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Enseigner et apprendre au lycée à l’heure de la massification

Le système éducatif français ne semble pas craindre les contradictions. Alors que, des médias au gouvernement, on clame haut et fort que les lycées ont changé et ont vocation, désormais, à mener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat (actuellement, les deux tiers l’obtiennent), il ne se dit que peu de chose sur la nécessité d’adapter l’enseignement qui y est dispensé à cette nouvelle donne. Car enfin, la massification du deuxième cycle de l’enseignement secondaire n’est pas seulement un changement quantitatif : les nouveaux lycéens n’ont plus grand-chose à voir avec les  » vrais lycéens  » qui, jadis, au terme d’une sélection dégageant une élite homogène, passaient quelques années dans les murs d’un de ces établissements qui faisaient l’orgueil des sous-préfectures avant d’aller  » faire  » leur droit ou leur médecine. Voyant dans le lycée la suite normale du collège et l’étape précédant des parcours extrêmement divers, étant eux-mêmes issus de tous les milieux sociaux, constituant la grande majorité d’une classe d’âge, les lycéens d’aujourd’hui ne travaillent pas seulement pour acquérir la culture indispensable pour les mondanités auxquelles ils seront contraints de consentir et pour se préparer à intégrer les places éminentes que la société leur a préparées.
Le lycée, désormais, ne doit plus former une élite, mais apporter à tous les outils intellectuels nécessaires à l’intégration dans la société. À l’heure du lycée de masse, l’élève n’est plus un fils de notable stéréotypé, mais une personne possédant une identité singulière, des ambitions personnelles procédant d’un projet individuel qui ne répond pas nécessairement aux normes dans lesquelles se reconnaissait le groupe homogène des quelques lycéens de jadis. S’intégrer dans la communauté nationale, en conservant sa personnalité, c’est entreprendre de réaliser ce projet, fût-il atypique et original. C’est cela, à présent, que le lycée doit permettre. La massification, en accroissant la diversité, a fait de la prise en compte des individualités une nécessité absolue, riche d’implications sur le plan pédagogique. Il semble qu’on n’en prenne pas encore tout à fait la mesure.

Pour l’autonomie de l’élève

L’erreur du cursus prédéfini

Le modèle auquel obéit le lycée de cette fin de vingtième siècle a, en définitive, assez peu changé depuis l’invention de cette institution. Conçu par un système politique prétendant à la perfection et à l’universalité, le Lycée napoléonien, repris par la République, était prévu pour être un instrument de reproduction sociale. La personnalité des lycéens n’avait pas à être prise en compte, car l’objectif était de les modeler, de les mettre aux normes d’un système considéré comme le modèle social, politique, administratif et culturel indépassable, normes à la définition desquelles ils n’avaient aucune part. Fixées par des ministres philosophes, les règles de fonctionnement du système impérial ou républicain, leurs valeurs, leurs références, étaient censées être établies pour l’éternité, et l’éducation (ou plus exactement l’instruction) des citoyens n’avait d’autre objectif que de les couler dans ce moule qu’il n’était pas nécessaire, pensait-on, de remettre en question. Tout le travail du lycéen, dès lors, consistait à correspondre au mieux au modèle présenté comme idéal, à rentrer au mieux dans le cadre. Aujourd’hui encore, l’élève consacre l’essentiel de son énergie à se conformer le plus précisément possible aux directives des professeurs, sans chercher à les comprendre, se contentant de savoir que cette conformation lui apportera des bonnes notes, clef du passage dans la classe supérieure. Se taire, obéir, faire le travail nécessaire dans les matières ayant un coefficient élevé constitue l’alpha et l’oméga du comportement du bon lycéen, qui a compris que sa réussite dépendait de sa capacité à ressembler au modèle qui lui est encore présenté, même involontairement, par l’institution, comme la seule voie du succès.
La massification de l’enseignement secondaire amène le doute. On découvre  » que la France se nomme diversité  » et que cette diversité s’accommode fort mal des cadres et des structures hérités d’un temps où l’homogénéité, de droit comme de fait, était la règle. Le projet du lycéen moyen n’est plus seulement de  » faire  » son droit, sa médecine ou de succéder à son père à la tête de l’entreprise familiale. Heureux ceux qui, bien intégrés au système et assumant ses contraintes et ses rigidités, s’y retrouvent et savent s’y épanouir. Pour l’élève envisageant une classe préparatoire, le lycée n’a pas besoin d’évoluer ; il met tout en place pour la réalisation de son projet. Pour les nombreux autres Un projet personnel ne rentrera qu’exceptionnellement dans le moule préparé par le lycée. Pour bien vivre sa scolarité, l’élève doit accepter, au préalable, un projet  » clefs en mains « , pensé et organisé par l’institution. Untel fera  » une filière à dominante scientifique « , tel autre  » à dominante littéraire « . Peu importe, après tout, que personne ne soit vraiment satisfait : personne n’est vraiment déçu car il semble qu’il y en ait pour tous les goûts.
Puisqu’il lui est impossible de construire un cursus correspondant vraiment à ses goûts et ses aspirations (le sachant, l’élève préfère ne pas en avoir), le lycéen est censé se rabattre sur un projet professionnel. Certes, sa formation ne coïncidera pas parfaitement avec ce qui l’intéresse, avec un projet de cursus, mais elle sera orientée en vue de la réalisation d’un projet professionnel. Après tout, définir la fin avant les moyens (si tant est qu’on puisse considérer l’insertion professionnelle comme la seule fin de la scolarité) procède d’une démarche logique. Mais demander à un élève de seconde, voire même de terminale, s’il a une idée du métier qu’il envisage de faire est une aberration. N’ayant jamais eu de contacts avec le monde du travail, se trouvant au coeur d’une phase capitale de transformation de sa personnalité, un jeune de quinze ans peut-il sérieusement savoir (à de rares exceptions près) s’il veut devenir inspecteur du travail, consultant en marketing ou ingénieur agronome ? Enfermé dans des filières rigides.
lui interdisant toute initiative, l’élève est contraint d’adopter un comportement contraire aux tendances naturelles auxquelles l’entraîne son âge. Passionné, il doit, dans une certaine mesure,á se diversifier en étudiant des disciplines qui ne l’intéressent pas forcément ; avide de découvertes et curieux de tout, il doit choisir entre des voies obligeant à la spécialisation ; insouciant et encore irrésolu, il doit avoir des certitudes sur le métier qu’il pratiquera dix ans plus tard.

