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Apprendre à l’ère des nouvelles technologies

Les adultes portent souvent un regard inquiet sur la pratique des jeunes en matière de nouvelles technologies. On les soupçonne de provoquer une certaine coupure de la réalité, des relations artificielles, voire des addictions. Vous montrez qu’au contraire elles peuvent aider les jeunes à trouver leur place dans le monde.

Oui. Prenons un seul exemple. Sur Internet, chacun avance souvent masqué en cachant sa véritable identité et les joueurs de jeux vidéo en réseau utilisent même des « avatars », c’est-à-dire des créatures de fiction qu’ils construisent entièrement et qui sont chargées de les représenter. Cette caractéristique des espaces virtuels est souvent considérée comme la preuve que les rencontres y sont superficielles. C’est vrai que grâce à l’anonymat, on peut s’engager dans des confidences qui n’engagent à rien, et se dégager d’un simple clic sans laisser d’adresse ! Mais le jeu avec les identités multiples permet aussi aux jeunes de questionner le foyer virtuel de leur personnalité et d’apprendre à se voir « comme un autre » selon la belle formule de Paul Ricœur. Et c’est finalement pour eux une activité à travers laquelle ils construisent à la fois leur représentation d’eux-mêmes et leur capacité à passer et à rompre des contrats.

Ce qui effraie parfois aussi les adultes, c’est le sentiment d’être dans une relation à rebours. Le jeune disposerait de la maîtrise, du savoir, et l’adulte aurait besoin d’être guidé dans le monde des jeux ou d’Internet. Voilà qui heurte vivement la relation pédagogique traditionnelle…

Oui. La relation éducative qui lie un adulte à un enfant se justifie bien entendu dans beaucoup de domaines, hier comme aujourd’hui. Mais l’attente des jeunes a changé. Très tôt, ils découvrent qu’ils ont des compétences qui échappent à leurs parents et à leurs pédagogues… et que ceux-ci leur envient parfois. Ils n’ont pas moins envie d’apprendre de la part des adultes, mais ils ont aussi envie – et c’est ça qui est nouveau – que ces compétences soient reconnues. Et le problème est que beaucoup d’adultes refusent de voir les choses ainsi. C’est là que tout se gâte. Le jeune qui voit son savoir ignoré, voire disqualifié, a l’impression que c’est injuste, ou même que l’adulte a peur d’être dépassé par lui ! Et cela l’insécurise terriblement. C’est pourquoi les adultes doivent accepter d’être pris en charge par les jeunes dans certains domaines afin que ceux-ci acceptent d’être pris en charge par eux dans tous les autres.

Vous montrez que les parents devraient s’intéresser à ces activités de leurs enfants plutôt que de rester à distance. Et les enseignants ?

Il est important que les jeunes, qui ont une compétence d’images, la voient reconnue dans le système scolaire, ne serait-ce qu’une heure par mois. La construction d’un blog ou d’un site peut être l’occasion d’échanges et de travaux communs de rédaction et de construction d’un espace visuel. En effet, dans le passé, les élèves qui avaient plutôt une intelligence visuelle s’ennuyaient à l’école et en déduisaient qu’ils n’étaient pas faits pour elle. Ils se déprimaient et attendaient la fin de leur scolarité. Mais aujourd’hui, les mêmes enfants n’ont plus tendance à penser qu’ils ne sont pas faits pour l’école, mais que l’école n’est pas faite pour eux ! D’où des manifestations possibles d’hostilité.

Vous plaidez pour le développement des jeux de rôle à l’école. Qu’en attendez-vous ?

