 octobre 2013.]]». Sans doute est-ce dans cet esprit que les ateliers de pratique artistique pour groupes scolaires sont devenus une offre classique au musée du Louvre-Lens, au musée national de la Renaissance ou au musée Matisse. Le musée de l’Ermitage, le Ca Pesaro de Venise ou le musée des beaux-arts de Gand ont aussi adopté la formule. A terme, il ne s’agit plus simplement de capter l’attention des jeunes visiteurs mais de requérir leur participation à la construction des discours. Le projet éducatif du musée Picasso de Barcelone insiste ainsi sur «l’importance de dialoguer devant les œuvres». Le Centre Pompidou-Metz, de son côté, offre à des collégiens la possibilité de «faire parler» des œuvres, les textes ainsi produits servant par la suite de support de médiation. Le projet «Viens lire au Louvre», mené depuis 2007 en faveur des zones d’éducation prioritaire, place de la même manière les élèves en situation d’acteurs. Les «ateliers-promenades» du musée des beaux-arts de Dijon, durant lesquels les élèves crayonnent dans les salles en compagnie d’un artiste, illustrent pareillement cette volonté de faire évoluer les propositions. Une réponse, aussi, à la question que posait déjà L’amour de l’art : «Pourquoi ne pas donner aux professeurs de dessin le moyen de faire leur cours dans les salles du musée ?». C’était en 1969. En quarante ans, la visite scolaire a donc évolué et le consensus autour de sa valeur pédagogique, sans être atteint, ne paraît plus si illusoire que cela.

Yannick Le Pape
Ingénieur des services culturels et du patrimoine au Musée d’Orsay