L’autonomie du projet personnel

Si le rôle du Lycée consiste à offrir à chacun les moyens de réaliser un projet personnel, il est indispensable que l’institution comprenne que ce projet, justement parce qu’il est personnel et donc semblable à aucun autre, ne peut S’épanouir que dans l’autonomie.
L’élève n’est pas fixé sur grand-chose en entrant en seconde. L’orientation fait bien souvent l’erreur de croire qu’un lycéen sait ce qu’il veut et peut choisir en toute connaissance de cause la filière adéquate. Sans projet professionnel, il n’a pas non plus de projet de formation précis, et le panorama que lui ont donné ses années de collège ne suffit guère qu’à suggérer de vagues goûts pour telle ou telle discipline, goûts susceptibles d’être facilement remis en cause au cours d’une année qui est consacrée à la découverte d’une nouvelle façon de travailler. Cette malléabilité de l’élève justifie-t-elle pour autant qu’on le contraigne à choisir entre un petit nombre de voies (L, ES, S pour la voie générale) ? Posons au contraire comme principe l’idée selon laquelle l’évolutivité du projet personnel doit permettre son appropriation par l’élève, qui le modèle, le façonne, l’affine, le reprend, le remet en question au gré des expériences. L’institution doit impérativement lui offrir la liberté de cette appropriation, l’autorisant à choisir ses voies, et éventuellement à en changer en cours de route.
Le lycée, s’il donne cette liberté à l’élève, n’est donc plus un chausse-pied travaillant à le glisser dans un moule au modelage duquel il n’a pas eu le droit de participer. Il est au contraire chargé de lui offrir les moyens de concevoir son projet, et de le mettre en uvre. Permettre à un lycéen de concevoir un projet, c’est lui montrer l’intérêt et la nécessité d’apprendre, de dé, couvrir, de façon à ce que cette motivation, une fois appropriée et assumée, se transforme en un véritable projet d’apprentissage, d’acquisition de connaissances, de compétences et de qualités. La massification de l’enseignement fait entrer au lycée des jeunes qui n’ont pas nécessairement la motivation nécessaire pour apprendre et travailler, et n’orientent par conséquent leurs efforts que vers la satisfaction du professeur et de l’institution, dont ils savent qu’elle est nécessaire pour passer dans la classe supérieure. Il faut, à nouveau, communiquer aux élèves l’envie d’apprendre, en revoyant les programmes et les méthodes pour qu’ils leur fassent percevoir plus clairement l’utilité du travail au lycée. Si un projet personnel émerge, alors le lycéen, pour le réaliser, sera demandeur de savoirs que l’enseignant devra lui permettre d’acquérir.
Cette  » centration sur l’apprenant  » extrême, cette organisation de l’enseignement au, tour de la demande individuelle des élèves, si elle peut légitimement apparaître comme une conséquence logique de la massification, ne porte-t-elle pas en germe l’éclatement de la société ? L’École, ne l’oublions pas, a pour objectif d’intégrer l’individu dans les structures sociales, économiques, politiques et culturelles de la communauté nationale, européenne et mondiale. L’École de la Troisième République, modelant un citoyen pour qu’il réponde à des normes définies en haut lieu, avait au moins le mérite de se comporter en instrument de reproduction et de donner aux individus les mêmes repères et les mêmes valeurs, condition nécessaire à la cohésion de la nation. À l’inverse, en faisant en sorte que le Lycée favorise l’autonomie des projets de ses élèves, on encourage ceux-ci à cultiver leur différence et on inaugure l’avènement, au demeurant déjà bien avancé, d’une société disparate et hétéroclite. À l’heure de la mondialisation, on pourrait toutefois se demander si la diversité n’est pas une richesse. Les normes sociales ne peuvent de toute façon être ignorées par l’élève qui s’approprie sa formation, car il sait que celle-ci n’a de sens que si elle s’insère dans des structures déjà existantes, qu’il sait devoir connaître. Le lycée n’est pas coupé du monde, au contraire. La présence d’élèves de toutes origines sociales permet justement de constater, à travers l’expérience de chacun, selon quelles règles s’organise la société. Du reste, ces règles ne sont que le résultat de la confrontation des personnalités diverses de ses membres. Les lycéens sont appelés à apporter leurs idées, leur singularité et leurs particularités pour contribuer à la construction commune. Faire valoir sa propre personnalité, la concilier avec celle des autres est à la base d’une société tolérante et démocratique, et il n’y a pas à regretter que les jeunes souhaitent enrichir ce débat. Au lieu de déplorer l’affirmation des individualités, réjouissons-nous de la vitalité retrouvée d’une société renouant avec les confrontations et les conflits pacifiques.

