Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !
Écrire sur le livre
Les programmes de français de 2016 voient l’apparition dans un texte institutionnel et prescriptif de l’expression « écrits de travail ». Et cette apparition n’est pas subreptice ou incidente, que ce soit dans la place lui est accordée – neuf occurrences dans le seul programme de cycle 3 – ou dans l’importance des buts qui lui sont assignés, à savoir, entre autres, « formuler des impressions de lecture, émettre des hypothèses, articuler des idées, hiérarchiser, lister » ou aussi « reformuler, produire des conclusions provisoires, des résumés[[BO spécial du 26 novembre 2015]] ».
Pour autant, il est sans doute possible que des élèves inscrivent des signes, recopient des extraits de textes, aillent à la ligne, bref présentent tous les signes extérieurs d’une activité d’écriture … sans que se produisent d’articulation, d’hypothèse, de hiérarchisation. Faire des écrits dits « de travail » des lieux d’élaboration et donc de transformation constitue un objectif ambitieux pour les élèves, un parcours difficile et non linéaire, en particulier pour ceux qui sont les plus éloignés de la culture scolaire. Les recherches sur les inégalités, telles qu’elles sont par exemple menées par l’équipe ESCOL, font apparaitre qu’un des obstacles rencontré par les élèves peu connivents des exigences de la littératie scolaire serait lié à une moindre facilité, renforcée par les manières de faire de l’école, à appréhender le texte de la manière attendue par l’école, en tant qu’objet d’étude, cette appréhension s’incarnant notamment dans l’activité de commentaire qui suppose de pouvoir écrire sur le texte, dans le sens d’« à propos ».
Cet article se propose de tenter de cerner un parcours possible, à travers les écrits d’un élève produits dans le cadre de l’étude de textes littéraires en cours de français. Il s’agit de regarder la manière dont une pratique, l’annotation, et un outil, la liste, peuvent par leurs apports réciproques constituer des formes d’écrits de travail permettant, de manière tâtonnante, de commencer à « formuler des impressions de lecture, émettre des hypothèses, articuler des idées, hiérarchiser, lister ».
Ces réflexions s’inscrivent dans une thèse en cours qui porte sur l’observation d’une expérimentation, menée pendant un à deux ans, d’annotations de textes littéraires par des élèves de 6ème et 5ème, dans des collèges REP et REP +, à Paris et en région parisienne. Dans ce travail que je mène, et qui a un caractère exploratoire du fait de l’objet de l’expérimentation, il s’agit, en situation d’immersion, d’analyser à la fois les modes d’introduction et d’usage dans les classes par les enseignant.e.s de cette pratique d’écrit et les modes d’appropriation par les élèves, dans le cadre des activités courantes de lecture analytique ou cursive propres au cours de français. Pour éclairer les écrits qui sont montrés plus loin, il convient de préciser que toutes les classes observées ont à un moment donné travaillé, selon des modalités choisies à chaque fois par le professeur, sur un même corpus composé de notes authentiques de lecture de genres divers, dont l’annotation apparait comme un exemple possible (à côté du carnet de notes de lecture par exemple) et les élèves ont pu ainsi observer tout un répertoire de techniques et d’outils (dont l’usage du Post-it, que j’intègre comme pratique d’annotation en tant que support intercalaire et mobile, dans une conception élargie, même si je la différencie bien sûr de l’annotation directe sur le texte).
Pourquoi l’annotation ?
L’annotation a été retenue comme objet d’expérimentation à cause de son caractère prégnant dans les pratiques d’écrit des personnes que la raison sociale (enseignante, étudiant, chercheuse, journaliste, moine copiste du Moyen Age, humaniste de la Renaissance…) conduit à avoir un rapport de travail avec les textes qu’elles lisent. Ces personnes travaillent en effet à pouvoir entretenir un rapport de commentaire et d’objectivation avec les textes, en fait à construire tout ce que le programme de cycle 3 fixe comme rôle aux écrits de travail. Elles produisent du discours sur, dans le sens d’« à propos » et il apparait que l’annotation, ce discours sur , à même la matérialité du texte et du support, les aide, dans la phase privée et informelle de leur activité, à soutenir le développement d’un rapport de commentaire au texte lu.
