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Reportage dans un collège expérimental : Clisthène, ou l’innovation vécue

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Raoul Pantanella s’est rendu dans ce collège expérimental qui fait vivre nombre des idées que les Cahiers proposaient déjà il y a quarante ans.

Si vous êtes attristés par les élèves, les collègues, les copies, si vous avez comme le sentiment de ne plus exercer un des plus beaux métiers du monde, si vous croyez que décidément dans l’école telle qu’elle est on ne peut rien faire, rien créer de neuf, si vous constatez avec amertume que rien ne change depuis longtemps dans votre pratique quotidienne, allez donc faire un tour du côté du collège expérimental Clisthène1, au Grand Parc, à Bordeaux. (http://clisthene.ac-bordeaux.fr/)

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En entrant dans les « salles du personnel » (et non plus seulement dans la salle des profs), vous y trouverez une équipe d’une douzaine d’hommes et de femmes qui vont vous surprendre et tenter de vous ressourcer. Ils sont accueillants et impatients de vous montrer ce qu’ils font sur les tableaux, graphiques et plans de bataille affichés aux murs de ce modeste local en préfabriqué – un ancien logement de fonction -, aménagé à la main en QG par l’équipe elle-même et planté au milieu des nombreuses barres de la cité du Grand Parc. Ils vous montreront aussi, à côté, dans le bâtiment principal à étage, les salles de classe et leurs élèves bien sûr qui sont partout et pour lesquels tout s’organise différemment que dans un collège ordinaire.

Cette équipe est visiblement heureuse d’avoir trouvé les moyens de réaliser un rêve pédagogique longuement médité. Leur projet a été le seul retenu, par le ministère Ferry-Darcos, à la rentrée 2002 parmi les projets d’établissements innovants. Pour arriver à ouvrir enfin, ils ont dû franchir bien des obstacles administratifs, humains et matériels. Convaincre le Cnirs (Conseil national de l’innovation pour la réussite scolaire) et les ministres, le recteur de l’académie Boissinot (aujourd’hui directeur de cabinet du ministre Ferry), l’inspection académique, les syndicats, et surtout le CA de leur établissement de rattachement sans la décision duquel rien n’aurait pu se faire.

Un public scolaire très ordinaire

Le désir de concrétiser ce projet pédagogique est né de la rencontre de Jean François Boulagnon, principal adjoint au Grand Parc, et de Géraldine Marty, CPE dans le même collège. Passionnés parce qu’ils ont rêvé de faire, ils ont su agréger autour d’eux une équipe d’enseignants désireux comme eux de changer d’air et d’horizon professionnel. Ils ont eu le culot de prendre leurs désirs pour des réalités. Et à la rentrée enfin, la réalité prenait la forme de leurs désirs. Comme dans une belle histoire collective qui pouvait commencer. Leur collège ouvrait avec les quatre niveaux de la 6e à la 3e et une centaine d’élèves. Le public scolaire retenu est celui du collège Grand Parc qui recrute pour un tiers dans les quartiers aisés des Chartrons bordelais et pour les deux autres tiers dans les cités plus défavorisées d’alentour. Pour Clisthène, donc, l’origine des élèves et la proportion sont les mêmes que pour le collège de rattachement dont il dépend.

C’est ce que souligne fortement le sociologue François Dubet de l’université Bordeaux II, qui suit en voisin l’équipe et son expérimentation : « Ce projet reste dans le cadre strict de l’Éducation nationale, ne s’adresse pas à des élèves particuliers et ne coûte pas plus cher que le modèle dominant. Il ne s’agit pas d’une utopie pédagogique mais d’un vrai pari : inventer une école plus efficace, plus intégrée, plus active et plus démocratique tout en gardant les contraintes de programme et de niveau. »

Les enseignants de Clisthène en effet ne sont nullement adeptes d’une pédagogie particulière estampillée par telle ou telle chapelle. Ils sont prêts à prendre ce qu’il y a de valable dans toutes les initiatives pédagogiques qui leur semblent bonnes pour leurs projets. Cet éclectisme éducatif et cet esprit d’ouverture professionnelle (lesquels, soit dit en passant, sont ce qu’aux Cahiers nous prônons…) les ont conduits à tout organiser autour de trois axes programmatiques forts qui leur donnent le cap : instaurer un autre rapport au savoir pour éviter le désintérêt, la démotivation et l’échec ; mener une prévention efficace de la violence ; permettre un apprentissage véritable de la démocratie.