Un cursus à la carte

Permettre à l’élève de réaliser un projet personnel, c’est bien entendu lui laisser le libre choix des disciplines et des cours qui l’intéressent. Ce n’est pas à l’institution de décider de la cohérence de son projet, mais à lui seul. Il est probable que la majorité des lycéens intéressés par les mathématiques choisiront de faire des sciences physiques en parallèle, mais il faut permettre à celui qui souhaite développer également ses compétences en économie et en sciences naturelles de travailler dans ces deux disciplines, au lieu d’être acculé à un choix cornélien, comme c’est le cas actuellement. Combien de littéraires sacrifient leur vocation pour suivre une filière scientifique, de peur de perdre leurs compétences en allant dans une voie littéraire ? Il est d’ailleurs significatif que nombre de chercheurs innovants, en France, soient des autodidactes qui ne doivent que peu de choses à l’école. Tel ingénieur s’est découvert, sur le tard, une vocation d’archéologue, tel pharmacien est devenu ethnologue L’obligation de spécialisation, dès la classe de première, interdit bien des collaborations fécondes entre disciplines éloignées. De même, l’association imposée de plusieurs matières doit être remise en cause : pourquoi un bon angliciste serait-il contraint, pour suivre une filière où la langue anglaise sera valorisée, de travailler aussi deux autres langues ? Les compatibilités et incompatibilités entre disciplines n’ont pas à être décrétées une fois pour toutes par l’autorité administrative. C’est à l’élève lui-même que revient de déterminer cette compatibilité. Donner à chacun les moyens de faire ce qui lui plaît, de travailler dans les disciplines où il s’épanouira est une exigence indispensable pour que tous aient le sentiment d’être à leur place dans un lycée qui doit s’adapter à l’élève, au lieu que l’élève soit obligé de s’adapter à l’institution. Enfin, demander à celui-ci d’organiser, en personne et en toute indépendance, son propre cursus, c’est rendre le lycéen acteur, lui restituer un pouvoir qui ne lui appartenait plus. C’est à cette condition, aussi, qu’on l’intéressera à ce qu’il fait au lycée.
La vocation civique du lycée n’exige-t-elle pas l’existence d’un tronc commun obligatoire ? Certes. La mise en place d’une véritable autonomie de l’élève pourrait toutefois le réduire au minimum. En effet, on peut gager qu’un lycéen impliqué dans un projet personnel, épanoui parce qu’il travaille à ce qui l’intéresse, ayant l’esprit libéré des questions existentielles qui assaillent généralement tous ceux qui ne comprennent pas l’intérêt de ce qu’ils font, aurait une curiosité autrement plus développée que celle des adolescents passifs que l’on contraint à écouter des professeurs ennuyeux. D’ailleurs, la plupart des compétences et des qualités dont l’acquisition nécessiterait un tronc commun ne sont pas propres à certaines disciplines : la logique s’acquiert aussi bien par les mathématiques que par le latin, l’esprit critique se développe en biologie comme en géographie Dans un système où les options, librement choisies, constitueraient l’essentiel de la formation, on pourrait envisager un tronc commun de cours de morale civique, de culture générale, d’analyse de l’actualité et des médias, ainsi que de techniques d’expression. Mais rien n’interdit de tenter d’intégrer ces apprentissages, nécessaires, aux différents enseignements optionnels, où ils pourraient certainement trouver leur place si une certaine liberté d’organisation était laissée aux enseignants.
Il faut en tout cas que le choix de ces options n’implique pas systématiquement l’interdiction de revenir en arrière. Pour le moment, le caractère définitif du choix de l’orientation crée bien des inquiétudes parmi les élèves, en seconde comme en terminale. Choisir la voie scientifique, c’est s’exclure définitivement la voie littéraire, et inversement Décloisonner les filières en permettant à chacun de choisir ses options comme bon lui semble doit s’accompagner du droit à changer d’options, à en reprendre certaines, c’est accorder le droit à l’erreur. Trouver sa voie, bâtir un projet personnel, c’est tester, faire des essais et des tentatives. L’autonomie, la liberté de choix sont certes de lourdes responsabilités, mais ne doivent pas devenir des pièges.
Le Lycée a longtemps été un bateau dans lequel les élèves ramaient sous la direction d’un professeur tenant la barre. Sous le poids du nombre, les rangs de rameurs sont bouleversés, se désorganisent et le bateau avance de moins en moins bien, tandis que le professeur, accroché à son gouvernail, a bien du mal à diriger ses rameurs. Peut-être est-il temps de confier une embarcation à chaque rameur pour lui permettre d’aller où il le souhaite, à son rythme, naviguant comme bon lui semble dans le savoir au lieu d’être lancé à pleine vitesse sur des rails sans aiguillage.