Il s’agit donc d’observer ce qui se produit lorsqu’on introduit cette pratique d’écriture dans des classes. Ce qui est visé, c’est d’essayer d’approcher et de comparer ce que des élèves supposés peu familiers d’un rapport de commentaire au texte font d’une pratique d’écriture, l’annotation, dont le genre conduit traditionnellement à produire un discours de commentaire et qui est marquée par un usage particulier du support matériel, celui de la page qui est à la fois support du texte lu et support de l’écrit produit. Le travail de la thèse cherche à approcher, décrire et caractériser la nature des liens que des élèves, pour la plupart de milieux populaires, tissent matériellement avec les textes lus, ce sur une page qui potentiellement autorise l’écrit et favorise par l’écriture la rencontre avec le texte. L’annotation est extraction, elle sélectionne des segments de texte auxquels elle s’appose, elle est le signe d’un arrêt du lecteur dans sa lecture, de quelque chose du texte qui retient l’attention du lecteur.
Dans cet article, je souhaiterais donner à voir plus précisément une partie des annotations d’un élève, Kelyan[[Le prénom a été changé.]], parmi celles recueillies sur deux années d’observation (en 6ème puis en 5ème, en collège REP+, avec une composition de classe à l’identique et la même enseignante en français). Il s’agit d’annotations réunies ici en corpus pour ce qu’elles peuvent montrer l’évolution possible d’un élève qui, pour le situer, est considéré par ses professeurs comme en difficulté. L’hypothèse est que les annotations de cet élève peuvent donner à voir comment la fonction de la liste et du tableau, dont l’usage est suscité au départ par l’enseignante, se transforme progressivement (mais pas linéairement) pour cet élève et comment l’activité écrite de l’élève se transforme en retour à leur contact.
Kelyan ou la naissance de la liste
Pour rappel, la liste et le tableau sont, selon l’anthropologue Jack Goody[[Jack Goody, La raison graphique, Editions de Minuit, 1979.]], des écrits particulièrement représentatifs de la logique de la raison graphique, de la littératie. Non soumis à l’exigence de continuité propre au textuel, leur organisation graphique est caractérisée par une spatialisation importante de l’écrit sur la page, qui conduit à des modes de lecture non linéaire, et leur élaboration mobilise des opérations mentales de catégorisation. Rendre compte de sa lecture d’un texte par une liste est une activité exigeante, qui contraint à relire, à s’extraire du flux linéaire de l’écoulement du texte pour opérer une reconfiguration. Cette activité aboutit à un résultat visible, la liste, avec son organisation spatiale et ses signes typographiques, mais elle présuppose l’existence d’un principe organisateur qui va permettre la sélection qu’elle opère dans la lecture. La liste est dans la classe de Kelyan un genre d’écrit que la professeure utilise assez régulièrement comme écrit intermédiaire pour organiser au tableau le recueil oral des annotations des élèves de la classe et c’est un genre d’écrit qu’elle incite les élèves à produire pour organiser leur lecture. Les écrits présentés dans cet article illustrent la manière dont l’élève se confronte aux difficultés que lui pose l’écriture d’une liste, genre qu’il n’a au départ pas choisi, et de quelle manière il s’en empare progressivement comme instrument intellectuel pour étayer sa lecture. L’analyse s’appuiera sur des écrits portant sur trois des œuvres étudiées en classe au cours des années de sixième et cinquième. Elle s’attachera à montrer le caractère hétérogène des éléments qui caractérisent une évolution non linéaire, marquée par des processus en train de s’élaborer.
Une heure une vie
Une heure une vie, de Jeanne Benameur est la première œuvre complète sur laquelle les élèves sont invités à pratiquer l’annotation : cela se matérialise dans l’extrait choisi à la fois par du surlignage, un commentaire écrit sur la page même et une ébauche de liste sur un Post-it.
On est au mois de mai de l’année de sixième. Après une lecture de l’ensemble du chapitre et une étude plus détaillée de l’extrait constitué par les quatre derniers paragraphes, l’enseignante a demandé, comme écrit de synthèse de la séance, d’écrire la liste des étapes du chapitre. Ceci se traduit pour Kelyan par la présence d’une sorte de matrice graphique de liste, avec un titre souligné et des tirets, en attente de titres d’étape. Le lien entre l’objet de la consigne, « Les étapes », et le travail demandé, semble rester opaque pour Kelyan et ne lui permet pas d’aller au-delà du titre et de la première étape, qui en l’occurrence n’est pas celle du chapitre mais celle du passage plus particulièrement étudié pendant cette séance. On peut faire l’hypothèse que la notion d’étape, en tant que celle-ci constitue un nœud dans un processus dynamique de transformation et ne se réduit pas à un moment dans une chronologie, est pour l’instant trop complexe à appréhender pour cet élève.
