Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre. Une autre conception du groupe classe

Avec ce livre proposé par des militants belges de ChanGements pour l’égalité (CGE), nous nous situons aux frontières de la pédagogie : il s’agit moins de comprendre comment les élèves apprennent que ce qui empêche leurs apprentissages, ou du moins d’être suffisamment avertis de certains nœuds possibles entre l’élève, son histoire, sa culture, la société, le savoir scolaire. C’est en effet en étant conscient de l’environnement réel des élèves que l’enseignant peut espérer créer un environnement scolaire apte à susciter du désir d’apprendre. La priorité des auteurs est donc d’emblée donnée aux élèves qui ne peuvent ou ne veulent pas apprendre. La posture de départ est l’accueil inconditionnel de cette différence-là : que va-t-on en faire ? Respect, neutralité, tolérance, intégration, responsabilisation individuelle, collective, évitement, recul ethnologique ? Le défi est de taille, et des connaissances en psychanalyse, sociologie, psychologie de groupe ne sont pas de trop pour accompagner l’abandon des illusions pédagogiques.

Le livre appelle à une forte participation du lecteur, que ce soit par les mises en situations de chaque début de chapitre (« que faire avec la gifle ? », « que faire avec le corps qui change ? »), mais aussi par la forme des récits, résolument subjectifs pour ne pas donner de recettes à appliquer, et par la richesse des concepts qui sont suffisamment reliés au terrain pour permettre l’appropriation intelligente. Pour en citer quelques-uns : la violence symbolique, la posture éducative, l’effet prédictif, la honte, la reconnaissance, le rapport à, l’institution, la coopération, le conflit de loyauté, l’autorité, la médiation, la disqualification, les rapports sociaux, l’abstraction, la posture seconde, etc. De plus, chaque chapitre s’achève sur une partie intitulée « l’apport de la pédagogie institutionnelle ». Enfin, le livre se termine par trois études de cas, autre façon d’aborder le problème posé. De l’ensemble, on ressort avec une vigilance et une créativité accrues.

Ce livre peut toutefois déranger par sa dimension politique, même si elle est explicite, assumée et largement argumentée. Car l’émancipation par le savoir n’est pas dissociable de l’émancipation politique : il s’agit bien de pouvoir ! Et prendre conscience des rapports de domination qui s’exercent en milieu scolaire n’est pas forcément agréable ni facile. Il n’est pas non plus certain que les enseignants aient vraiment envie de s’adresser à tous les élèves, malgré les beaux discours égalitaires, et les slogans comme « le savoir pour tous ». La remise en cause est nécessaire et ce livre en porte la marque, mais une marque joyeuse, car elle ouvre la porte à des énergies nouvelles et redonne toute sa saveur au métier, avec une conscience mieux éclairée pour œuvrer dans le sens de la dignité humaine.

Agnès Berthe


 

Questions à Jacques Cornet et Noëlle De Smet

jacques-cornet.jpgnoelle-de-smet.jpg
Vous évoquez l’émancipation, mais en fin de compte, peut-on l’enseigner si on n’a pas fait soi-même une forte expérience d’émancipation ? Sur les enseignants pèse sans doute le poids d’une culture scolaire dont il faut peut-être s’extraire pour inventer d’autres rapports au savoir. Qu’en pensez-vous ?

Notre premier chapitre s’intitule « Se défaire ». Il s’agit entre autres en effet de sortir d’un type de culture scolaire, d’un type de perception de la profession, pour aller vers des postures autres, vers des postures qui permettent d’inventer d’autres façons de mener vers des apprentissages. S’extraire de poids anciens peut se faire par choix raisonnés progressifs, au fur et à mesure des analyses et prises de conscience au cœur du travail, mais aussi dans des secousses violentes : quand on est confronté à tous ceux qui sont bloqués dans leurs apprentissages, entre autres parce que l’écart est très grand entre la culture familiale et la culture scolaire, soit on maintient la domination scolaire dans les « ils n’ont qu’à… » et tant pis s’ils se perdent, soit on crève de culpabilité et on ne peut ni voir ni changer, soit on change, alliant violence symbolique de qui a mission de faire apprendre et offres diverses permettant de réveiller le désir d’apprendre. Et changer secoue.

Quel ministère faudrait-il pour que la vocation émancipatrice de l’école soit prise en compte dans sa radicalité ? Est-ce d’ailleurs possible ? Jusqu’où un gouvernement a-t-il besoin de citoyens émancipés ?

On exagère sans doute beaucoup, à la fois le pouvoir réel d’un ministère de l’Éducation et le caractère conservateur de la gauche molle en cette matière. Quels électeurs voteraient pour une école émancipatrice, contre leur liberté de parents de participer à la lutte des places pour garantir à leurs enfants les meilleures chances de distinction ? Les ministères progressistes ne sont pas de mauvaise foi, ils sont impuissants. Par rapport à leur politique d’éducation, il nous reste à « prendre au mot et dénoncer » (Bourdieu). Les prendre au mot dans leurs déclarations sincères et dénoncer tous les effets pervers de leur politique. Bien sûr, pour les forces sociales dominantes, mieux vaut des dociles, des malléables, des flexibles pour faire accepter les conditions de travail, de non-travail, de logement et autres. Mais cela n’empêche pas les enseignants et tous les autres de se vouloir agents de changement social. Même si les initiatives des membres de mouvements pédagogiques sont isolées, il vaut mieux ne pas jeter les utopies à la poubelle et continuer à travailler au changement.

Qu’en est-il de la situation en Belgique ? Y a-t-il eu des avancées ces dernières années, et quels sont les principaux obstacles à un projet d’émancipation ?

Le décret « décret Missions » de 1997 affirme la volonté de poursuivre, « sans hiérarchie et pour tous les élèves, à la fois la confiance en soi, l’appropriation de savoirs et l’entrainement de compétences […], la citoyenneté responsable pour le développement d’une société démocratique […] et des chances égales d’émancipation sociale. »
C’est bien là qu’il faut prendre au mot le ministère. Et dénoncer les résultats : la Belgique est un des pays d’Europe où la corrélation entre le milieu d’origine et les résultats scolaires est la plus forte. Un ministère peut prôner l’émancipation et en même temps ne pas arriver à mettre en place les structures qui la permettent. Parmi les obstacles, nous voyons, côté structure de l’enseignement, la trop rapide orientation en filières hiérarchisées, plutôt que l’existence d’un tronc commun de la maternelle à 16 ans. Et côté culture, non pas celle de l’émancipation des plus dominés, pour commencer, mais celle de la compétition et de la sélection. Cette culture-là est portée par la majorité des acteurs sociaux (parents, employeurs, etc.). Autre obstacle, la très faible prise en compte des rapports aux savoirs des enfants de milieux populaires, et donc des ponts à construire, de méthodes à imaginer, de contenus à travailler pour à la fois reconnaitre les cultures des familles et exiger des apprentissages distincts de cette culture.

Propos recueillis par Agnès Berthe et Jean-Michel Zakhartchouk