L’indispensable cohérence

Le risque d’une formation éclatée

Le choix d’un cursus à la carte, laissant à l’élève une totale liberté de choix des disciplines qu’il souhaite étudier, est lourd d’implications, qui ne sont pas toujours positives.
L’instauration d’une telle réforme, dans les conditions actuelles, aurait tout d’abord des conséquences pratiques, qu’on ne saurait négliger. Aujourd’hui, alors que la liberté de choix des options est extrêmement limitée, les établissements sont confrontés à d’inextricables problèmes d’emploi du temps. Le jeu des langues vivantes, anciennes et régionales (d’autant que certains établissements s’obligent à offrir aux élèves la possibilité de faire de l’espagnol, de l’italien ou parfois du russe en première langue) complique à lui seul les journées ; qu’en serait-il si on permettait à ceux qui le veulent d’associer allemand première langue, anglais, grec ancien, sciences naturelles et économie ? La multiplication des options conduit naturellement à supprimer la notion contraignante de groupe-classe, cellule de base du lycée, au sein duquel il est impossible de prendre trop de libertés. L’élève naviguerait de groupe en groupe, comme dans nombre de High schools américaines, perdant avec sa classe des repères et un soutien précieux.
On devine que cette circulation d’un cours à l’autre ne serait pas sans conséquences sur le contenu des cours et le travail des professeurs. L’interdisciplinarité, dans ces conditions, se révèle impossible à mettre en uvre, et les élèves sont condamnés à ne percevoir aucune cohérence entre les disciplines qu’ils ont réunies au sein de leur cursus. En effet, le public de chaque cours, très disparate, serait composé d’élèves ayant chacun des centres d’intérêt différents, dans la mesure où le cursus de l’un d’eux n’est semblable à celui d’aucun autre. Suivant des cours différents, réunis à d’autres à l’occasion d’un de leurs cours, ils n’ont pas les mêmes attentes, les mêmes bases et les mêmes prérequis. Dans ces conditions, le professeur de lettres bien en peine de mener un travail commun avec le professeur d’histoire : au sein du groupe réuni en cours de français, il est probable que les élèves faisant de l’histoire (car tous n’en feraient pas) ne suivraient pas tous le même cours d’histoire. Abattre les cloisons séparant les filières conduit, par le désordre que cela produit, à épaissir les cloisons séparant les disciplines en rendant impossible le suivi d’un même groupe d’élèves dans plusieurs cours.
Le principal problème réside dans la perception par l’élève lui-même (c’est ce qui compte) de la cohérence de sa formation. Libre de choisir ses options, il doit aussi pouvoir donner du sens à ce qu’il fait, avoir conscience de l’existence d’un lien entre les disciplines qu’il étudie, et définir des objectifs par rapport auxquels il pourra juger de ses progrès. Abandonné tout seul sur son bateau, au milieu de la mer, il peut tourner en rond sans jamais atteindre la côte En plus d’une boussole, le lycéen navigateur doit disposer d’amers, de phares et de balises, voire même de guides et de garde-fous, au besoin d’un pilotage automatique auxiliaire. En bref, des contraintes sont nécessaires, l’institution devant penser elle-même, dans une certaine mesure, la cohérence des cursus, afin de donner les repères nécessaires aux élèves.