Par ailleurs, en s’appuyant sur ce qui a pu être observé lors de la séance, on peut également avancer que ce qui a polarisé entièrement l’attention de cet élève a peut-être recouvert la consigne professorale. Kelyan a surtout exprimé son ressenti par rapport au fait que le personnage ait regardé une émission qui a déclenché ses larmes la nuit. C’est d’ailleurs le seul élément dont l’écho apparait dans sa liste. Élève qui intervient extrêmement peu, ce jour-là il a dit en cours « Elle aurait pas dû regarder cette émission parce que ça lui a fait du mal ». C’est la phrase qu’il avait commencé à écrire, dans le temps initial de la séance dévolu aux annotations libres, mais, comme on peut le voir, il a effacé le début de la deuxième partie, après « Parce que ». Ne peut-on mettre en relation cette phrase dite et celle effacée avec celle qui est surlignée en vert : « C’est dans mon lit que la tristesse est revenue. Noire. » ? Ce qu’il avait à dire sur le texte se situait alors sans doute plutôt dans ces zones et interstices, entre dit, non-dit et pas encore dit, et la liste des étapes, à ce moment-là, n’est pas parvenue à fonctionner pour lui comme contenant pouvant donner forme tout ensemble à ce qui a requis son attention et à ce qui était requis de lui. Mais la liste a fait son chemin…
Le Royaume de Kensuké
On est au mois de janvier de l’année de cinquième. Dans ce deuxième écrit, l’élève rencontre de nouveau la notion d’étape, mais dans une version plus accessible. La consigne était de relever la liste des lieux traversés par le navire Peggy Sue. Opérer ce relevé ne représentait pas de difficulté majeure dans la mesure où l’ordre de la narration correspond à l’ordre de l’histoire et où il s’agissait « simplement » de prélever des noms de lieux dans leur ordre d’apparition. Mais on peut noter que même pour cette opération « simple », l’élève ne parvient pas à une catégorisation rigoureuse puisqu’il introduit la mention hétérogène, du point de vue des catégories, d’une distance (« deux cent mille »).
On peut par ailleurs noter l’apparition d’une pratique de surlignage par l’élève de ses propres écrits sur le Post-it, pratique qui se confirmera ensuite.
Yvain ou le chevalier au lion
Les derniers écrits présentés portent sur l’épisode éponyme d’Yvain ou le chevalier au lion. On est au mois de mars de l’année de 5ème. Les annotations figurent sur des Post-it, dispositif qui rencontre un grand succès chez la plupart des élèves observés. Dans un premier temps de travail individuel, ils sont invités à lire seuls et à annoter ce chapitre. L’enseignante n’ayant pas donné d’autre consigne, il est intéressant d’observer que Kelyan a, pour ce faire et de lui-même, convoqué les genres « liste » et « tableau ».
Le premier (sur deux Post-it) offre l’exemple d’un écrit travaillé par le genre liste et la notion d’étape, et ce de deux manières, correspondant à deux phases d’écriture. Dans un premier temps, l’élève a recopié (à une exception près) des extraits du texte et a matérialisé leur agencement en liste par des traits horizontaux et séparateurs. Il semble qu’il ait tour à tour cherché à reconstituer la chronologie du combat entre le lion et le serpent, celle de la rencontre entre Yvain et le lion, et à identifier les valeurs associées aux personnages ainsi que les mobiles qui les meuvent. De ce fait, il s’agit d’une liste dont le principe organisateur a tendance à se modifier en cours d’élaboration, sous l’influence des extraits recopiés.
La deuxième phase d’écriture correspond au surlignage par l’élève de ses premiers écrits et à l’ajout du nom d’un des personnages dans certaines cases, comme si l’élève avait relu ses premiers écrits pour y cibler des éléments lui permettant d’identifier « qui fait quoi ? » dans le récit, l’ensemble des noms des personnages fonctionnant alors comme une deuxième liste, qui se superpose à la première et permet de dégager des rôles actantiels. Observé en direct, on peut dire que le surlignage n’a pas pour fonction seulement de sélectionner des éléments pertinents (car une grande quantité est surlignée) mais de soutenir l’attention de la relecture en la matérialisant. Comparé aux précédents écrits, on peut dire qu’affleurent ici des signes d’appropriation, de mobilisation de l’écrit pour structurer sa lecture et sa pensée.
