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Tempête sur la laïcité

Qui pouvait imaginer, il y a trente ans, que la perspective généreuse et strictement culturelle de remédier, à l’école et par l’école, à l’inculture religieuse croissante des jeunes serait entraînée dans le cyclone des conflits politico-religieux actuels, devenu machine de guerre contre la laïcité de l’école et de l’État ?
Parce que l’école n’est pas dissociable de la société, elle ne peut, ni en ignorer les remous, ni ne pas en subir les effets. Mais, calée sur la société, elle doit, par sa nature même, être en décalage méthodologique de réflexion par rapport à cette société. La place des phénomènes religieux dans l’enseignement n’y échappe pas.

Économie oui, religion aussi : un projet pédagogique de rééquilibrage

Trois moments pour jalonner un problème qui ne date pas d’aujourd’hui :
– 1975, leçon inaugurale de Jean Delumeau au Collège de France : déchristianisation et acculturation du christianisme.
– 1989, rapport de Philippe Joutard, qui pointe trois carences de l’enseignement de l’histoire : histoire des religions, des sciences, de l’art.
– 2002, rapport de Régis Debray qui, lui aussi, souligne la nécessité d’enseigner le fait religieux et qui propose la création d’un Institut européen en sciences des religions.
Entre temps, des mesures de rééquilibrage en faveur des religions dans les programmes officiels (mais l’histoire des sciences est toujours autant négligée), un effort de l’administration pour des opérations de formation initiale et continuée, des efforts, encore plus grands et qui durent depuis plus longtemps, de la part des professeurs pour leur propre formation. Mais surtout, face à ce marché considérable qu’il faut entretenir et faire croître, des pressions de toutes sortes, des appétits excités, des motivations qui ne sont pas toutes de pure spiritualité, auteurs, éditeurs, groupes de presse, chefs religieux, consultants en formation… A-t-on jamais vu, depuis quinze ans, autant de publications sur les religions ? Avec le meilleur et le pire.

La tornade qui se forme

L’inculture religieuse et le retour du religieux sont des thèmes récurrents depuis plusieurs siècles. Pour les mesurer, nos instruments sont très imparfaits.
Le retour actuel du religieux est en fait un retour à la visibilité des religions, qui s’exprime dans des pratiques gestuelles et bruyantes. Les religions s’affichent. Ce qui s’accorde avec notre société du spectacle et du spectaculaire, du voir, se faire voir et entendre, un baroque de la démesure. Les gloses sur l’ostentatoire fleurissent dans la société du m’as-tu-vu.
Le phénomène prépondérant est l’installation de l’islam, venu avec l’immigration provenant de pays musulmans.
Le tout baigne dans un courant d’idées exaltant la différence à travers la quête d’identité, sans le contrepoids d’un désir de ressemblance : moi, c’est moi ; toi, c’est toi ; lui n’est pas nous. À quoi s’ajoutent à l’égard de l’Islam en France des effets de la mauvaise conscience du colonisateur, qui se traduit par un surcroît de complaisance. De son côté, l’Education nationale avait lancé l’idée généreuse des « Langue et culture d’origine », soutenue, mais pour d’autres motifs, par les économistes qui prévoyaient un retour de la main d’œuvre immigrée. Personne ne voyait les effets pervers de mesures qui laissaient entrer dans les écoles des imams étrangers, alors que les curés en demeuraient bannis.
Au total, un jeu complexe d’influences extérieures à l’école. Mais, coïncidence chronologique : alors que, depuis 1985, s’apaise la traditionnelle querelle scolaire pendante depuis un siècle, école catholique contre école publique laïque, voici qu’il en surgit une autre, à l’intérieur même de l’école publique, entre école laïque et religions, à propos des contenus enseignés et de la vie scolaire. Véritable procès en sorcellerie, elle s’accompagne d’une attaque concentrée sur l’école laïque, qui est accusée de ne pas aborder le phénomène religieux dans son enseignement et d’être intolérante à l’égard des comportements religieux des individus. Jugements caricaturaux et tout d’une pièce, alors qu’il faudrait nuancer et relativiser selon les époques, les lieux, les ordres d’enseignement et les publics. Facile d’incriminer l’école laïque ; mais, ailleurs, sans école laïque, est-ce mieux ? Bataille à front renversé : la laïcité, matrice des libertés de croire ou non, est accusée d’empêcher la liberté religieuse.