Le choix de filières cloisonnées

Il semblerait donc que le système actuel, qui tente de tenir compte du projet de l’élève mais le contraint à respecter une certaine Cohérence, soit le moins mauvais. Les contraintes à concilier sont multiples, et le choix fait par nos lycées est le résultat de ces nombreux compromis, indispensables à la préservation d’équilibres fragiles. Est-il pour autant satisfaisant ?
Faute de pouvoir multiplier les options, de peur de faire éclater la cohérence de la formation de chacun, on a laissé aux élèves le choix entre un très petit nombre de filières, au sein desquelles existe une cohérence assez forte. Certes, la limitation du nombre de ces filières (trois pour la voie générale, qui peuvent s’enrichir, par le jeu des options, de quelques spécialisations supplémentaires) implique, de la part des décideurs haut placés qui les ont déterminées, des éliminations : on a ainsi décrété qu’on pouvait être bon scientifique ou bon littéraire, mais pas les deux. Que faute d’obtenir de bons résultats en mathématiques et en français, l’élève n’avait de salut que par l’économie, discipline-reine de la filière ES. Inversement, un bon germaniste, s’il veut que ses compétences en allemand soient valorisées, doit être bon en lettres et en sciences humaines, pour réussir en L, de même qu’un passionné de sciences naturelles est contraint d’atteindre un niveau relativement élevé en mathématiques, clé de la filière S, qui est pour lui le passage obligé. L’institution semble avoir tout pensé pour l’élève, le dépossédant de son choix véritable. Rares sont ceux qui sont parfaitement satisfaits par l’organisation de la filière qu’ils ont choisie, et si peu d’entre eux protestent, c’est avant tout parce que le sentiment d’impuissance à faire valoir un projet personnel conduit à la résignation, fait perdre le sens critique et l’esprit d’initiative. D’autant que le choix proposé au lycéen à l’issue de la classe de seconde, entre des voies dont aucune ne lui plaît forcément, est lourd de conséquences. Il s’agit d’un choix définitif, sans possibilité de recul et de remise en question. Là encore, l’obligation d’instaurer une réelle cohérence dans la formation de chacun a conduit l’institution à exiger qu’un élève reste deux années durant (la première et la terminale) dans la même voie. La continuité, dans la réalisation d’un projet personnel, est importante, et, considérant que ce projet est fixé une fois pour toutes à la fin de la seconde et qu’il s’inscrit parfaitement dans les cadres officiels, on contraint le lycéen à rentrer dans les critères d’une des quelques filières existantes durant deux années.
Faute de trouver, dans le maigre éventail des propositions, le cursus qui lui plaît, on lui conseille de faire quelques concessions quant à ses projets d’étude et à ses centres d’intérêt, afin de choisir la filière qui le mènera le plus sûrement vers le métier qu’il rêve de pratiquer. On l’a dit, il est aberrant de demander à un jeune lycéen d’avoir un projet professionnel définitif. Cela l’est d’autant plus que le monde du travail est désormais en mutations permanentes et que les contours des métiers sont de plus en plus flous. Par ailleurs, si, par le plus grand des hasards, un élève définit avec précision un projet professionnel et nourrit de fortes ambitions à son sujet, comment peut-il réagir le jour où il réalise que la filière qu’il visait lui est fermée ? On voit ainsi des jeunes motivés par la médecine ou l’écologie à qui l’on ferme l’entrée en première S parce qu’ils sont trop mauvais en mathématiques. Des passionnés d’histoire ratent aussi l’entrée en L ou en ES à cause de mauvaises notes en langues ou en économie Face à de tels échecs, sur quoi se rabattre ? Comment retrouver une motivation lorsqu’on se sait exclu de tout un pan de la connaissance et du travail, dans lequel on pense pourtant qu’on aurait pu trouver une place ? La rigidité et le cloisonnement des filières éjectent ainsi un grand nombre d’élèves vers les formations techniques pour lesquelles ils n’étaient pas particulièrement motivés.
Il semble en fait que la clef de la réussite réside dans un comportement conforme aux exigences, non de l’acquisition du savoir, mais à celles de l’institution. Les seuls désirs personnels que l’élève puisse afficher doivent prendre la forme d’un projet professionnel, que les rigidités du système pourront éventuellement empêcher de réaliser. La plupart, on le sait, n’en ont pas. Ceux-ci ne peuvent pas non plus suivre leurs goûts : ils n’ont jamais été sollicités pour exprimer leurs préférences, non en ce qui concerne une vie professionnelle floue et lointaine, mais sur la question des disciplines qu’ils étudient et où ils sentent qu’ils pourraient s’épanouir. N’ayant l’occasion de choisir qu’entre des filières rigides auxquelles ils ne peuvent s’identifier réellement, ils ont depuis longtemps renoncé à formuler un projet, une préférence ou un goût. Or, à l’issue de la seconde, le choix à faire est capital, et peut être lourd de conséquences. Les lycéens s’en remettent donc à l’institution, sommée de choisir pour eux une solution d’attente qui préserve leur possibilité de faire un Choix, une fois qu’ils seront fixés sur leurs projets ou qu’ils se trouveront en face d’une institution moins rigide, notamment à l’orée de l’enseignement supérieur. L’institution choisit donc, en désignant la filière préférable aux autres pour conserver la polyvalence nécessaire à la liberté du choix que l’élève sera amené à faire à la sortie du lycée : la filière S. C’est de notoriété publique, même si on se refuse à le reconnaître officiellement : être bon en sciences et conserver la possibilité de faire carrière dans ce domaine exige de suivre des cours au lycée, tandis qu’il est plus facile de conserver ses qualités littéraires même si on suit peu de cours. La filière S draine ainsi les meilleurs littéraires, linguistes, économistes ou même artistes soucieux de préserver leur niveau en sciences et de se garder le maximum de portes ouvertes.
Cette  » dictature des maths « , avérée puisqu’on voit les bacheliers S se bousculer à l’entrée des classes préparatoires littéraires, modifie le rapport du lycéen au savoir. Ne pouvant faire valoir un projet personnel, puisque rien n’est fait pour le réaliser s’il n’entre pas dans les cadres définis par l’institution, n’ayant pas de projet professionnel, il choisit sa filière en fonction de la densité des cours de mathématiques qui y sont dispensés, ceux-ci étant la condition de la liberté de choix. Dès lors, l’énergie de l’élève n’est plus consacrée à la découverte, à la curiosité et à l’acquisition de connaissances, de compétences et de qualités dont il a conscience d’avoir besoin. Sachant que l’institution décidera souverainement de son accès à la voie de la réussite (celle qui lui laisse une liberté de choix totale jusqu’en terminale, à savoir la filière S et, accessoirement, les autres filières dans l’ordre hiérarchique), il voit le lycée comme un système qui le dépasse mais qui a le pouvoir de déterminer son avenir, système auquel il doit accepter de se soumettre. L’essentiel de son travail doit être orienté vers la satisfaction, non d’une curiosité personnelle, mais des exigences de l’institution. Cette obligation d’abdiquer goûts personnels et intérêts propres au profit d’une logique  » d’adaptation » a nécessairement quelque chose d’humiliant et de désarmant. Il n’est donc pas surprenant de constater une évidente démotivation dans le comportement des élèves. Ils savent que leur liberté et leur réussite dépendent de leur capacité à correspondre, à deux moments déterminants (à la fin de la seconde et lors du baccalauréat), à des modèles extrêmement rigides qui ne prennent nullement en compte leurs, intérêts individuels et à la définition desquels ils n’ont pas eu le droit de participer, alors qu’ils comprendraient mieux qu’on juge de leur capacité à mettre en uvre un projet personnel. Ils abandonnent donc toute velléité de bâtir un tel projet et s’efforcent de ressembler à ces modèles. Qui trouverait une motivation à suivre une telle perspective ? Dans des filières cloisonnées, définies de façon rigide, choisies une fois pour toutes à la fin de la seconde, il n’est pas de place pour le plaisir d’apprendre, si ce n’est pour les quelques-uns qui ont eu la chance de le trouver en dehors de l’École ou qui parviennent à faire coïncider leurs projets personnels avec les cadres stricts de l’institution.
Cette analyse semble confirmer l’incapacité du système traditionnel à s’adapter à la massification de l’enseignement. Ses règles rigides sont en effet incompatibles avec la diversité du nouveau public scolaire et des voies qu’emprunteront ces futurs bacheliers en sortant du secondaire. Ces nouveaux lycéens ne rentrent plus naturellement dans les quelques moules qu’on leur propose d’intégrer, non pas à l’essai, mais définitivement. Ils y entrent donc en force, avec toute la frustration et le désabusement que cette action suppose. Il semble pourtant que le modèle actuel de lycée soit le moins mauvais, le seul qui aurait réussi à concilier une part d’autonomie et une part de cohérence. Les désagréments procédant de son fonctionnement ne sont-ils alors que regrettables accidents, conséquences inéluctables de l’organisation d’un système qui évite le pire ? Peut-être, au fond, l’ambition de rendre réellement l’élève acteur de l’élaboration de son savoir relève-t-elle de l’utopie