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Un rapport au savoir modulé par le temps scolaire

Pour lutter contre l’échec scolaire qui s’origine, on le sait, dès les premiers apprentissages, ils veulent d’abord construire un autre rapport au savoir, d’autres façons d’apprendre. Cet axe pédagogique est central car c’est aux résultats scolaires qu’ils seront d’abord jugés. Ils se sont donc engagés à respecter les programmes nationaux du collège et à se soumettre aux procédures d’évaluation les plus académiques. Mais pour parvenir aux résultats escomptés, ils ont tracé eux-mêmes les chemins à emprunter.

Les enseignements sont divisés en trois temps.

Un tiers est consacré aux disciplines générales classiques : français, mathématiques, langues vivantes, histoire-géographie, éducation civique, sciences expérimentales. Ce sont les cours disciplinaires.

Un autre tiers est donné aux études thématiques interdisciplinaires : les différentes disciplines répondent ensemble à des questions communes deux demi-journées par semaine. Ce sont les projets interdisciplinaires à l’emploi du temps hebdomadaire, et une semaine complète tous les demi-trimestres, programmée sur des thématiques comme « L’eau, l’estuaire de la Gironde », « Le quartier du Grand Parc », « Le traitement des déchets et l’environnement », etc.

Enfin, sur trois demi-journées par semaine, un tiers du temps est donné à la formation sportive, artistique, technique et sociale, toutes disciplines fort négligées habituellement et considérées comme moins importantes que les autres… Ici elles trouvent un statut d’égalité avec les autres matières scolaires et le temps qui leur est consacré est donc plus long. Ce sont les « ateliers ». Ils sont choisis par les élèves, selon deux principes différents. Les ateliers obligatoires d’abord, à choisir au moins une fois dans l’année ou dans la scolarité et portant sur l’EPS, l’éducation musicale et artistique, la technologie. Les ateliers optionnels ensuite proposés par l’équipe éducative et où l’élève choisit notamment théâtre, éducation aux médias, journal, cuisine, etc.

Des ateliers professionnels sont aussi proposés à tous les élèves, et pas seulement aux élèves en difficulté. Et ces ateliers professionnels n’induisent en rien une orientation en fin de 5e… Ils ne fonctionnent donc pas comme des pièges à sélectionner les élèves selon le « profil » supposé de leurs modes de pensée : à ma droite les conceptuels, à ma gauche les manuels et leurs « stages » en entreprise. Hiérarchie des intelligences qui est le handicap majeur pour le développement, dans notre pays, des enseignements techniques et professionnels.

Pour encadrer cette diversité de situations d’apprentissage, les enseignants se sont donné volontairement un service différent du service ordinaire mais qui reste dans le cadre de leur statut réglementaire. Sur un temps global de présence de 24 heures, les professeurs effectuent 13 heures maximum d’enseignement, le reste étant employé à la concertation et au travail en équipe, à l’aide personnalisée et au tutorat, à la gestion de l’établissement (direction, restauration, ménage…), à la formation, au remplacement, etc. Difficile si on veut travailler autrement et explorer d’autres voies de ne pas sortir quelque peu du cadre traditionnel.

