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Les deux syndromes

Entre le syndrome du prof de philo et le syndrome du sociologue, notre vie n’est pas facile.

Je découvre un bel exemple du premier syndrome dans un ouvrage récent, Que vive l’école républicaine ! d’un prof de philo, Ch. Coutel. C’est le discours habituel, inlassablement ressassé : tout fout le camp, c’est la faute de Meirieu et de ceux qui ont par pure perversité changé l’école en  » lieu de vie « , les profs en animateurs, et qui ont bradé les savoirs ou même renoncé à les transmettre. On a lu déjà cela vingt fois, souvent mieux formulé et plus finement pensé, sous la plume d’autres profs de philo. Mais la permanence de ce discours a de quoi intriguer.

Je n’ai rien contre les profs de philo. J’en ai eu d’excellents, j’en connais que j’aime bien, et que j’estime. Mais…

Un prof de math ou de français enseigne à différents niveaux ; s’il a la chance de travailler sur les deux cycles, il peut retrouver ses élèves à différents âges ; il sait d’où ils sont partis, il peut mieux juger de leurs progrès et de leurs difficultés.

Le prof de philo (comme le prof d’IUT ou du premier cycle de fac) reçoit le produit fini, l’élève en fin de scolarité. Il lui propose, en gros, le même contenu qu’il y a vingt ans. Et cela se passe beaucoup moins bien qu’il y a vingt ans. Le collègue est effaré parce qu’ont produit (ou plutôt : n’ont pas produit) douze, treize ou quatorze ans de scolarité. La philo devrait être le couronnement des connaissances, et elle ne mord plus sur des élèves qui sont parvenus en terminale sans aptitude à théoriser, et qui sont même, parfois, rétifs devant la réflexion critique. Ledit collègue (bien des ouvrages de philosophes l’avouent ingénument) n’a pas toujours rompu avec le fantasme de la transmission singulière de maître à disciple, sur les bords de l’Illissos ou sous les portiques. Effectivement, en cette fin de siècle, il est loin du compte.

On a sous les yeux deux données incontestables :
– 1. Arrivent en fin d’étude des élèves en sérieuse difficulté.
– 2. Les méthodes et les contenus du primaire et du secondaire ont changé et continuent à changer.

Les meilleurs philosophes pensent, judicieusement, que le second fait est une réponse (une tentative de réponse) au premier : on essaie d’adapter l’école à de nouveaux publics. Les moins bons philosophes, ceux qui font des livres, pensent que le second est la cause du premier : l’école est malade de prendre des remèdes, c’est tout simple.

Cette explication est rassurante : il suffirait de rétablir l’école des années cinquante. Elle est reposante : elle dispense de savoir comment cela se passe pour de bon en primaire, au collège, en seconde (l’ignorance de nos déplorateurs est compacte et résolue). Elle flatte la nostalgie du temps des blouses, bleues, roses ou noires et le pessimisme naturel aux gens qui prennent de l’âge. Mais elle est fausse.

J’aimerais autant que cette pensée bloquée n’invoque pas les immortels principes. J’en tiens autant qu’eux pour la République, la une et indivisible, laïque et obligatoire, et même je l’aime, la République. Et je suis scandalisé qu’on essaie de la compromettre dans des jérémiades conservatrices et paresseusement sous-informées.

Je passe plus vite sur l’autre syndrome, très tendance, celui du sociologue. Ces gens-là font profession d’analyser des différences, ils ont donc propension à les absolutiser. Ils travaillent avec des instruments venus du différencialisme anglo-saxon, et ils en reprennent l’idéologie implicite. Ils voient les élèves dans leur quartier, leur famille : ce qu’ils sont typiques, ces ados ! Et leurs parents, donc ! Quelle différence avec le monde de l’école !

Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que l’école propose la chance d’un autre code, d’un autre regard. Tu viens de tel milieu, tu es né de tels parents. Bon. Mais toi, toi, qu’est-ce que tu vas être ? À chacun, l’école offre la chance d’être traité (abstraitement, oui et quelle chance !) comme un individu. Tu échappes à la logique de ta lignée, de ton quartier. À toi, fille ou garçon, de te découvrir et de t’inventer, aidé par l’esprit de libre examen et les règles du raisonnement droit, face aux savoirs, aux richesses des cultures, en compagnie de garçons et de filles d’autres origines. Voici de nouveaux langages et de nouvelles connaissances à toi d’inventer ta vie selon tes pouvoirs et tes désirs.

J’aimerais dire : philosophes, réveillez-vous, ne nous laissez pas seuls avec les sociologues. Nous avons besoin de nouvelles utopies, de nouvelles perspectives. Nous avons besoin que vous critiquiez notre travail et nos projets, mais en connaissance de cause, ça nous changera. Sociologues, on vous aime bien, vous savez des choses qui nous sont utiles. Mais, décrivez mieux et prescrivez moins. Les oracles du politique ont été les romanciers (Malraux, Sartre, Camus) puis les chanteurs (Montand, Balavoine), et maintenant les sociologues. Bof !

C’est pourtant le boulot des philosophes, la question des valeurs et les moyens de la poser librement et rationnellement. Mais qu’ils se réveillent, bon sang !

Philippe Lecarme, professeur honoraire de lettres.