Concilier autonomie et cohérence

Au lieu de définir le système traditionnel comme un compromis entre l’autonomie de l’élève (qui choisit entre plusieurs filières) et l’obligation de cohérence de la formation de chacun (d’où la rigidité de ces filières), on pourrait y voir un hybride mal équilibré qui ne parvient pas à trouver sa voie. Les lycées, actuellement, sont en fait le résultat de compromis successifs consentis sur les marges par le Lycée traditionnel, qui, confronté à la massification, a tenté de s’adapter, mais sans changer au fond. Même en laissant, à l’occasion, l’élève choisir sa formation, le lycée cherche toujours à le faire rentrer dans un moule qui a peu de chances de correspondre à son projet personnel. En dépassant cette logique, qui préside toujours à l’organisation de nos établissements scolaires, il devrait être possible de définir un compromis entre autonomie et cohérence, qui ne soit pas un marché de dupes.

Des choix non définitifs

La nécessité d’associer, même de façon impérative, certaines disciplines apparentées, au sein d’un cursus, rappelons-le, est indispensable, en particulier pour que l’élève puisse donner du sens à sa formation : on n’a pas forcément tort de donner une certaine rigidité aux différentes filières. L’erreur consiste à conférer au choix qui se fait en fin de seconde un caractère définitif. L’élève, dont l’opinion n’est pas arrêtée (il serait triste qu’un adolescent de quinze ou seize ans ait des idées arrêtées ! Pense-t-on parfois que le lycée est une phase de découverte et de remise en cause ?), doit déterminer dans quel domaine il développera ses compétences. Une fois en première, il n’y a, théoriquement, d’autre moyen de revenir en arrière que le redoublement, toujours perçu comme un échec. Pourquoi ce choix ne pourrait-il pas être fait progressivement, en plusieurs étapes ? Le rythme de la spécialisation devrait être laissé à l’appréciation de chacun, afin de permettre à l’élève de découvrir, d’essayer et de s’entraîner. La technique du  » semestre d’orientation « , mis en place en première année de DEUG peut, de ce point de vue, servir d’exemple, encore qu’il faudrait aller beaucoup plus loin en lycée. Trouver sa voie exige des tâtonnements et des retours en arrière. Il faut donner au lycéen la possibilité de s’y livrer. Ce n’est qu’ainsi qu’on lui rendra confiance en lui, et qu’on lui donnera l’impression qu’il travaille à un projet personnel, sans être assailli par l’institution qui lui rappelle sans arrêt les délais à respecter avant son choix et l’obligation de se soumettre définitivement aux règles de sa filière une fois le choix effectué.
Au lieu de choisir une filière pour deux ans, pourquoi ne remettrait-il pas en question ses choix périodiquement, à l’issue de périodes plus courtes, d’un demi-trimestre, par exemple ? Bien entendu, beaucoup d’élèves choisiraient, à chaque nouvelle période, la même spécialisation que durant la période précédente, ce qui reviendrait, pour ceux-là, au système actuel, mais ils seraient maîtres de leur réorientation. De plus, il faudrait que ces choix périodiques se fassent, non entre des filières spécialisées, mais entre des grands  » blocs « , des  » projets  » interdisciplinaires que l’élève sélectionnerait en fonction de leur degré de spécialisation. Un élève déjà sûr de lui pourrait, dès la seconde, entamer une démarche de spécialisation en choisissant des projets portant sur des disciplines apparentées, tandis que ceux qui hésitent encore en première auraient la possibilité d’associer des blocs de cours plus divers, et ne se spécialiseraient qu’après avoir fait plusieurs essais, expériences qui, loin d’être du temps perdu, auraient, du point de vue de l’enrichissement personnel, un intérêt qu’on ne saurait nier. Tous les élèves sortant du lycée auraient ainsi eu un parcours personnalisé et semblable à aucun autre. La grande majorité des entrants en seconde, qui n’ont aucune idée de leur vocation, voire de leurs propres centres d’intérêt, n’auraient plus, ainsi, le sentiment d’une épée de Damoclès suspendue au-dessus d’eux et attendraient, pour prendre les décisions importantes concernant leur orientation, d’avoir eu le temps de s’informer et d’essayer les différentes voies qui s’offrent à eux. Ils pourraient enfin se consacrer, non à préparer leur entrée en première S (ES ou L pour les plus modestes), mais découvrir avec une saine curiosité les disciplines enseignées au lycée.
Choisir son orientation à son rythme, en fonction de ses goûts et non plus des exigences du système, n’implique pas, bien entendu, de négliger l’objectif d’intégration au marché du travail. On sait que la découverte d’une vocation professionnelle est généralement fonction de l’épanouissement de la personnalité de l’élève, et qu’un jeune ne s’intéressant pas à sa formation mettra vraisemblable ment du temps à construire un projet professionnel solide. Il reste qu’il ne suffit pas de permettre à chacun de progresser et de se spécialiser à son rythme pour garantir que les bacheliers seront sûrs d’eux en choisissant une formation professionnelle dans l’enseignement supérieur. Les choix successifs faits par les élèves au lycée doivent être éclairés par une meilleure connaissance du monde du travail. L’actuelle démarche d’aide à l’orientation fait bien souvent la part trop belle à l’analyse des centres d’intérêts et de la personnalité des élèves afin de déterminer quels types de postes de travail ils pourraient occuper. Ne serait-il pas plus utile de les confronter aux réalités du monde du travail afin qu’ils constatent par eux-mêmes l’intérêt de tel ou tel métier (ou plus exactement de telle ou telle fonction, car la division du monde du travail en  » métiers  » a de moins en moins de sens, et l’orientation doit cesser de se baser là-dessus). Le goût, la vocation, ne sont pas innés et se forment par l’expérience. Des rencontres avec des étudiants, des professionnels, des stages dans les entreprises ou les administrations, soigneusement encadrés par les conseillers d’orientation pour qu’ils soient vraiment utiles, pourraient permettre à chaque jeune de se faire une opinion. Pourquoi ne pas banaliser une demi-journée par semaine pour cette démarche indispensable, qui éviterait bien des erreurs d’orientation dans l’enseignement supérieur (ainsi que dans les lycées, d’ailleurs).