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Responsable aux merveilles

L’emploi du temps change toutes les semaines selon le principe du temps mobile, et les rythmes scolaires connaissent des alternances originales. Les temps longs, pour les ateliers par exemple où les rôles (médiateur, responsable des animaux…) sont choisis et assumés par les élèves tous les trimestres. Les temps moyens, comme pour les projets interdisciplinaires peuvent durer d’une à six semaines. Les temps courts, par exemple toutes les demi-journées, où les élèves tirent au sort un rôle particulier (distributeur de la parole, lecteur, garant de la bonne communication, scripteur de la mémoire, responsable au ménage…). Ainsi en entrant en classe, chaque élève à un rôle à jouer qui est aussitôt affiché avec son prénom sur un tableau de feutre. Parmi les nombreux rôles qu’il va pouvoir assumer dans les cours disciplinaires, interdisciplinaires ou les ateliers, il y a celui de « responsable aux merveilles » ! Sur un recueil prévu à cet effet, l’élève qui a le rôle note toutes les trouvailles, les mots, les bévues marrantes qui se disent pendant le cours ou l’activité. Les brèves du vécu au jour le jour.

Les dispositifs pédagogiques de classe sont conçus à partir d’un travail sur les programmes revisités pour en extraire les objectifs-noyaux et les compétences-clé pour chaque discipline. La différenciation pédagogique est réellement mise en œuvre au quotidien : pédagogie de groupe, parcours individualisés, évaluation formative, interdisciplinarité, et l’éducatif étroitement lié aux apprentissages disciplinaires. Les élèves et les parents sont les acteurs et les partenaires constants de l’équipe éducative.

Les accueillir tous pour prévenir toute violence

Cette synergie recherchée et vécue entre le pédagogique et l’éducatif est un moyen puissant pour poursuivre le second objectif général de Clisthène : une prévention efficace de la violence.

Tous les jours les élèves vivent ici l’accueil. Entre 8 h 15 et 9 heures, on ne se précipite pas en cours à la sonnerie comme ailleurs. L’équipe d’accueil, secondée par des parents volontaires, offre à tous un petit-déjeuner. Un accord avec le supermarché du coin permet d’avoir gratuitement des produits frais : pack de lait, chocolat, yaourts… Puis les élèves peuvent choisir de se diriger vers le CDI pour une immersion silencieuse dans la lecture, vers la salle d’accueil pour discuter, être écoutés, pour entendre un invité surprise, pour s’occuper d’animaux (hamsters, lapins, aquarium…) Ils peuvent aller en salle d’info pour y retirer et écrire leurs mails, chercher sur Internet des dessins humoristiques en langues étrangères. Ils peuvent préparer des panneaux de blagues, de caricatures, ils peuvent déambuler dans la cour ou aller se relaxer, etc.

Lieu intermédiaire entre le dehors et le dedans, l’accueil permet d’adapter en douceur son rythme chronobiologique aux activités qui vont se succéder dans la journée. C’est un moment de réveil cortical, un sas psychique et anxiolytique très efficace pour apaiser, déminer les peurs, installer la sécurité affective, reprendre les repères physiques et intellectuels nécessaires pour venir ensuite en activité d’apprentissage. L’accueil permet donc le retour progressif à la vigilance cérébrale et comportementale, à l’attention, il libère les regards, les gestes, la parole, les interactions. Il sert aussi à canaliser dès l’arrivée au collège l’excès de mouvement et d’agressivité qui existe chez beaucoup d’élèves.

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La parole et le tutorat

Cet accueil éducatif permet de mettre en place pour l’élève des repères clairs pour tout ce qui touche aux relations avec les adultes et les camarades. On le reconnaît d’entrée comme une personne qui a droit à la parole et à exister aussi en tant qu’individu avant même d’avoir à se fondre dans le collectif. Cette dimension éducative majeure est encore renforcée par une autre instance importante à Clisthène : les groupes de tutorat.

Le groupe de tutorat, dix à douze élèves de la sixième à la troisième, sous la responsabilité d’un tuteur de l’équipe éducative, se réunit quatre heures par semaine pour l’aide aux devoirs, l’explicitation des savoirs appris, le bilan hebdomadaire. Il comprend aussi deux correspondants parents chargés plus spécialement de la liaison avec ceux des parents d’élèves qui hésitent à venir au collège et à rencontrer les professeurs.