La laïcité, un principe fondateur qui reste fondateur

En France, la laïcité de l’État et des services publics, dont l’école, n’est pas tombée de l’empyrée des idées et théories a priori. Elle est une notion élaborée par l’expérience. Les hommes laïques ont précédé la laïcité. Celle-ci est née de la lutte entre une Église catholique, qui ne voulait pas abandonner son pouvoir sur les esprits et sur les institutions, et une partie de la société, qui refusait ce pouvoir exclusif sur la vie… et l’au-delà. Elle est la réponse à cette question : comment faire vivre ensemble, dans une même société politique, des gens qui ne sont pas d’accord sur le fond des choses et le sens de la vie ? On peut faire en sorte que tout le monde pense la même chose, par persuasion ou contrainte, en chassant les déviants, en les enfermant ou en les éliminant, en établissant barrières et séparations, ce qui fut pratiqué au cours de l’histoire. Mais on peut aussi inventer la laïcité.
L’État est incompétent en matière de doctrine religieuse, la religion en matière de gouvernance politique. La religion n’est pas l’élément constitutif primordial du lien social dans la société politique : voyez l’état civil. De même, quand vous sollicitez un poste dans la Fonction publique, personne n’a le droit de vous demander votre religion. En retour, vous ne devez pas la manifester dans votre fonction. Ni pour l’un, ni pour l’autre : c’est ce que traduit la neutralité, une notion à revoir, souvent mal comprise dans un siècle qui a exalté l’engagement. La loi civile est supérieure à la loi religieuse. La laïcité n’est que le cadre juridique qui rend possibles les libertés de croire, de ne pas croire et de changer de croyance, et qui garantit l’authenticité de l’adhésion à la foi. Au demeurant, ce cadre convient à nos sociétés pluralistes et à « l’homme pluriel ».
Qu’il y ait eu des laïques sectaires, militants de l’anticléricalisme et de l’athéisme, c’est évident. Autrefois, les instituteurs publics qui allaient à la messe dans leurs moments de vie privée et en dehors de leur fonction publique ont subi nombre d’avanies infligées par leurs supérieurs hiérarchiques et une partie des populations. Dans la guerre, qui n’est pas dans un camp se trouve rejeté dans l’autre.

Garder le cap

Dans nos écoles, une idée-force, posée comme un postulat, pas toujours vérifié, hélas : la connaissance libère et rend meilleur.
L’enseignant dans l’école publique est compétent pour dire le vrai des lois de la physique. Il est incompétent pour décider du vrai des dogmes religieux, à la manière d’un tribunal incompétent pour juger. Mais il n’est pas incompétent dans le domaine des connaissances concernant les faits religieux, qu’il peut acquérir et exposer à des élèves. Dans le rapport Debray, une phrase a ravi les commentateurs : passer dOune laïcité d’incompétence à une laïcité d’intelligence. À mes yeux, ce n’est qu’une figure de style jouant sur les sons, une paronomase qui vaut pour le plaisir des esprits avertis, non pour la justesse de l’argumentation, car la laïcité ne s’est jamais déclarée incompétente pour étudier les faits religieux.
Une de nos premières tâches : débroussailler les ambiguïtés entretenues des discours actuels. Un exemple : public – privé. La laïcité serait coupable de renvoyer la religion au domaine privé, alors que les religions prétendent être publiques. Si public signifie « qui concerne tout le peuple, ouvert à tous et garanti par l’État », alors la religion n’est pas publique. La foi relève de la conviction personnelle, voire de l’intime. La religion, manifestation extérieure de la foi, peut être pratiquée individuellement ou collectivement, ou en privé ou en public, c’est-à-dire devant tout le monde. Espace public, banc public, homme public, fille publique, l’adjectif n’a pas le même sens. L’école publique est un établissement public ouvert à ceux qui y sont admis, parfois après sévère sélection, et qui en acceptent les règles dont on a convenu. Quel glissement sémantique, que de faire de l’élève un usager et, pire, un client ! Il y aurait beaucoup d’autres mots dont l’emploi devrait être examiné de près : sacré, superstition, religion… Ce n’est pas parce que la religion relève du supra-rationnel que la critique rationnelle des croyances, us et coutumes, ne doit pas s’y exercer, en fonction de circonstances que seul l’enseignant est à même d’apprécier dans sa classe.
Dans l’idéal, la laïcité doit pouvoir débattre de tout avec tous. Mais si le débat est impossible ? L’enseignant cherchera à mettre en place les conditions d’un débat. Mais si celui-ci reste encore impossible ? Le rôle de l’école n’est pas de laisser dégénérer le débat dans la classe en combat de rues, ni de mettre systématiquement des esprits trop jeunes en contradiction insurmontable avec leur environnement familial et social. Mieux vaut alors, provisoirement, comme la morale provisoire, n’en pas parler. Un silence de neutralité. Et ce silence n’est pas seulement de précaution, il est une forme de respect. C’était la vertu de beaucoup d’instituteurs et professeurs, nos anciens maîtres.
Il subsistera toujours une antinomie entre religion et école publique : la première exclut le doute, la seconde est le lieu où on doute par méthode et où on remet en question les idées et les mœurs.
Les contenus de l’enseignement dépendent des professeurs autant que des instructions. Écoles, collèges et lycées ne sont ni le Collège de France, ni l’ EHESS. Il faut bien poser la question taboue : combien de temps pour parler des religions, combien de lignes pour en écrire ? On ne peut se contenter de charger la barque ou de se promener dans les faits religieux comme dans les rayons d’un hypermarché.
La laïcité de nos services publics est le seul cadre intellectuel qui convienne à une histoire des religions débarrassée des mémoires historiées, mais orientées par la supériorité et la survie du groupe religieux. Mémoires à œillères et à parti pris, ignorant le point de vue de l’autre et devenant même histoire sainte, en faisant intervenir Dieu. C’est la grandeur de l’attitude de laïcité des universités publiques, qui ont élaboré les sciences religieuses et une histoire élargie et comparative des religions. Cette attitude s’est étendue à la plupart des universités européennes.
Le maelström actuel autour de la laïcité n’en paraît que plus extravagant.

Jean Peyrot, maître de Conférences honoraire à l’Institut d’études politiques de Lyon.