Des projets interdisciplinaires

Oubliant le stress des délais imposés par le système pour faire des choix d’orientation définitifs, l’élève retrouverait le sentiment de construire lui-même son cursus, en refaisant le choix des cours qu’il serait amené à suivre tous les deux mois. Il faut toutefois définir les  » blocs  » de cours entre lesquels on lui demanderait de choisir afin d’éviter certains écueils soulignés plus haut : le caractère ingérable de l’accumulation des options ainsi que la perte de sens d’un cursus accumulant des disciplines que rien ne rapproche.
Le lycéen pourrait choisir, au début de chaque période, deux ou trois blocs, ce pluriel ménageant la possibilité de ne pas trop se spécialiser, chaque bloc associant plusieurs cours selon une organisation qui lui serait propre. Si aucune cohérence n’est imposée entre les blocs (après tout, suivre deux formations différentes ne fait pas perdre le sens), l’organisation des disciplines au sein de chacun d’eux exigerait une très forte intégration. Prenons un exemple : un élève pourrait choisir un bloc lettres-histoire-anglais et un bloc mathématiques-physique-anglais. Il y a dans cette association une dominante en anglais, mais le deuxième bloc aurait pu tout aussi bien associer les mathématiques et la physique à l’espagnol ou à la biologie. Libre à l’élève d’entamer une démarche de spécialisation en anglais, mais la présence obligatoire d’autres disciplines au sein de chaque bloc lui interdirait une spécialisation exclusive et outrancière dans une seule matière. Ce qui est important, c’est qu’à l’intérieur de chaque bloc, les disciplines ne soient pas associées par hasard, comme c’est trop le cas au sein de nos filières actuelles, mais qu’elles concourent à la réalisation d’un projet les concernant toutes.
Chaque projet réunirait donc plusieurs professeurs venus d’horizons différents et mettant en commun les apports de leurs disciplines respectives, en s’organisant à leur gré. Cette liberté d’organisation doit être importante : on peut imaginer que trois professeurs travaillant sur un même projet auraient en charge, deux à trois heures par jour durant une période d’environ deux mois un groupe d’une cinquantaine d’élèves qu’ils se répartiraient comme bon leur semble. Il serait alors possible de mettre en uvre de véritables projets interdisciplinaires : l’étude d’un roman de Zola d’un point de vue littéraire et historique, l’étude d’un pays anglophone par les professeurs d’anglais et de géographie, l’étude de la respiration en biologie, physique et éducation physique, l’étude d’une crise économique par les enseignants d’histoire, d’économie et de mathématiques Au besoin, certains professeurs pourraient s’associer pour qu’au sein d’un bloc, des cours traditionnels, en groupes séparés, soient organisés : ce type d’enseignement a aussi son intérêt et permettre son maintien ménagerait une transition entre l’ancien et le nouveau système. Certains projets pourraient transcender les barrières séparant les niveaux : pourquoi ne pas organiser un projet de soutien des élèves de seconde en mathématique et en sciences physiques par les élèves de première ? Expliquer aux plus jeunes serait très formateur pour les plus âgés. Investis dans la réalisation de projets aboutissant nécessairement, en fin de période, à une production évaluée (devoir écrit, exposé oral, exposition, montage audio-visuel) associant les compétences des disciplines investies dans le projet, les élèves trouveraient certainement une forte motivation à ce qu’ils font.
L’interdisciplinarité exige bien entendu une adaptation des programmes. Il ne suffit pas en effet de s’efforcer de faire coïncider quelques-uns des thèmes des programmes de disciplines différentes. L’association libre d’enseignants dans le cadre de la réalisation de projets communs rend impossible une telle démarche. On peut encore l’imaginer entre l’histoire et les lettres, entre les sciences physiques et les sciences naturelles, niais comment faire lorsque le professeur d’anglais veut s’associer à la fois avec le professeur de gestion et celui de mathématique ? Comment énoncer des directives autorisant aussi bien la réalisation de projets communs aux enseignants de géographie et d’éducation physique, d’allemand et d’arts, d’économie et de sciences naturelles ? Des projets associant des disciplines aussi éloignées sont tout à fait concevables, mais il faut laisser leur définition à l’appréciation des enseignants eux-mêmes. L’État doit se résigner à cesser d’édicter le contenu des programmes dans leurs moindres détails et à accorder une plus grande liberté aux enseignants. Au fond, les connaissances enseignées au lycée/ne sont jamais qu’un moyen pour aboutir à des fins, qui relèvent davantage du domaine des compétences et des qualités. On peut apprendre à s’exprimer aussi bien en travaillant sur l’histoire de France que sur l’actualité économique. On peut apprendre le raisonnement logique aussi bien par la géométrie que par la version latine. De plus, l’indispensable correspondance entre l’enseignement et l’actualité, qui permettrait enfin au lycée d’être en prise avec ce que les élèves vivent au quotidien, empêche que l’institution soit trop directive quant à la fixation des sujets à étudier. Dans le même ordre d’idées, la multiplication des manifestations spécifiques,  » concours de la Résistance « ,  » semaine de la science « ,  » initiatives citoyennes « ,  » Le temps de livres  » qui ont un intérêt pédagogique évident devrait inciter à laisser les enseignants adapter leur programmation à un calendrier chargé. Dans l’état actuel des choses, la densité des programmes et leur caractère obligatoire interdit de s’attarder sur un sujet (a fortiori s’il n’est pas inscrit comme tel dans les instructions officielles), au risque de prendre un retard irrattrapable. Les programmes devraient fixer avec précision les compétences et les qualités à acquérir, ne définissant que de façon très sommaire les connaissances, réduites à des  » références culturelles indispensables  » :  » la démocratie « ,  » les problèmes de la Seconde guerre mondiale « ,  » Les institutions de la Cinquième République « ,  » Les principaux éléments d’un circuit électrique « ,  » la biologie des plantes « ,  » Les équations du deuxième degré  » Cela laisserait aux professeurs la liberté d’organiser leurs projets pédagogiques en relation avec les réalités locales et les nécessités de l’actualité.