Ici les élèves ont la parole, en toute sécurité. Ils peuvent s’exprimer librement sur le vécu de classe, les méthodes, les devoirs et les leçons, les enseignants, les copains. Ils font l’apprentissage de ce qui est le troisième axe fort du projet Clisthène : apprendre de façon vivante et quotidienne ce qu’est la démocratie. On y pratique la mutualisation concrète des savoirs, l’entraide et la coopération entre élèves de niveaux et d’âges différents, le travail en groupe. On y apprend à prendre la parole en public, à argumenter, à critiquer positivement.

Les groupes de tutorat sont donc pour les élèves de véritables structures de référence. Chaque élève sait qu’il appartient à la fois à telle classe et à tel groupe de tutorat. Il y trouve un véritable espace d’apprentissage à la citoyenneté démocratique.

Mais ces groupes ne sont pas les seuls lieux pour cet apprentissage. Toutes les instances de Clisthène, et la classe en premier, sont éducatives en ce sens. Les élèves rencontrent partout et à tout instant l’occasion de participer à la vie matérielle, fonctionnelle et institutionnelle de leur collège, de vivre des expériences réelles de citoyenneté, des rôles d’entraide et de coopération. La liaison avec l’environnement et le tissu social est pratiquée activement. Les élèves rencontrent les personnes âgées de l’institut de retraite voisin, échangent des mises en scène, des repas, apprennent à jouer à la pétanque avec les papys du coin, etc. Cette immersion-insertion du collège dans son environnement social et culturel permet de plus de donner du sens aux apprentissages scolaires, de savoir pourquoi on doit apprendre et à quoi ça peut servir.

La mixité sociale

Un indicateur de réussite qui ne trompe pas : l’absentéisme est pratiquement négligeable à Clisthène. Les élèves y sont encadrés en permanence par l’équipe tout entière pendant tout le temps de leur présence au collège, repas y compris. Ils ne sont jamais affectés par l’absence inopinée d’un professeur dont le temps est aussitôt employé par un autre. Les parents sont très étonnés et ravis de ce que leurs enfants sont maintenant impatients le matin d’aller au collège parce qu’ils y sont accueillis, responsabilisés et actifs. C’est déjà là, on le comprendra aisément, un résultat majeur de l’éducation qu’on y dispense.

Un autre effet social de Clisthène : la mixité sociale.

On le sait, rien ne peut empêcher les parents des quartiers favorisés comme les Chartrons de développer des stratégies individuelles pour éviter à leurs enfants d’être inscrits dans un secteur géographique qui ne leur convient pas. Au moment d’ouvrir à la rentrée dernière, Clisthène a dû solliciter les parents pour qu’ils acceptent d’inscrire leurs enfants dans cette structure expérimentale, on ne pouvait évidemment pas, pour des raisons juridiques et réglementaires, procéder autrement. Et le recrutement a respecté les proportions sociales favorisés /défavorisés.

Cependant on est déjà certain que sans Clisthène certains élèves de 6e n’auraient pas été inscrits au Grand Parc…

Pour la rentrée prochaine, ce problème risque de se reposer avec plus d’acuité encore. Clisthène est l’objet d’une publicité que le bouche à oreille diffuse et nombre de familles vont vouloir sans doute y inscrire leurs enfants. Il conviendra alors de savoir maintenir les proportions convenables pour préserver la mixité sociale de cette population scolaire. Quoi qu’il en soit, Clisthène est loin encore de sa « taille critique » pour bien fonctionner grandeur nature. Il faudrait pour cela qu’il atteigne un effectif de trois cents, trois cents cinquante élèves et renforce évidemment son équipe.

Nous suivrons ici avec une empathie pédagogique certaine, l’aventure de cette si sympathique équipe innovante.

Raoul Pantanella,
Professeur honoraire de lettres

Notes
  1. [Clisthène, du nom d’un des fondateurs de la démocratie athénienne au VIe siècle avant notre ère, est aussi un sigle : collège lycée innovateur (et) socialisant (à) taille humaine (dansl’) éducation nationale (et) expérimental. Bon, tout y est, en jouant des coudes.