Le deuxième écrit confirme cette hypothèse et marque une nouvelle manifestation du mode d’appropriation de la liste par Kelyan, dans la forme plus contrainte qu’est le tableau. Cet écrit est marqué par le fait qu’à la différence des précédents, il n’y a pas de copie d’extraits, seulement des commentaires et des reformulations de l’élève. Dès lors on peut se demander s‘il n’est pas pertinent d’appréhender les écrits de Kelyan sur l’ensemble du chapitre et de considérer que les premiers ont comme permis les seconds, comme si la copie d’extraits, relus puis catégorisés, avait rendu possible des reformulations avec ses propres mots qui apparaissent dans les seconds, le mot « dette » (que l’élève a orthographié « bête » dans « Le lion a une bête pour Yvain ») ne figurant par exemple pas dans le texte mais relevant de la reformulation de l’élève.
La difficulté propre à la constitution d’un tableau est néanmoins bien présente. Les principes organisateurs que sont les deux personnages, Yvain et le lion, apparaissent en amont de la sélection, en titres de colonne, même si les éléments présents dans chaque colonne témoignent de la difficulté à conduire une sélection selon l’idée initiale, ou plutôt du caractère encore flou de cette idée initiale. Il s’agit sans doute au départ pour l’élève d’identifier les moments qui mettent en lumière le caractère et les actions des deux protagonistes. Mais on peut aussi s’interroger sur son usage du tableau. Il est à souligner que les élèves de la classe qui ont comme Kelyan utilisé le tableau l’ont fait, plus classiquement, dans la page précédente et pour opposer le lion au serpent. Kelyan lui, a choisi de mettre Yvain et le lion dans le même tableau et a de ce fait, des difficultés pour les opposer et pour laisser au trait vertical du centre la possibilité de jouer un rôle de séparateur. De fait, on se rend compte qu’il y a, nécessairement, des éléments qui concernent Yvain dans la colonne « lion » et réciproquement. Le tableau ne parvient pas à organiser les éléments qui le composent et fait plutôt glisser les significations de manière circulaire. On peut alors peut-être penser que cela dit sans doute quelque chose du travail toujours en cours d’élaboration de Kelyan pour s’approprier des formes graphiques qui l’aident à structurer ses lectures.
Mais peut-être aussi qu’à travers cet usage pas très orthodoxe du tableau, Kelyan, pour reprendre les mots de Ricoeur[[Paul Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, 1986.]] « se réfléchit devant le texte ». Plusieurs fois pendant la séance il a dit « Ils sont amis » et il est difficile de ce fait de ne pas entendre son texte de lecteur dans ce qui sonne presque comme une prosopopée, dans la dernière case en bas à gauche : « Le lion a voulu se tuer et Yvain a dit ‶arrête″ », cette parole d’Yvain ne figurant pas dans le texte.
Dans l’entretien que Kelyan a bien voulu m’accorder lorsqu’il est en cinquième et revenant sur son parcours, il dit qu’il a l’impression que sa pratique d’annotation (que lui-même et presque tous les élèves de sa classe nomment plutôt manière de faire des traces) a évolué. Très dépendant dans son discours de la crainte rétrospective d’« avoir faux », crainte qui le faisait écrire peu au début, il dit s’être rendu progressivement compte que lire en devant faire des traces l’a obligé à faire attention à ce qu’il lisait et, de ce fait, à mieux comprendre les textes. Il me semble, avec tous les tons de dégradé et de demi-teintes que requiert la description de processus en cours, qu’on peut dire que l’évolution de ces écrits témoigne de l’évolution qu’il déclare avoir ressentie. Une partie de l’année de sixième et de celle de cinquième aura donc été nécessaire pour qu’apparaissent les avancées, même modestes, dont l’article a essayé de rendre compte, là où, dans d’autres classes observées, avec d’autres contextes sociaux, l’annotation a bien sûr et d’emblée, dès la première séance, servi à « formuler des impressions de lecture, émettre des hypothèses, articuler des idées, hiérarchiser, lister ». Il faudrait un autre article pour expliquer comment l’enseignante de Kelyan a fait travailler ses élèves, en REP+ je le rappelle.
Il n’y a là aucun projet extraordinaire, juste l’ordinaire du travail de la pensée et le pari sur le possible.
Bénédicte Étienne
Professeure de français à l’ESPE d’Arras, université Paris 8, Circeft-Escol