Suivi et organisation

Ce nouveau système exige une implication de toutes les instances de décision des lycées. En effet, si la cohérence de la formation est très forte au sein d’un projet, elle disparaît lorsqu’il s’agit de passer d’un projet à l’autre, et un suivi très minutieux doit être mis en place d’une période sur l’autre. Il faut s’assurer, lorsqu’un élève choisit un des projets qui lui sont proposés, qu’il possède bien les prérequis, les compétences et le niveau nécessaires. Le suivi de chaque élève et son évaluation doivent donc être faits en fin de période par un  » conseil de classe  » auquel il assisterait, choisissant au cours d’un dialogue avec les professeurs présents les projets auxquels il s’associerait pendant la période suivante. Chaque professeur resterait maître de son système d’évaluation au sein du projet qu’il anime, mais l’évaluation de fin de période pourrait faire une place à l’auto-évaluation, nécessité si l’on veut bien considérer que l’élève réalise avant tout un projet personnel en construisant son cursus. Des professeurs pourraient par ailleurs être chargés du suivi de chaque élève sur l’année, voire même sur deux ou trois ans, afin qu’il dispose de repères stables. L’organisation des cours en projets temporaires permettrait d’ailleurs d’éviter le traumatisme du redoublement, un élève en situation d’échec dans certaines matières pouvant, l’année suivante, choisir des projets différents, relevant éventuellement de plusieurs niveaux. Une véritable concertation entre professeurs des mêmes disciplines serait enfin indispensable pour organiser le déroulement de l’année et éviter les redites ou les oublis pouvant se produire d’un projet sur l’autre. Notons toutefois que ces accidents seraient d’autant moins fréquents que les programmes laisseraient une grande marge de manuvre aux enseignants.
Dans ces conditions, que penser du baccalauréat ? Paradoxalement, il semble permis de penser qu’une évaluation finale nationale doive sanctionner un cycle d’études, justement parce que l’organisation de la formation, durant ce cycle, a été très libre. Il faut, au moment où on sort du lycée pour solliciter une place dans une nouvelle institution (et notamment l’université), qu’on dispose d’un diplôme confirmant qu’on a les compétences, les qualités ainsi que les références culturelles nécessaires à la poursuite de ses études. Il est donc logique qu’un examen national et ponctuel, en fin de terminale (et non en fin de première, ce qui est le cas actuellement de plusieurs épreuves), vérifie l’acquisition de ces compétences. Tout entière tournée vers la préparation de cet examen, l’année de terminale ne peut ressembler aux deux autres. Il ne s’agit plus, en effet, d’acquérir des compétences et des qualités, mais d’exercer celles qu’on a acquises en seconde et en première sur un corpus de connaissances qui, cette fois, serait défini nationalement. La logique universitaire du diplôme implique par ailleurs une pédagogie plus traditionnelle, à laquelle des élèves ayant suffisamment pris l’habitude de l’autonomie et de l’initiative au cours des années précédentes devraient être assez réceptifs. Au lieu de concevoir des épreuves différentes en fonction des filières suivies par les candidats, on pourrait les adapter aux spécialisations qu’ils se sont eux-mêmes données. Chacun disposerait d’un crédit de coefficients qu’il attribuerait aux différentes disciplines à son gré, et le diplôme mentionnerait non la série, mais la ou les disciplines ayant les plus forts coefficients. Un candidat ne s’étant jamais spécialisé répartirait ses coefficients de façon égalitaire entre les disciplines, tandis qu’un bon élève en mathématiques concentrerait les siens sur cette matière. Une épreuve de présentation d’un travail personnel réalisé au cours de l’année s’ajouterait, en toute logique, à cet ensemble, qui garantirait, par son caractère national et systématique, l’égalité de tous face à l’enseignement supérieur.
Ce projet n’a pas le tort d’être complexe. Au contraire, il devrait être d’une mise place relativement aisée et s’accommoderait d’une application très souple, si du moins les cadres officiels étaient modifiés dans le bon sens. Son tort principal est surtout de sacrifier à l’esprit de système. Il s’agit bien en effet d’un système : ses différents éléments sont interdépendants et il semble difficile de réaliser l’un d’eux sans appliquer les autres. Sans liberté dans les programmes, il n’y a pas d’interdisciplinarité possible ; sans bris des cloisons entre les filières, il est vain d’espérer impliquer davantage les élèves dans leur travail. Tout semble se tenir, et c’est bien là le problème. Cet ensemble de propositions n’est applicable que si une initiative institutionnelle le réclame. L’ampleur des mutations induites par la massification de l’enseignement secondaire pourrait peut-être justifier que l’État ose prendre, pour une fois, une initiative globale et structurelle.

Yann Forestier