Il n’est évidemment pas question de demander aux enseignants des classes primaires, et encore moins des collèges, d’organiser des jeux de rôle dans leur classe ! Cela ne correspond ni à leur compétence, ni à leur rôle. En revanche, je suis frappé par le fait que certains enfants soient incités à imiter les choses qu’ils voient à la télévision et au cinéma, et également par le fait que cette imitation peut autant basculer du côté du jeu que de la mise en scène réelle. Ils sont sur le fil du rasoir. Tout dépend de ce qu’on leur offre pour qu’ils se dirigent d’un côté ou de l’autre. C’est pourquoi je pense qu’il faudrait que ces jeunes aient des espaces d’expression avec des animateurs spécialement formés pour les inviter à improviser autour des images qui les bouleversent. Plus les enfants seront capables d’imiter pour de faux les images qui les entourent et moins ils seront menacés par le danger de les imiter pour de vrai.
En revanche, dans les classes maternelles, le problème se pose différemment. Une expérimentation que je mène actuellement[[Avec des classes maternelles de Paris et du Val d’Oise.]] montre que l’apprentissage du langage oral et la socialisation, qui sont des objectifs prioritaires en maternelle, sont formidablement accélérés lorsqu’on invite des enfants à jouer des situations qu’ils ont vues à la télé. Et ce n’est pas le seul avantage de cette activité. Elle leur permet aussi de prendre de la distance par rapport aux images et de développer leur sens critique – c’est l’objectif de ce qu’on appelle l’éducation aux images. Mais la raison de cette étude est encore ailleurs : je voudrais savoir si ceux qui en bénéficient sont moins menacés que les autres par le risque de s’identifier précocement à des agresseurs invulnérables ou à des victimes désignées…

Vous expliquez que la connaissance nouvelle est « inductive et intuitive », mais qu’elle n’est pas moins performante que le modèle déductif hérité de Claude Bernard. Est-ce un sérieux appel à renouveler les pédagogies ?

Oui. Dans l’enseignement traditionnel, l’élève est invité à réfléchir avant d’agir – par exemple de parler ou d’écrire – afin d’éviter le plus possible les erreurs. C’est pourquoi celles-ci sont pénalisées sous la forme d’une mauvaise note. En revanche, les nouvelles technologies invitent à faire d’abord et à réfléchir ensuite. C’est la logique des logiciels Plug and play, mais aussi celle qui a cours dans les espaces virtuels. Vous voyez le malentendu ! Dans un cas, l’erreur est le signe d’un non-apprentissage alors que dans l’autre, elle fait partie intégrante du processus d’apprentissage lui-même. À tel point qu’on peut se demander si le système de notations ne devrait pas être revu de telle façon qu’on ne pénalise plus les erreurs, mais le fait qu’un élève confronté à des épreuves de difficultés semblables en commette toujours le même nombre… En tout cas, il faudrait que l’on récompense beaucoup plus les réussites, surtout dans les nouveaux apprentissages, et qu’on pénalise beaucoup moins les erreurs.
Par ailleurs, et sans parler d’introduire les jeux vidéo à l’école – ce qui serait absurde compte tenu de ce qu’ils sont aujourd’hui – il est parfois possible de s’appuyer sur eux : pour inviter des enfants à les prendre comme supports de récits et d’exposés, pour essayer de mieux comprendre les connaissances que certains peuvent y acquérir, notamment en matière d’histoire, de géographie, voire de langues étrangères… et également pour faire une place aux questions que certains enfants peuvent avoir à leur sujet.
Mais à terme, c’est de nouveaux modèles qu’il faudra inventer. Il n’est pas raisonnable d’enseigner la géométrie à des enfants qui jouent avec des vaisseaux spatiaux en trois dimensions de la même manière qu’on l’apprenait autrefois à des enfants pour lesquels ce support ludique n’existait pas. De la même manière, les enfants sont habitués par la télévision à un zapping permanent et l’heure de cours devrait être envisagée comme une succession de séquences de quinze minutes chacune, plutôt que comme une unité d’apprentissage. Enfin, dans les années qui viennent, il est très probable qu’on verra se développer des jeux, notamment vidéo, à vocation pédagogique. Il est en effet impossible d’accepter plus longtemps que des jeunes connaissent les noms de plusieurs centaines de Pokémons et leurs caractéristiques, alors qu’ils ne parviennent pas à retenir des notions beaucoup plus simples de mathématique ou d’orthographe. La différence est essentiellement dans la manière dont les unes et les autres leur sont présentées : et c’est à ce problème que doit s’atteler d’urgence la pédagogie.

Propos recueillis par Patrice Bride